A propos d’Under the Skin de Jonathan Glazer
Le film ressemble à une hybridation de L’Homme qui Venait d’Ailleurs de Nicholas Roeg -un extraterrestre apparait jeté seul la terre - et de Sombre de P. Grandrieux - une suite de meurtres par pulsion quasi métaphysique. A cette différence près cependant que cette fois les meurtres ne sont pas accomplis par un homme mais par une femme, une femme extraterrestre, une sorte d’Eve extraterrestre.
Le film ressemble aussi parfois aux Ailes du Désir de W. Wenders, parce qu’il donne à chaque instant à contempler le problème de l’incarnation. Qu’arrive-t-il a un esprit, à une instance spirituelle quand elle s’incarne ? Par exemple Scarlett Johanson semble dans le film aussi stupéfaite de manger un gâteau que Bruno Ganz était étonné de boire un café dans Les Ailes du Désir.
Même si Under the Skin évoque ainsi magnifiquement le problème d’avoir un corps, le problème de disposer d’un corps (avoir faim, avoir froid, avoir un sexe), ce qu’il évoque avec plus d’intensité encore, ce qu’il montre avec plus d’intensité encore, c’est la peau, c’est le problème d’avoir une peau, c’est le problème de disposer d’une peau, le problème de posséder une peau ou plutôt le problème de tomber en possession d’une peau. Qu’y a-t-il sous la peau ? Un corps ou un esprit, de la viande ou de la pensée ? Et aussi que délimite la peau, de quoi la peau est-elle la limite ? La peau est-elle une limite entre les corps, entre les corps humains ou une limite entre les corps humains et les corps inhumains ? Et plus étrangement encore la peau apparait-elle comme une limite entre les mondes, une limite entre les mondes terrestres et les mondes extraterrestres, une limite entre les espaces cosmiques, une limite entre les différents espaces cosmiques, une limite entre les différents espaces de la matière cosmique, et qui sait même une limite entre la multiplicité des mondes.
Under the Skin n’est pas exactement un film a propos du corps c’est plutôt un film à propos de l’enveloppe charnelle, l’enveloppe charnelle à la fois comme sac, comme sac plastique presque, les enveloppes corporelles des hommes assassinés par exemple qui semblent flotter à l’intérieur d’un miroir de pétrole comme des méduses, comme des méduses d’incompréhension, des méduses de désarroi, des méduses démunies, des méduses d’incompréhension démunie, des méduses de désarroi démuni.
Cette enveloppe corporelle a aussi l’aspect d’une sorte de miroir. Scarlett Johannson observe longuement son corps devant le miroir non pas afin de savoir ce qu’il y a l’intérieur même de son corps plutôt afin de savoir de quoi son corps est le miroir. En effet dans Under the Skin, la peau est toujours déjà un miroir, le corps est toujours déjà un miroir, la matière même apparait toujours déjà comme un miroir, le miroir noir, lugubre, funèbre où Scarlett Johannson assassine et engloutit ses victimes.
Dans Under the Skin, le corps semble même toujours une sorte d’émanation lumineuse de l’œil, une sorte d’émanation lumineuse de l’iris. Dans la première scène de l’apparition du corps de l’extraterrestre, ce corps s’élabore par conjonctions elliptiques de point lumineux comme si la peau du corps était une sorte de pellicule photographique, la pellicule photographique d’une figure spirituelle, la pellicule photographique d’une figure abstraite inhumaine, la pellicule photographique d’une figure mentale inhumaine.
Under the Skin n’est pas un film à propos du corps. Under the Skin est un film à propos de la peau, un film à propos de la peau comme pellicule cinématographique, un film à propos de la peau comme pellicule même du cinéma. Under the Skin est un film à propos de la pellicule astrale du cinéma, de la peau à la fois humaine et inhumaine comme pellicule astrale du cinéma, un film à propos de la pellicule stellaire du cinéma, de la peau à la fois humaine et inhumaine, terrestre et extraterrestre comme pellicule stellaire de cinéma. Under the Skin est un film à propos de la pellicule extraterrestre du cinéma, un film à propos de la peau comme pellicule extraterrestre du cinéma.
En effet dans le film Scarlett Johannson ne s’incarne pas en un corps humain, elle se transforme plutôt en une sorte de pellicule humaine. Et si elle y parvient c’est sans doute parce que sur terre le cinéma existe, parce qu’à la surface de la terre le cinéma existe. En effet depuis que le cinéma a été inventé, chaque corps est désormais recouvert non seulement d’une peau mais aussi d’une sorte de pellicule astrale, d’une sorte pellicule stellaire, d’une sorte de cosmétique astrale inhumaine. Under the Skin serait ainsi un film à propos du cinéma comme peau astrale, du cinéma comme peau stellaire, du cinéma comme peau astrale de l’humanité, comme peau stellaire de l’humanité, comme peau astrale de l’espèce humaine, comme peau stellaire de l’espèce humaine. Under the Skin serait un film à propos du cinéma comme cosmétique astral de l’espèce humaine, comme cosmétique stellaire de l’espace humaine. Ainsi depuis que le cinéma existe, depuis qu’il y a du cinéma à la surface de la terre, c’est comme si chaque corps humain était enveloppé d’une sorte de pellicule astrale, d’une sorte de pellicule invisible, d’une sorte de pellicule astrale invisible.
Under the Skin de Jonathan Glazer serait à la recherche d’un espace de coïncidence entre le schématisme contemplatif de l’imagination et la fluidité mentale du désir. C’est un film sur l’impact stellaire, sur la pellicule stellaire, sur l’impact de la peau stellaire. C’est comme si pour J. Glazer, le cinéma était une lumière extra-terrestre qui se dépose pourtant à la surface de la terre. (Une star de cinéma, à savoir ici Scarlett Johannson, c’est précisément cela.) Ou encore c’est comme si pour J. Glazer l’invention du cinéma correspondait au geste de projeter une peau d’étoiles sur les corps humains. Évidemment cette coïncidence apparait à chaque fois insupportable, les corps humains ne parviennent jamais à accueillir cet impact de peau stellaire du cinéma et ils disparaissent alors très bizarrement à l’intérieur de sortes de limbes anthracite.
Ainsi ce n’est évidemment pas par hasard, c’est par profonde nécessité que le rôle de cette extraterrestre apparait joué par une star hollywoodienne. Ainsi par le dispositif prodigieux du film, Scarlett Johannson apparait à la fois comme une star et une femme parmi d’autres, à la fois comme une star et une femme quelconque. A l’intérieur du film Scarlett Johannson apparait comme le paradoxe ambulant d’une star anonyme, d’une star incognito, d’une étoile incognito, d’un astre incognito. Et c’est sans doute précisément cela qu’a accompli le cinéma à une échelle quasi universelle, une sorte de starification invisible, une sorte de starification invisible de l’espèce humaine, une sorte de starification incognito, de starification incognito de l’espèce humaine.
Paradoxalement aussi l’extraterrestre Scarlett Johannson apparait jeté sur la terre, jeté à la surface de la terre exactement de la même manière que chaque corps humain apparait au monde. Under the Skin serait alors aussi un film à propos du dasein, à propos du dasein heideggérien. Ou plutôt à propos d’un dasein étrange, un dasein comme pellicule astrale, à près du dasein transmuté en pellicule astrale, le dasein comme pellicule astrale abandonné sur terre, c’est le sujet métaphysique du film.
Ce qui relie malgré tout paradoxalement Scarlett Johannson et les corps humains, c’est la forme de l’abandon. Scarlett Johannson apparait abandonnée sur la terre exactement comme les corps humains apparaissent abandonnés au monde.
Il y a ainsi dans Under the Skin un des plus beaux plans de l’histoire du cinéma pour montrer cette forme de l’abandon humain. Jonathan Glazer montre un bébé abandonné seul à la tombée de la nuit sur une plage de cailloux. La nuit tombe. L’océan gronde autour de lui comme une meute de fauves, comme une meute de monstres, comme une meute de monstres hagards. Il apparait ainsi avec évidence que ce bébé humain va bientôt apparaitre dévoré. Il apparait avec évidence que ce bébé humain absolument démuni va bientôt être dévoré par les puissances mêmes du monde, par les puissances mêmes de l’eau et de la terre, par les forces terrifiantes de l’eau et de la terre. Le bébé pleure et nous savons déjà qu’aucune aide humaine ne viendra. Le plan montre cela avec une intensité inouïe. L’extrême dénuement d’exister simplement sur la terre, l’extrême dénuement de l’existence humaine à la surface de la terre. Le bébé humain à l’abandon apparait terrifié à la surface de la terre parce qu’il a l’intuition, l’intuition confuse que la terre a une profondeur abyssale, une profondeur abyssale qui le détruira, une profondeur abyssale qui va bientôt le détruire.
Magnifique plan qui montre ainsi la terreur d’apparaitre au monde, la terreur intégrale d’apparaitre au monde, la terreur absolue d’apparaitre au monde, la terreur intégrale d’apparaitre seul au monde, la terreur intégrale d’apparaitre abandonné seul au monde, d’apparaitre abandonné seul à la surface de la terre, d’apparaitre abandonné seul entre terre et ciel, d’apparaitre abandonné seul entre eau et terre comme entre terre et ciel.
Cette extraordinaire image du bébé abandonné qui hurle de terreur sur la plage c’est l’image de la chair humaine simplement jetée à l’intérieur du monde, celle de la chair humaine jetée à l’abandon à l’intérieur de l’espace du monde, à l’intérieur de l’espace de la matière du monde. C’est l’image de l’extrême solitude d’exister, de l’extrême solitude d’apparaitre à l’intérieur du monde, de l’extrême solitude d’apparaitre comme chair, comme chair à l’abandon à l’intérieur du monde, comme chair de l’abandon absolu à l’intérieur de la démesure du monde, comme chair de l’abandon absolu à l’intérieur de la démesure matérielle du monde. L’image montre la démesure matérielle du monde qui gronde à chaque instant autour de la chair comme une meute d'atomes, comme une meute animale d’atomes, comme un masse d’atomes, comme un masse animale d’atomes, comme une meute de gueules, comme une meute de gueules atomiques, comme une masse de gueules, comme une masse de gueules atomiques. Extraordinaire vision du bébé abandonné qui hurle de terreur sur la plage en attendant d’apparaitre dévoré par le monde, en attendant d’apparaitre dévoré par la démesure du monde, en attendant d’apparaitre dévoré par la démesure de matière du monde.