Le Cynisme de la Sainteté, Notes autour des Cahiers de Cioran
« Le plus clair de mes journées se passe dans une fièvre métaphysique sans pensée. »
« Mes idées s’associent selon un rythme trop précipité et trop arbitraire. Je passe de l’une à l‘autre sans y penser. »
Cioran médite sans concept. Cioran médite sans y penser.
« L’anecdote est à l‘origine de toute expérience capitale. C’est pourquoi elle est autrement captivante que n’importe quelle idée. »
Cioran ne pense pas. Cioran révèle plutôt les anecdotes de son cerveau. Cioran inscrit les anecdotes de son cerveau.
« Mon esprit est ainsi fait qu’il ne peut pas « construire » ni aller au-delà d’une suite d’ébauches. »
Ce que révèlent les Cahiers de Cioran c’est ainsi une forme de méditation oisive, une méditation anecdotique, une méditation qui survient par l’irradiation de l’anecdote, par le courage de l’anecdote, par le courage radieux de l’anecdote.
A l’intérieur des Cahiers Cioran médite sans aucun souci de pose stylistique. Cioran médite de manière à la fois austère et désinvolte. Au lieu d’approfondir sa pensée, il préfère déposer sa pensée à la fois avec calme et tranquillité à la surface du vide.
« Cet état que j’aime entre tous, et qui est celui de savoir qu’on ne pense pas. La pure contemplation du vide. »
A l’intérieur des Cahiers, Cioran n’écrit pas pour approfondir sa pensée, Cioran écrit pour décanter sa pensée c’est-à-dire pour déposer sa pensée en la déchantant, pour déposer le désenchantement même de sa pensée. A l’intérieur des Cahiers, Cioran écrit pour déposer les résidus de sa pensée, les restes mortels de son âme, les déchets mortels de son âme, les déchets radioactifs mortels de son âme à la surface du vide.
« Le philosophe est quelqu’un qui explique indéfiniment sa pensée ; de ce mauvais goût, l‘artiste n’est heureusement pas capable. J’appelle non-philosophe celui qui ne peut pas avoir le mauvais goût d’expliquer sa pensée. » « Je suis un philosophe-hurleur. Mes idées, si idées il y a, aboient ; elles n’expliquent rien, elles éclatent. »
Cioran n’explique pas sa pensée. La phrase de Cioran survient entre le fracas et l‘allusion. La frivolité stylistique de Cioran c’est d’écrire par allusions fracassantes, par allusions outrancières et fracassantes.
« Ce qui reste d’un penseur, c’est son tempérament, c’est à dire ce qu’il fait qu’il s’oublie ; c’est par ses contradictions, par ses caprices, par ses réactions imprévisibles et incompatibles avec les lignes fondamentales de sa philosophie qu’il amuse, qu’il déroute, qu’il intéresse. »
Cioran dissocie la pensée de toute prétention à la pédagogie. Si Cioran est un penseur, c’est sans jamais cependant professer une philosophie.
« J’appartiens au monde d’avant le concept, d’avant les simagrées de la raison. »
Il y a chez Cioran une sorte d’abrutissement, d’exaltation et de désinvolture à la fois anté et anti-philosophique. Cioran préfère présenter des idées, deviner des visions plutôt que philosopher.
L’essai (la fragmentation inachevée de l’essai) apparait pour Cioran comme une forme de distinction, une forme de tact, une forme de distinction forcenée, une forme de tact forcené, une forme de tact exalté.
« J’appartiens au monde d’avant le concept, d’avant les simagrées de la raison. »
Cioran préfère l’exaltation de l’âme aux emmerdements du raisonnement. Cioran préfère l’exaltation de l’âme aux conventions du raisonnement, aux emmerdements conventionnels du raisonnement.
« Dans le fonctionnement de mon esprit, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. C’est même plus grave ; c’est du sabotage. »
Cioran pense comme un saboteur de la philosophie. Cioran médite comme un saboteur de la métaphysique. Cioran sabote la philosophe avec les ricanements de sa monotonie. Cioran sabote la métaphysique avec le ridicule de son extase.
« Tout bien pesé, il est impossible de ne pas perdre la raison. »
Cioran écrit comme un moraliste paradoxal qui plutôt que de désirer avoir raison préfère affirmer le vide de la déraison sans jamais l‘avoir.
« Il vient un moment où nous ne pouvons plus éluder les conséquences de nos théories, où tout ce que nous avons pensé exige d’être vécu, où toutes nos idées comme toutes nos fantaisies se convertissent en expériences. »
Le problème décisif pour Cioran n’est pas de penser quelque chose. Le problème décisif pour Cioran c’est de parvenir à vivre en adéquation avec sa pensée. En cela Cioran apparait plus comme un sage que comme un philosophe.
Penser pour Cioran n’est pas apprendre, apprendre quelque chose par soi-même ou apprendre quelque chose aux autres. Penser pour Cioran c’est plutôt parvenir à soutenir jour après jour et surtout nuit après nuit ce que nous savons déjà, ce que nous savons toujours déjà.
« A quel point les gens peuvent être inferieurs à leur propre expérience ! »
Il y a une intuition intense chez Cioran du décalage entre ce qu’il sait et ce qu’il vit, le décalage entre ce qu’il sent et ce qu’il dit. Cioran a sans cesse le sentiment que ce décalage suscite une sorte d’indétermination. Ce qu’il dit lui semble indigne de ce qu’il sent et ce qu’il vit lui semble indigne de ce qu’il sait.
« Malheur à ceux qui sont indignes de leur âme, qui valent moins que ce qu’ils sont ! »
Cioran a sans cesse le sentiment que son existence n’est jamais à la hauteur de son âme. La déchéance de Cioran est celle d’une âme humiliée par son existence. « Celui qui a l’âme élevée sans être fort sera hypocrite ou abject » notait déjà H. Michaux. C’est précisément cette hypocrisie et cette abjection d’une vie qui ne parvient jamais à se tenir à la hauteur de son âme dont Cioran fait l’expérience.
Développer sa pensée n’a aucune valeur pour Cioran. Cioran préfère répéter sa pensée. Cioran répète sa pensée au jour le jour comme à la nuit la nuit afin de ne jamais oublier sa pensée, afin de maintenir présente sa pensée à chaque instant à l’intérieur de chacun de ses actes.
Cioran ne désespère finalement que de ne pas être assez convaincu par ce qu’il pense pour pouvoir ainsi tenir cette pensée au centre même de chacun des instants de sa vie quotidienne.
« J’en suis arrivé à tirer les conséquences de mes théories… je me suis convaincu moi-même de ce que j’ai écrit. » Cioran n’écrit pas pour expliquer ou pour prouver quoi que ce soit. Cioran n’écrit pas pour convaincre les autres. Cioran écrit d’abord pour se convaincre lui-même, pour se convaincre lui-même de ce qu’il pense.
« Je suis surpris de voir à quel point mes idées m’ont influencé. Il me semble que ce n’est que maintenant que je les comprends vraiment. Elles s’incarnent, elles prennent définitivement possession de moi. Jusqu’à présent elles n’étaient que des obsessions ou des idées justement. Les voilà enfin élevées ou dégradées (comme on veut) en fatalités. »
Cioran est un étrange converti. Cioran est non seulement un converti au doute. Cioran est surtout le converti à ses propres idées, le converti à ses propres idées de doute, le converti au doute de ses propres idées.
Cioran écrit afin de se convertir lui-même. Cioran écrit afin de convertir son existence à son âme, afin de convertir la sensation de son existence au scepticisme de son âme, afin de convertir le scepticisme de son existence à la sensation de son âme et afin de convertir l’existence de son âme au scepticisme de ses sensations.
Cioran sait très bien qu’il ne devrait pas écrire s’il était conséquent avec sa propre pensée. Son écriture est en effet en contradiction avec son scepticisme. Son écriture contredit son scepticisme justement parce qu’elle l’atteste. Cioran sait malgré tout aussi que son écriture apparait nécessaire à son scepticisme, à son désespoir, au scepticisme de son désespoir pour ne pas l’oublier.
Cioran ne croit pas à la valeur de l’écriture elle-même, ce qui serait en contradiction avec son affirmation d’une irréalité universelle. En effet si rien n’a de réalité et de valeur pourquoi écrire ? Pourquoi l’écriture aurait-elle une réalité et une valeur ?
L’écriture pour Cioran a plutôt une fonction quotidienne qu’une valeur philosophique ou esthétique. Et c’est pourquoi le livre de Cioran le plus intense ce sont ses Cahiers. L’écriture de Cioran apparait alors comme un pense-bête. Cioran n’écrit pas afin de révéler la vérité du doute. Cioran écrit pour ne pas oublier qu’il doute. Et c’est précisément cette forme de pense-bête qui fait l’étrangeté de son œuvre.
« Tout ce qui est profond en nous a ses racines dans la physiologie. »
Il y a pour Cioran une certitude de la sensation. Malgré tout, pour Cioran c’est aussi par le corps que l’hésitation, le scepticisme survient. Pour Cioran, le corps apparait à la fois comme ce qui sait avec certitude et comme ce qui hésite. Le corps provoque ainsi une certitude de l’hésitation comme une hésitation de la certitude.
« Mon scepticisme est viscéral avant d‘être intellectuel. Il est le produit de ma plus intime chimie, il est le porte-parole de mes organes. »
Le doute de Cioran est celui d’un malaise organique. Le malaise du doute de Cioran n’est pas d’exister à l’intérieur du monde. C’est plutôt le malaise d’avoir un corps, d’avoir un corps humain, d’avoir un corps humain quasi autonome. Le doute de Cioran c’est le malaise d’avoir un corps humain qui est plus tourné vers lui-même que vers le monde, le malaise d’un corps humain qui se pense sans cesse lui-même, la maladie d’avoir un corps humain autrement dit un corps qui fait résonner sans cesse en lui-même les soucis et les contingences de l’espèce, les soucis contingents de son espèce avant de s’ouvrir au monde.
« Il est incroyable à quel point tout, mais absolument tout, et d’abord les idées, émane chez moi de ma physiologie. Mon corps est la pensée, ou plutôt ma pensée est mon corps. »
« J’aimerais me borner uniquement à la sensation, à un monde d’avant le concept, aux variations infinitésimales d’une impression sentie qu’il me faudra rendre par mille mots étonnants et sans suite ! » « Je suis indigne de mes sensations. »
Cioran n’écrit pas pour affiner ses sensations. Cioran écrit pour parvenir à s’élever jusqu’à ses sensations. Cioran écrit afin de parvenir à s’élever jusqu’à la sensation de son désespoir. Cioran écrit afin de ne pas déshonorer la sensation de son désespoir, afin de ne pas déshonorer la sensation de son désespoir en le changeant en vanité de la pensée, en orgueil de la pensée.
Le scepticisme de Cioran révèle la différence entre la sensation et le savoir. Selon Cioran en effet, l’homme ne sait pas ce qu’il sent et il ne sent pas ce qu’il sait. L’accomplissement du scepticisme de Cioran consiste donc en une double conversion, convertir sa sensation en savoir et convertir son savoir en sensation.
« La conscience à ses débuts est conscience des organes. »
Selon Cioran, la conscience des organes est antérieure à la conscience de soi. Pour Cioran, il y a une conscience du corps antérieure à la réflexivité du sujet. Cette conscience du corps n’est pas conscience d’une unité, elle et au contraire conscience d’une discontinuité, d’une désagrégation, conscience des caprices de désagrégation de l’organisme. Ainsi la lucidité de la maladie ne révèle pas une unité de la pensée, elle révèle au contraire un éparpillement, une désagrégation, une dispersion, une décomposition du corps. « La hantise de l’agrégat, le sentiment de plus en plus vif que je ne suis qu’une rencontre éphémère de quelques éléments. (…) Pour supporter l’idée de la mort, il faut avoir toujours présente à l’esprit cette chose si simple et si difficile à accepter, à savoir que nous sommes constitués d’éléments, soudés ensemble pour un moment, et qui n’attendent que de se séparer. »
Le scepticisme de Cioran n’est pas un scepticisme intellectuel, c’est un scepticisme organique, un scepticisme de la décomposition organique, un scepticisme de la pourriture. Le scepticisme de Cioran est un scepticisme de la septicémie.
Le scepticisme de Cioran a un aspect septique. Le scepticisme de Cioran est aussi un septicisme. Le scepticisme de Cioran ne révèle pas la puissance de la pure pensée, il révèle à l‘inverse la décomposition impure du corps.
Cioran ne doute pas par exercice spirituel, par subterfuge mental, par stratégie mentale. Le scepticisme de Cioran survient plutôt provoqué par sa souffrance physique, par sa douleur physique. Cioran ne doute pas par détachement intellectuel, par ironie de la pure pensée. Cioran doute par engoncement organique, par engourdissement organique. Cioran est sceptique parce qu’il éprouve une douleur physique qui n’a aucune cause visible. Cioran est sceptique parce qu’il éprouve une douleur physique a priori, une douleur physique antérieure même au fait de vivre.
Cioran est sceptique parce que sa douleur physique est sans relation avec la présence du monde, sans relation avec la beauté du monde (que Cioran note malgré tout aussi souvent). Cioran est sceptique parce que son malaise physique reste sans relation avec le monde et qu’il a parfois même l’impression que ce malaise physique subsisterait même au paradis « Le sentiment de malédiction on ne l’éprouve vraiment que lorsqu’on songe qu’on le ressentirait au milieu même du paradis. »
Cioran serait malheureux même au paradis. Voilà alors le dilemme, soit le paradis n’est qu’une illusion et le malheur a un sens, soit le paradis existe et c’est nous qui ne sommes qu’illusion, c’est nous qui n’existons pas. Le scepticisme de Cioran soupçonne le paradis. Le scepticisme de Cioran soupçonne la pourriture du paradis.
Pour Cioran s’il n’y a pas de vérité qui tienne c’est d’abord avant tout parce que le corps lui-même manque de tenue, c’est parce que le corps n’est pas certain à la fois de se tenir à l‘intérieur du monde et de tenir à lui-même, que le corps est à chaque instant susceptible de se disloquer, de s’éparpiller à n’importe quel instant.
« Le sceptique s’évertue donc à mettre de l’ordre non seulement dans ses jugements, ce qui est aisé, mais encore dans ses sensations, ce qui est plus difficile. »
Le scepticisme de Cioran ne révèle pas le désordre des jugements. Le scepticisme de Cioran révèle plutôt le hasard des sensations. Pour Cioran, il n’y a pas d’ordre des sensations, il y a une anarchie indiscutable des sensations. Il n’y a pas d’ordre des sensations parce que le corps se décompose à chaque instant. Le semblant d’ordre de la pensée n’est qu’un masque dissimulant le hasard mortel des sensations.
La lucidité de la maladie (et la maladie de la lucidité) révèle ainsi le corps comme un amalgame de coïncidences, comme un amalgames de coïncidences mortelles, un agrégat de hasard absurdes. « C’est un signe d’éveil que d’avoir l’obsession de l’agrégat, le sentiment de plus en plus vif d’être tout juste le lieu de rencontre de quelques éléments soudés pour un instant. »
« La maladie est la plus grande invention de la Vie. » « La maladie est (…) la propriété essentielle de la vie. »
Pour Cioran, la maladie est antérieure à la santé. Et cela simplement parce que la maladie est la position même de l‘être, l’attitude même de l’être, de l’être humain, de l‘espèce humaine. À l’inverse pour Cioran, la santé n’est qu’une éventualité de l’être humain, un accident. Pour Cioran, la maladie est l’essence de l’être et la santé n’est qu’une contingence. C’est pourquoi pour Cioran, la liberté n’a aucun sens. En effet il n’y a aucun sens à libérer une maladie. Et même lorsque la liberté peut sembler avoir un sens, en tant que liberté de la santé elle n’est cependant rien d’autre qu’une libération d’un accident de l’être, d’une contingence de l’être.
Pour Cioran, la maladie provoque la lucidité. Pour Cioran, ce qui provoque la lucidité n’est pas une décision de l’esprit. Pour Cioran, la lucidité n’est pas délibérée, la lucidité n’est pas libre. Pour Cioran, la lucidité apparait involontaire et souvent même contrainte. Pour Cioran, la lucidité apparait comme le résultat, la conséquence d’une malédiction, d’une malédiction organique.
Pour Cioran ce qui provoque la lucidité c’est l’absence de repos du corps, c’est la douleur aléatoire (aberrante) des organes.
« Les malades sont d’une cruauté à toute épreuve : ils n’ont pitié de personne. »
La cruauté de Cioran c’est ainsi celle de sa maladie même, La cruauté de Cioran c’est celle de la maladie de la lucidité, de la maladie de l’insomnie, de la maladie de lucidité de l’insomnie.
« Et c’est bien cela le rôle de la maladie, elle nous rappelle à l’ordre, elle ne permet pas l’oubli. »
Pour Cioran, la maladie interdit l’oubli de soi. Pour Cioran, la lucidité de la maladie nous rappelle à l’ordre du néant. (Pour Cioran, il y a en effet une sorte d’ordre du néant, en cela Cioran est parfois proche de G. Manganelli)
« La liberté n’a de sens que pour le bien portant, pour le malade, elle et un mot vide de sens. »
Parce que la lucidité est pour Cioran l’événement même de la maladie, la lucidité ne révèle aucune liberté. La lucidité de Cioran survient comme une lucidité sans liberté et cependant c’est aussi une lucidité sans destin. « Quand on se connait, on ne court plus aucun risque, on se refuse à avoir un destin. »
« On est comme un fou qui, guéri, n’arriverait pas un seul instant à oublier sa folie, et, de ce fait, sa guérison ne lui servirait à rien, puisqu’il ne pourrait pas en jouir. »
De même Cioran est guéri de la maladie de Dieu, de la maladie de croire en Dieu. Malgré tout il pense sans cesse à cette maladie, ainsi il ne jouit jamais de la santé de scepticisme. Cioran ne peut connaitre qu’une sorte de scepticisme qui soit aussi une maladie. Le scepticisme de Cioran ne fait que substituer une maladie à une autre. Le scepticisme de Cioran substitue à la maladie de la folie la maladie de la lucidité.
« Le vide seul n’est pas malade, mais pour y avoir accès, il faut l’être. Car personne de sain ne saurait y atteindre. La santé attend la maladie. La maladie seule peut conduire à la négation salutaire d’elle-même. »
Cioran préfère ainsi le salut de la maladie, le vide de salut par la maladie à la santé de la mort, à la santé insignifiante de la mort.
« Alors que l’animal conserve ses sens intacts, l’homme n’est devenu homme qu’en les affaiblissant, qu’en les sacrifiant. »
Cioran considère toujours la pensée comme une défaillance de la sensation, comme une déchéance de l’instinct. Pour Cioran, l’homme ne pense que par impuissance, que par impuissance à sentir, et même que par impuissance à aimer.
Pour Cioran, la pensée n’est jamais l’indice d’un élan, d’un enthousiasme. Pour Cioran, la pensée est toujours la marque infâmante d’une déception, d’un dégoût ou d’un effarement.
« Ce que je sais, ce que je suis, tout vient de mes infirmités. » « Je n’ai pas rencontré un seul homme intéressant qui n’ai pas eu quelque infirmité plus ou moins secrète. »
Cioran révèle aussi la forme féerique du handicap. Cioran révèle qu’il y a un firmament de l’infirmité, quelque chose comme un infirmament.
« Ce sont mes infirmités, mes fatigues, mon intérêt forcé pour les questions de physiologie, qui m’ont amené à me méfier de la métaphysique. »
La malédiction de Cioran c’est de ne jamais pouvoir se reposer à l’intérieur de son corps même (malédiction par laquelle Cioran ressemble à Céline). Du fait de ses maladies chroniques incessantes (rhumes, crises de nerfs, insomnies),Cioran est contraint de rester à chaque seconde conscient de l’horreur de vivre quand bien même il souhaiterait l’esquiver par l’insouciance de son corps.
La malédiction de Cioran c’est d’être obligé d’avoir à chaque seconde conscience de son corps, c’est de vivre même une sorte de confusion, d’indifférenciation de son corps et de sa conscience. Pour Cioran, la conscience n’est pas différente du corps, la conscience ne se distingue pas du corps. Pour Cioran bizarrement, la conscience c’est son corps et son corps c’est sa conscience. Et ce corps-conscience pour son malheur ne se repose jamais. Et ce corps conscience n’est qu’inquiétude et douleur.
Du fait de la maladie et de l’insomnie, le corps de Cioran n’apparait jamais comme une forme d’équilibre, le corps de Cioran est sans cesse décalé, décentré en tant que malaise.
« L’insomniaque sait (...) qu’il n’est pas le maitre de ses prémisses. L’insomnie n’est pas une supposition que l‘on fait …et surtout pas un exercice théorique préalable à la résolution pratique. »
La maladie de l’insomnie autrement dit l’incessante absence de repos du corps n’est pas pour Cioran une suspension obligatoire du jugement, une suspension subjective du jugement. La maladie de l’insomnie n‘est pas une prémisse qu’il maitrise, c’est plutôt un a priori organique qui le domine. Ce n’est pas une supposition qu’il fait, c’est une supposition qui le fait et le défait, une supposition qui le fait et qui lui interdit de se fonder, de se poser, une supposition qui donc l’effondre.
Le scepticisme de Cioran est d’être à chaque seconde suspendu à une absence de repos, suspendu à chaque seconde à une sorte d’éveil parasite, non pas à l’éveil volontaire, spontané de la santé mais à l’éveil parasite de la maladie, à l’éveil distrait et parasite de la maladie.
Cioran écrit comme le Socrate de l’insomnie. Cioran n’accouche pas son âme. Cioran accouche son insomnie. Cioran accouche l’inconvénient d’être né de son insomnie. Cioran accouche l’inconvénient de naitre de son insomnie. Cioran accouche l’inconvénient d’être né comme si de rien n’était de son insomnie.
Cioran écrit comme il essaie de subtiliser le secret de ses insomnies.
Cioran essore son cerveau. Cioran essore son cerveau avec la source de cendres de son insomnie.
Cioran incinère les larmes du cœur. Cioran incinère les larmes de son cœur avec son insomnie. Cioran incinère les larmes de son cœur avec l’ennui de son insomnie.
Cioran connait l’imposture de vivre à travers l’insomnie. Cioran connait l’imposture de vivre à travers l’automatisme de l’insomnie.
« L’insomniaque est par nécessité un théoricien du suicide. »
Cioran dissèque la ponctualité du suicide avec les hésitations de l’insomnie.
« Si on veut savoir ce qu’est la vie, ce qu’elle vaut, il importe de se rappeler que la seule chose qui nous réconcilie avec elle est le sommeil. »
Cioran sait que le sommeil est l’unique consolation. Cioran sait que le sommeil nous console à la fois de la vie et de la mort. Cioran sait aussi par conséquent que l’insomniaque c’est l’homme inconsolable.
Cioran incinère la consolation. Cioran incinère la consolation à travers l’insomnie.
Cioran incinère l’insomnie. Cioran incinère le scepticisme de l’insomnie.
Cioran dédicace les condoléances de l’insomnie. Cioran félicite les condoléances de l’insomnie. Cioran fête l’anniversaire des condoléances de l’insomnie.
« Quand il rêve, l’homme ne doute jamais, dit un texte chinois. »
Et à l’inverse lorsqu’il doute, l’homme ne rêve pas. Ainsi paradoxalement l’irréalité que suscite le doute n’est pas l’irréalité du rêve. L’irréalité suscitée par le doute est l’irréalité d’un monde sans rêve. L’irréalité du doute est l’irréalité d’un éveil incessant, d’un éveil incessant qui ignore le rêve autrement dit l’irréalité de l’insomnie, l’irréalité sans rêve de l’insomnie.
« Le monde n’existe que pour celui qui dort : pour celui qui veille et doit affronter le jour, tout tourne au rêve. »
Cioran oscille à chaque instant entre l’existence du sommeil et l’irréalité de la lumière. Et la lucidité de Cioran c’est la forme de cette oscillation, de cette hésitation. La lucidité de Cioran n’est pas de révéler la lumière de l’irréalité. La lucidité de Cioran c’est plutôt de se tenir en équilibre comme un acrobate de l’obsession entre la présence de la nuit et l‘irréalité de la lumière.
« J’ai cinquante ans, et c’est la première fois que je « réalise » que j’ai moi, une ombre, et ce n’est pas moi qui la projette, c’est elle qui me projette. »
Pour Cioran, ce qui se trouve à chaque instant entre la présence de la nuit et l‘irréalité de la lumière c’est l’ombre. La lucidité de Cioran survient comme une lucidité de l’ombre. Bizarrement, c’est l’ombre de Cioran qui devient lucide, ce n’est pas lui.
La lucidité de Cioran n’est pas uniquement de sentir son ombre. La lucidité de Cioran c’est de sentir avec son ombre. La lucidité de Cioran c’est de sentir avec son ombre entre la nuit et la lumière, entre l’existence et l’irréalité, entre l’existence de la nuit et l’irréalité de la lumière.
« Il faut se comporter comme si on n’était pas en vie, à a manière d’une ombre désinvolte. »
Cioran médite afin d’essayer d’incarner la désinvolture de son ombre. Cioran écrit afin d’essayer d’incarner la désinvolture de son ombre à la surface du vide, la surface du vide du temps.
« Tout ce qui respire est unique, le plus grand génie n’est rien à côté de cette merveilleuse unicité. Comment se ferait-il alors que l’envie soit le sentiment le plus profond, le plus ancien qu’éprouve la créature ? »
Cioran est sensible à la banalité de chaque homme. Chaque homme est banal parce qu’il est comme tout un chacun englué dans les mêmes impasses, dans le même reniement de sa mortalité. Et cependant Cioran sait aussi que chaque homme est singulier. Chaque homme est singulier parce qu’il renie la mort à sa manière. Cioran est alors sensible à l’anonymat singulier de l’homme, à la singularité anonyme de l’homme.
« On n’aime pas voir les choses auxquelles on pense, l’image intérieure suffit. C’est ainsi que l’obsédé de la mort s’en tient à l’obsession et négligerait volontiers la mort même. »
La lucidité sceptique de Cioran n’est pas de voir ce qui est, n’est pas de voir en pensée, de voir avec sa pensée. La lucidité sceptique de Cioran ce serait plutôt de penser une image, de penser une image sans la voir, de penser une image vide, de penser une image à vide sans jamais la voir.
« On se fait une idée de soi : cette idée est folie pure puisque personne n’y souscrit ou même ne la comprend ou l’imagine. (…) On vit néanmoins avec elle et on ne se doute même pas qu’elle ne rime à rien sauf par à coups dans les trous, dans les intervalles qui rompent pour un instant la continuité de la dite folie. S’agit-il alors de lucidité ou d’une folie encore plus grande. »
Cioran sait donc que le problème de l’homme c’est que quand il s’extrait parfois de l’incarcération à l’intérieur de son image par la lucidité, il ne rencontre pas le monde, il rencontre le vide. Ainsi la lucidité provoque une autre forme de démence, la démence de rester incarcéré à l’intérieur de la lumière du vide.
« Le doute me plonge dans un état d’ivresse. »
Cioran se saoule avec son doute. Cioran se saoule avec les hésitations de son doute. Cioran se saoule avec la frénésie de son doute, avec les hésitations frénétiques de son doute. Cioran se saoule avec le fanatisme de son doute, avec les hésitations fanatiques de son doute.
« Je suis un sceptique effréné. » « J’ai inventé une forme spéciale de scepticisme : le scepticisme haletant, frénétique, combinaison de fièvre et de raisonnement. »
Cioran écrit comme une frénétique du doute. Cioran écrit comme un fanatique du scepticisme.
« Qui pourrait décapiter ses cris ? »
Cioran décapite ses cris avec son scepticisme.
Cioran étourdit son désespoir avec son scepticisme. Cioran étourdit son désespoir avec l’outrance de son scepticisme. Cioran étourdit sa malédiction avec son scepticisme. Cioran étourdit sa malédiction avec l’outrance de son scepticisme. Cioran étourdit la malédiction de son désespoir avec l’outrance de son scepticisme.
Pour Cioran, le scepticisme a parfois l’aspect d’un satori, l’aspect paradoxal d’un satori. « Mon scepticisme est inséparable du vertige, je n’ai jamais compris qu’on put douter par méthode. »
« Douter des choses n’est rien, mais concevoir des doutes sur soi, voilà ce qui s’appelle souffrir, c’est alors seulement qu’on s’élève par le scepticisme au vertige. »
Le scepticisme de Cioran n’est pas un vulgaire subjectivisme. Cioran doute de son identité avant même de douter du monde. Cioran doute de son existence avant de douter de l’existence du monde. Pour Cioran, ce n’est pas le pouvoir de la pensée qui rend le monde irréel, c’est l’impuissance du corps. Le scepticisme de Cioran n’est pas spirituel, il est organique. Cioran n’affirme pas que le monde est irréel par lui-même. Cioran affirme plutôt que le monde devient irréel selon les variations, les vicissitudes, les modifications, les avatars de son corps.
« Il me faut tous les jours ma ration de doute. Je m’en nourris littéralement. Jamais scepticisme ne fut plus organique. » « L’homme est libre dans la mesure où il ne peut pas agir tout de suite. Seule la défaillance de ses réflexes assure sa liberté ; c’est qu’elle lui accorde le loisir de réfléchir, de peser, de choisir ; elle révèle un intervalle, un vide entre les actes. Ce vide est l’espace est la condition de sa liberté. »
Le scepticisme organique de Cioran provoque une autre forme de liberté qu’une liberté suscitée à travers un choix spirituel. Le scepticisme de Cioran révèle à l’inverse une forme de liberté non-spirituelle, une forme de liberté réflexe. Le scepticisme de Cioran ne produit pas un intervalle de vide entre les actes. Le scepticisme de Cioran insinue plutôt des intervalles d’actes à la surface même du vide. Cioran n’est pas libre par défaillance de ses réflexes. Cioran est libre par l’improvisation tragique de ses réflexes, par l’anarchie de ses réflexes, par l’anarchie d’inachèvement de ses réflexes.
« Le scepticisme est la cage du philosophe, qui y perd ses instincts ; après, il est libre, c’est entendu, plus libre que n’importe qui, mais la liberté ne lui sert plus à rien. Il est libre dans un désert. »
Et qui sait même aussi le scepticisme de Cioran ne libère pas uniquement l’homme à l’intérieur du vide. Le scepticisme de Cioran libère le vide même, le scepticisme libère le vide en dehors de l’homme. Le scepticisme de Cioran libère le vide du temps. Le scepticisme libère de Cioran le vide du temps en dehors de l’homme.
Cioran n’écrit pas comme un homme qui doute dans un désert. Cioran écrit comme un homme qui a la tentation de faire douter le désert même. Cioran écrit comme un homme qui a la tentation de provoquer le doute du désert même.
« Si jamais j’ai quelque mérite, c’est d’avoir donné expression à une forme inusitée de scepticisme ; le scepticisme violent. »
Le scepticisme violent de Cioran c’est la tentation de faire douter le gouffre même, de faire hésiter le précipice même. Pour Cioran l’homme désespéré tombe à l‘intérieur d’un précipice qui doute de lui-même, qui doute lui-même d’être un précipice. Pour Cioran, l’homme désespéré tombe dans un précipice qui ne n’a pas la moindre idée de sa profondeur.
Le scepticisme de Cioran découvre la vérité sans jamais savoir s’il découvre la vérité parce qu’il la cherchait ou parce qu’il ne la cherchait pas.
Le scepticisme découvre la vérité de l’illusion comme l’illusion de la vérité sans jamais savoir s’il les découvre ou si ce sont eux qui a l’inverse le découvrent lui.
« Le scepticisme est la foi des esprits ondoyants. » « Une fille m’avait dit au début de la guerre : « Quand je pense à vous, c’est le mot ondoyant qui me vient le plus souvent à l’esprit. » »
Cioran révèle les ondoiements de la vérité. Cioran révèle les ondoiements de monotonie de la vérité. Le scepticisme de Cioran révèle les hésitations de la vérité, les hésitations de monotonie de la vérité.
Cioran révèle les aspects vicieux de la vérité. Cioran révèle le vice d’attendre la vérité. Cioran révèle le vice d’attendre la vérité comme si de rien n’était.
« Naitre et mourir au même endroit, se faire des illusions et les perdre en marquant de ses pas la même boue. »
L’hésitation sceptique de Cioran c’est la tentation de se faire des illusions et de les perdre à l’intérieur d’un seul et même pas. Le scepticisme de Cioran est une manière d’imprimer et de perdre ses illusions d’un seul et unique geste, celui de l’oscillation. Par la démence de l’oscillation, Cioran se délivre de l‘illusion et suggère que la délivrance est elle-même une illusion.
Le scepticisme de Cioran provoque une tentation d’ascèse. Le scepticisme de Cioran provoque la tentation d’ascèse non de vaincre la douleur ou d‘acquiescer à la douleur, plutôt de parler avec la douleur, de jouer avec la douleur, de s’amuser avec la douleur.
« L’absence de volonté peut être ressentie plus douloureusement qu’un destinée tragique. » La douleur du sceptique c’est alors de subsister à la fois en dehors de la liberté et en dehors du destin. La douleur du sceptique est celle-là même de son apathie.
Si le scepticisme de Cioran est un scepticisme violent c’est aussi parce que c’est un scepticisme sexuel.
Cioran médite dépravé par le scepticisme. Cioran médite dépravé par les caprices du scepticisme. Cioran médite dépravé par les caprices de monotonie du scepticisme.
Le scepticisme de Cioran résulte d’une double obsession, celle de la discontinuité du corps et celle de la discontinuité du temps. Cioran fait l’expérience du corps comme chaos d’organes et du temps comme chaos d’instants. Cioran fait l’expérience du corps comme déséquilibre d’organes contingents et du temps comme enchainements d’instants insaisissables. (En effet pour Cioran, le temps nous enchaine à l’évanescence.)
« Par quoi l’homme remplace-t-il la prière ? (…) C’est une habitude …qui demande des ersatz. »
Le scepticisme de Cioran est un ersatz de la prière. Le scepticisme de Cioran est l‘ersatz capricieux de la prière.
Le scepticisme de Cioran révèle une manière de prier par caprices, de prier par caprices de monotonie. Le scepticisme de Cioran révèle une manière de prier par caprices d’ennui, par caprices d’ennui outrancier.
« Dieu me parait inconcevable ordinairement, mais à certains moments je puis concevoir que je m’adresse à lui, sans que j’y croie réellement. »
Le scepticisme de Cioran est une manière de prier Dieu sans y croire, une manière d‘adresser la parole à Dieu, une manière de se confier à Dieu sans croire à son existence. La prière sceptique de Cioran (le scepticisme orant de Cioran) est une manière d’adresser la parole à une instance spirituelle qui n’est ni un homme ni un Dieu, qui n’est ni moi ni un autre, une manière de faire aussi des confidences au vide, à une forme vide, à une forme mentale vide.
« Le sceptique est l’homme le moins mystérieux qui soit et cependant, à partir d’un certain moment, il n’est plus de ce monde. »
Cioran révèle que le sceptique devient indéchiffrable et étranger au monde par son absence même de mystère, par une absence de mystère sans vulgarité, par une absence de mystère détachée, par l’absence de mystère de son indifférence.
« On peut avoir pitié des hommes, mais les aimer cela est impossible, c’est là, à ce point central et précis, que le christianisme est dans le faux. »
Le scepticisme de Cioran est une sorte de pitié sans amour, de pitié sans amour et sans haine. Le scepticisme de Cioran est la forme de pitié de son indifférence même.
Cioran révèle le scepticisme comme légèreté du sacrilège. Cioran porte une camisole de force de scepticisme. Cioran porte la camisole de force de sainteté distraite du scepticisme.
« On ne saura jamais quelle perte l’homme a subie depuis qu’il ne fait plus usage de la prière. (…) Au fond, nous étions faits pour prier, et pour rien d’autre. » « Tous mes problèmes auraient été résolus si j’avais reçu le don de prier. » « Prière ou cynisme : (…) L’idéal serait de pouvoir les pratiquer à tour de rôle. »
Cioran hésite à chaque instant entre le cynisme et la prière. Cioran oscille entre le cynisme et l’oraison. Cioran écrit comme le cynique de l’oraison. Le scepticisme de Cioran révèle la forme cynique de la prière comme la forme orante du cynisme.
Cioran expie la prière. Cioran expie la tentation de la prière. Cioran expie la tentation cynique de la prière.
« Il n’est pas de prière originale. On doit prier comme tout le monde. C’est là que réside une des grandes difficultés de la foi. »
Cioran a cependant la tentation d’une prière sceptique. Cioran a la tentation d’une prière singulière et capricieuse, la prière du scepticisme.
Cioran révèle que le scepticisme est la forme la plus subtile de la prière. Le scepticisme de Cioran révèle la forme à la fois colérique et nonchalante de la prière.
« J’ai besoin de prières. (…) Tout ce qui n’est pas prière n’est rien. Comment peut-on vivre sans prier, mais qui prier ? »
Cioran a la tentation d’une prière qui essaie de jouer au plus malin avec la foi. Cette prière sceptique, ce caprice sceptique de la prière c’est l’aspect démoniaque de Cioran, c’est l’aspect diabolique de Cioran.
Pour Cioran, le scepticisme est la forme vicieuse de la prière, la forme dévergondée de la prière, la forme déshonorée de la prière.
Le scepticisme de Cioran prie son déshonneur. Le scepticisme de Cioran prie sa déchéance. Le scepticisme de Cioran prie la liberté de son déshonneur. Le scepticisme de Cioran prie la liberté de sa déchéance. Cioran prie le déshonneur de sa liberté avec l’amertume du doute, avec l’amertume effervescente du doute.
« Prier indique un certain degré de désolation ; mais tout cela n’est rien comparé au besoin qu’on prie pour nous. C’est là la désolation même. »
Cioran ne prie pas lui-même. Cioran prie par procuration. Cioran utilise le lecteur pour prier à sa place, pour prier pour lui. Cioran utilise le bonheur du lecteur, la joie du lecteur pour pouvoir prier pour lui ; peut-être parce qu’il pense qu’il est trop triste pour que sa prière parvienne à atteindre Dieu)
S’il y a un désir secret de Cioran, un souhait secret de Cioran, ce serait que le lecteur prie pour lui, que le lecteur prie pour lui qui ne sait pas prier, ce serait que le lecteur prie a sa place. Cioran écrirait alors comme un provocateur de prière. Cioran écrirait afin de susciter la prière de l’autre en sa faveur.
« J’aime cette idée hindoue suivant laquelle on peut confier son salut à quelqu’un d’autre, à un saint de préférence. »
La tentation de Cioran serait ainsi de confier son salut à son lecteur, autrement dit de préférence, à quelqu’un qui n’est pas un saint, à quelqu’un qu’il sait ne pas être un saint.
La tentation de Cioran serait par indifférence même envers le salut de confier son salut à son lecteur, de confier son salut à la fois au courage et à la nonchalance de son lecteur. (Cioran note à ce propos qu’il faut plus de courage pour lire Le Précis de Décomposition que pour l’écrire.)
« La formule de ma vie et de mes contradictions ? Qu’on se représente la prière d’un athée. »
Cioran prie la disparition de l’homme comme doute de Dieu. Cioran prie la disparition de l’homme comme l’ennui de Dieu. Cioran prie la disparition de l’homme comme doute de l’ennui de Dieu. Cioran doute de la disparition de l’homme comme prie en l’ennui de Dieu.
Le scepticisme de Cioran prie le Dieu de l’ennui. Le scepticisme de Cioran prie le Dieu impuissant de l’ennui.
« Jamais incroyant n’a autant que moi songé à l’urgence d’une prière postérieure à Dieu et à la foi elle-même. »
Le scepticisme de Cioran est ainsi une manière de prier après la fin du monde. Le scepticisme de Cioran c’est la prière du dernier homme, la prière du dernier homme à l’intérieur d’un monde détruit.
Chaque mot de Cioran ressemble à une capsule de cyanure, à un comprimé de cyanure, un comprimé de cyanure avec lequel il prie.
Cioran apparait comme l’orant du suicide, comme l’orant du cyanure, comme l’orant du suicide au cyanure.
Cioran révèle le sourire du cyanure. Cioran révèle le sourire de cyanure de l’orant.
Cioran révèle le sourire d’orant du cyanure. Cioran ressasse le sourire d’orant du cyanure. Cioran ratiocine le sourire d’orant du cyanure.
Cioran écrit comme l’orant du cynisme. Cioran écrit comme l’orant de cynisme du cyanure, comme l’orant de cyanure du cynisme.
Cioran sourit le cyanure de la prière. Cioran sourit les larmes de cyanure de la prière. Cioran sourit le scepticisme de cyanure de la prière. Cioran sourit les larmes de scepticisme de la prière, les larmes de scepticisme du cyanure de la prière.
Cioran révèle le sourire de cyanure du cynisme, le sourire de cyanure de la sainteté, le sourire de cyanure du cynisme saint. Cioran ressasse le sourire de cyanure du cynisme, le sourire de cyanure de la sainteté, le sourire de cyanure du cynisme saint. Cioran ratiocine le sourire de cyanure du cynisme, le sourire de cyanure de la sainteté, le sourire de cyanure du cynisme saint.
« L’expérience fondamentale que j’ai faite dans ma vie (...) le sentiment de ne pas appartenir au temps, de lui être extérieur, la sensation qu’il n’est pas mien. »
Cioran a le sentiment d’exister en marge du temps Cioran contemple le temps sans y prendre part. Cioran a l’impression d’exister à la fois en dehors du temps et de l’éternité, autrement dit aussi peut-être entre le temps et l’éternité, entre un temps interdit et une éternité impossible.
« Si je ne sens pas le temps, si j’en suis plus éloigné que personne, je le connais en revanche, je l’observe sans cesse, il occupe le centre de ma conscience. »
Cioran n’écrit pas afin de retrouver le temps, afin de retrouver le temps perdu. Cioran écrit afin de délivrer le vide du temps, afin de délivrer le vide du temps à l’intérieur même de sa pensée, à l’intérieur de sa conscience.
Cioran a à chaque seconde conscience du temps à la fois devant lui et en dehors de lui. Cioran écrit simplement afin que le vide du temps survienne à l’intérieur de son sentiment, à l’intérieur de sa pensée, à l’intérieur du sentiment de sa pensée.
« La sensation la plus extraordinaire de la vie, c’était à Berlin (en 1934 ?), le matin, il était 10 heures moins quelques minutes, j’allais prendre le métro aérien à la station Bellevue, quand soudain j’eus un frisson « surnaturel », la certitude que tout le temps de toujours s’était concentré en moi, culminait en moi, et que c’était moi qui le faisait avancer, que j’étais à la fois le créateur et le porteur du temps. Cette sensation ne dura pas longtemps : un éclair, mais d’une fulgurance et d’une intensité à peine tolérable, bien qu’elle fut liée à une impression de bonheur inouïe. »
Il est remarquable que de cet instant où Cioran a le sentiment de devenir le centre du temps, Cioran ne se souvient ni de l’année, ni du mois, ni du jour, de cet instant il se souvient uniquement de l’heure. Cioran révèle ainsi que le centre du temps n’appartient pas au calendrier, que le centre du temps n’est pas datable.
Cioran essaie d’exister comme centre du temps. Cioran écrit afin d’exister au centre du temps et afin que le temps existe au centre de lui-même.
« Il faudrait dire : Mon temps touche à sa fin. Ce n’est pas moi qui meurt, c’est mon temps qui s’épuise - ce temps qui me fut donné … »
C’est comme si pour Cioran le temps était donné à l’homme et que l’homme n‘était pas cependant apte à le recevoir. Pour Cioran, le temps est donné à l’homme sans que l’homme ait l’audace (le courage) de le prendre. Pour Cioran, le temps est donné à côté de l’homme, le temps est donné à l‘homme comme un cadeau intouchable, comme un cadeau intact que l’homme ne pourra toucher et saisir qu’à l’instant de sa mort.
« Il n’y a pas de relations plus tortueuses, plus subtiles et plus perfides qu’entre celui qui donne et celui qui reçoit, lequel dépend de l’autre, lequel est tenu à la délicatesse et aux égards ! »
C’est pourquoi il est difficile pour Cioran de savoir à propos du don du temps, du don du temps à l’homme si c’est l’homme qui est l’obligé du temps ou le temps l’obligé de l’homme.
« La vie n’est possible que par un escamotage continuel de l’idée de temps, par une bienheureuse impossibilité de l’avoir à l’esprit. On vit dans et par ce qu’on fait non par et dans le cadre de nos actes. Pour moi, il n’y a pas d’événements, il n’y a que le passage, l’écoulement de la durée entre eux, et ce devenir abstrait qui constitue l’intervalle entre nos expériences ; »
Cioran sent le temps comme un flux abstrait, un flux abstrait qui le dissocie à chaque instant de ses actes, un flux abstrait qui immisce un intervalle vide à travers ses actes, qui écartèle ses actes. Cioran sent chacun de ses actes, dissocié, écartelé, supplicié par le temps. Pour Cioran, le temps c’est à la fois ce qui écartèle et encadre l’acte, le temps c’est ce qui écartèle l’acte jusqu’à l’encadrer.
C’est comme si pour Cioran faisait l’expérience de la simultanéité de deux sortes de temps, le temps qui passe et le temps qui s’arrête, le temps qui passe de la vie et le temps qui s’arrête de la mort. C’est comme si pour Cioran l’arrêt de la mort saisissait à chaque seconde le flux de la vie. C’est comme si pour Cioran le temps survenait comme un flux d’arrêts, un flux de fixités, un flux d’innombrables fixités, un flux d’innommables fixités.
« La hantise de l’écoulement du temps : chaque instant qui passait, je savais qu’il passait et que je ne le reverrais jamais. »
Cioran connait le temps. Cioran conçoit le temps. Le temps hante Cioran. Le temps hante Cioran en tant que connaissance.
« Cette vieille terreur : chaque moment devient du passé, sous les yeux ! Il faut un inconcevable degré d’insensibilité pour supporter l’écoulement du temps, lorsque en a pris une conscience aiguë. »
Le temps hante Cioran à distance. Cioran écrit afin de détruire cette hantise d’un temps hors d’atteinte. Cioran écrit afin de toucher le temps, afin de toucher le vide du temps, afin de toucher le vide du temps de l’intérieur.
« Je ne cesse de me demander ce que le temps attend. »
Cioran a ainsi le sentiment que le temps lui-même attend, que le temps lui-même attend son salut, que le temps attend sa délivrance.
« Quand de Maistre dit que le temps est « quelque chose de forcé qui ne demande qu’à finir », il exprime une pensée qui chez moi a une valeur de sentiment et presque d’obsession. »
C’est comme si pour Cioran l’homme et le temps attendent l’un à côté de l’autre et sans aucune relation. L’homme et le temps attendent l’un à côté de l’autre le salut, et qui sait même l’homme et le temps attendent la même et unique forme du salut. C’est comme si pour Cioran l’homme et le temps n’étaient pas aptes à se rencontrer et à se parler et que malgré tout ils pensaient parfois la même chose, ils pensaient parfois à la même délivrance, et que cette délivrance aurait précisément lieu quand l’homme et le temps se rencontreraient, quand l’homme apparaitrait au centre du temps et que le temps apparaitrait au centre de l’homme.
« Tout ce que l’homme fait, du bâillement au martyre, n’a pour but que la fuite devant la vision nette de sa propre déchéance. »
Pour Cioran, l’homme agit afin d’esquiver le seul événement qui soit à savoir le temps. Pour Cioran, l’homme multiplie les agissements pour ne pas sentir la venue du temps. L’homme agit pour ne pas savoir et ne pas sentir l’événement de vide du temps. L’homme agit pour ne pas savoir et ne pas sentir que le temps le vieillit, que le temps petit à petit, instant après instant le change en cadavre, en cadavre à venir. L’homme agit pour ne pas sentir que le temps le change en image de la mort, à l’image à la fois incessante et invisible de la mort.
« Le fait si banal et si effrayant du passé du passé en tant que tel. Où sont les années que j’ai vécues. »
Cioran cherche le où du temps. Cioran cherche l’espace du temps, le lieu où le temps apparait et disparait. Ce qui étonne malgré tout Cioran c’est que le temps disparait sans devenir espace. Cioran est extrêmement sensible à la dissociation du temps envers à la fois la matière et les événements. « Dès mon enfance j’ai perçu la disjonction du temps de tout ce qui n’est pas lui. Dès l’enfance j’ai senti l’existence autonome du temps, son statut séparé de celui de l’être, son règne propre. » Pour Cioran le temps apparait en marge du monde, le temps apparait et disparait en marge du monde.
Cioran sait et sent où le temps apparait, où le temps apparait comme vide en marge du monde. Malgré tout le problème reste de savoir et de sentir où le temps disparait. Pour Cioran, il semble que le temps a un lieu d’apparition et n’a pas de lieu de disparition. Une des hypothèses de Cioran c’est parfois de penser que la mort est le lieu où le temps disparait. Le temps disparait à l’intérieur de la mort.
« On ne peut pas regarder le Temps en face. »
Selon Cioran, seul le temps apparait apte à regarder la mort en face.
« J’ai cinquante-quatre ans. Où sont allées les sensations que j’ai éprouvées durant cet espace de temps ? Les ai-je senties vraiment, puisque toutes sont disparues. Je suis un étranger qui a mon âge. »
Ainsi ce qui provoque pour Cioran le sentiment d’irréalité de l’existence, c’est que les événements que chacun vit ne restent pas tels quels à l’intérieur de son corps. Soit il les oublie intégralement, soit il s’en souvient de façon confuse. Et survient alors une différence inquiétante entre la sensation de son existence et le souvenir qu’il en a.
Pour Cioran, le temps apparaît à la fois comme une fatalité et une irréalité. Pour Cioran, le temps c’est la forme irréelle de la fatalité comme la forme fatale de l’irréalité.
« Chaque moment devient passé, sous nos yeux. »
Cioran a cependant aussi l’intuition que ce devenir passé de chaque instant, l’homme ne le voit pas. Le passage du temps est une sorte d’évidence invisible. Et c’est alors comme l’homme disparaissait sans jamais le sentir. Pour Cioran, l’homme sait que son corps existe cependant il ne sait pas que son corps disparait. L’homme sait que sa vie disparait sans malgré tout sentir cette disparition. Et c’est ce décalage entre le savoir de sa disparition et l’impossibilité d’en avoir la sensation qui provoque le sentiment d’irréalité.
Le sentiment d’irréalité de Cioran c’est l’impression que tout change à chaque instant et que cela finalement ne change rien. Si vivre pour Cioran semble irréel c’est non seulement parce l’homme n’a aucun pouvoir sur les événements mais aussi à l‘inverse parce que les évènements n’ont aucun pouvoir sur l’homme. L’homme et le monde sont en situation d’impuissance réciproque. L’homme ne maitrise ni son bonheur ni son malheur et inversement les bonheurs et les malheurs d’un homme ne modifient en rien son caractère et sa nature qui semblent fixés une fois pour toute quoi qu’il arrive. « Personne ne peut échapper à ce qu’il est, c’est là une loi absolue. »
Pour Cioran, le caractère d’un homme ne se modifie pas. La seule véritable modification c’est l‘âge. L’homme vieillit. L’homme vieillit sans cependant le voir, sans cependant voir qu’il vieillit. C’est comme si l’homme s’attardait sans cesse à des événements qu’il croit importants et qui le distraient alors de l‘unique événement qui modifie son existence à savoir le temps, le passage du temps.
Dans une interview télévisée Cioran indique « Avec l’âge tout s’épuise même le cynisme. Je n’ai pas dépassé le cynisme sur le plan théorique mais je l’ai dépassé sur le plan affectif. Tout s’use. »
Il y aurait ainsi selon Cioran une forme de dépassement, une forme d’extase par l’usure, une forme d’extase par l’usure même du temps. Pour Cioran il y aurait une sorte d’élévation à vide, d’élévation comme si de rien n’était par l’usure même du temps.
Selon Cioran ce qui parvient à dépasser le cynisme de l’homme, le cynisme théorique de l’homme, c’est le cynisme du temps, c’est l’éther cynique du temps, l’éther cynique de l’usure du temps. Cioran essaie de prier le cynisme du temps. Cioran essaie de prier le cynisme de l’usure même du temps.
Il y a une vivacité noire de Cioran. Cioran révèle la vivacité noire du temps. Cioran révèle la vivacité noire du vide du temps.
« L’art du mépris s’il en existe un, ne peut consister qu’en un art de perdre son temps. »
Le scepticisme de Cioran révèle une manière de mépriser le temps, une manière de mépriser le temps avant que le temps nous méprise, une manière de mépriser le temps par le geste même de le perdre. Le scepticisme de Cioran révèle une manière d’anticiper le temps par le mépris d’anticiper la démence du temps par l’ascèse du mépris.
« Chaque instant m’envoie une sommation que j’esquive. »
Le scepticisme de Cioran révèle une manière à la fois d’accueillir et de dédaigner le temps, à la fois d’accueillir et de dédaigner l’exigence du temps, l’exigence métaphysique du temps.
Le scepticisme de Cioran prie la discontinuité du temps. Le scepticisme de Cioran prie la monotonie du temps, la discontinuité de monotonie du temps. Le scepticisme de Cioran prie la discontinuité amorale du temps, la discontinuité de monotonie amorale du temps.
Cioran contemple le vide du temps avec la subtilité de sa colère. Cioran contemple le vide du temps avec le scepticisme de sa colère.
Cioran contemple le vide du temps avec le scepticisme de sa colère. Cioran contemple le vide du temps avec le scepticisme de sa sainteté, avec la colère de sa sainteté, avec le scepticisme de colère de sa sainteté.
« Ce n’est pas la sagesse c’est le temps qui est le remède à tout. »
Pour Cioran, le temps soigne la sagesse. Pour Cioran, le temps soigne les illusions de la sagesse. Pour Cioran, le temps soigne les illusions de vérité de la sagesse.
« On ne crée qu’à partir de la chute. »
Écrire pour Cioran, ce n’est pas révéler le sens de la déchéance, c’est plutôt donner une forme à la chute. Cioran donne une forme à la chute par la tentation de libérer le vide du temps. Pour Cioran, la tentation d’exister c’est précisément cela.
« Si on essayait de se représenter la totalité des instants (...) ceux qui se sont écoulés depuis que le monde est monde ! Aucun cerveau ne pourrait soutenir une telle opération, (…) le fait de concevoir cette opération met l’esprit en danger. »
L’ascèse sceptique de Cioran c’est précisément la tentation de devenir du temps. Le scepticisme de Cioran prie le doute de l’ennui de Dieu afin de devenir le vide du temps. Le scepticisme de Cioran doute en Dieu, doute en l’ennui de Dieu afin de devenir le vide du temps.
« Il y a une tension sans contradiction, c’est cela la vitalité. »
Cioran révèle la tension de l’ennui, la vitalité de l’ennui. Cioran révèle la tension de la déréliction, la vitalité de la déréliction. Chez Cioran, l’ennui est le vice de la vitalité, le vice morbide de la vitalité.
« L’ennui me reprend, cet ennui que je connus dans mon enfance certains dimanches, et puis qui dévasta mon adolescence ; un vide qui évacue l’espace… »
Le scepticisme de Cioran est une façon d’accepter la stupidité de son ennui, une façon de rester fidèle à la stupidité de son ennui, à la puérilité de son ennui, à la stupidité puérile de son ennui.
« Sans l’ennui je n’aurai pas eu d’identité. C’est par lui, et à cause de lui, qu’il me fut donné de me connaitre. Ne l’aurais-je jamais éprouvé, que je m’ignorerais totalement, que je ne saurais pas qui je suis. L’ennui est la rencontre avec soi - par la perception de la nullité de soi-même. »
« L’ennui est la vérité même ; (...) l’ennui n’est complice de rien, ni dupe. Il résulte de la distance qu’on a de toute chose, du vide intrinsèque de toute chose. »
Cioran considère l’ennui comme le plus intense et la plus profond des sentiments. Cioran sait que l’ennui subsiste même à l’intérieur de l’enthousiasme, même à l’intérieur de l’extase, même à l’intérieur de la délivrance. L’enthousiaste s’ennuie malgré son enthousiasme. L’extatique s’ennuie malgré son extase. Et l’homme délivré est délivré de chaque désir mais il n’est pas livré de l’ennui. Et cela simplement parce que l’ennui n’est pas un désir, l’ennui n’est ni un désir ni une illusion.
Cioran révèle que l’ennui est parfois une forme de délivrance, la délivrance de se défaire du désir de salut, la délivrance paradoxale de se défaire du désir de délivrance. Cioran révèle que l’ennui est parfois semblable à la délivrance de devenir indifférent au salut.
Cioran indique que l’ennui est aussi une force. Cioran sait que l’ennui ignore la fatigue, que l’ennui ne se lasse jamais du néant, que l’ennui ne se lasse jamais du devenir-néant de l’homme.
« L’homme qui s’ennuie pourra déplacer des montagnes, il fera mieux que l’homme de foi, mais ce qu’il ne pourra empêcher, c’est de s’ennuyer. »
Ainsi c’est comme si par l’ennui, l’homme devenait une montagne, une montagne d’effondrement, une montagne sans aucun sommet, une montagne de vide, une montagne de déchéance, une montagne de néant, une montagne de néant déchu. L’ennui révèle ainsi la déchéance du néant même.
« L’ennui est l’antipode du mystérieux. Dans l’ennui, plus rien ne nous fascine, même pas le rien de l’ennui. »
« Je me suis toujours énormément ennuyé. Il me souvient de certains après-midi où, à Sibiu, quand j‘étais seul à la maison, je me jetais par terre, sous le coup d’un vide intolérable. »
Le scepticisme de Cioran est la tentation d’atteindre l’extase par l’ennui, la tentation d’atteindre l’extase par l’oscillation entre la colère et l’ennui, entre la violence et l’ennui.
Le scepticisme mystique de Cioran est la tentation d’atteindre l’extase par l’oscillation entre la frénésie et l‘ennui, entre la colère et le renoncement.
« Mon ennui est explosif. »
Cioran écrit comme le derviche tourneur de son ennui.
Le scepticisme de Cioran révèle le doute de l’ennui, le doute outrancier de l’ennui.
Cioran écrit comme l’orant de son hésitation. Cioran écrit comme l’orant de son ennui, comme l’orant de l’hésitation de son ennui. Cioran écrit comme l’orant de son scepticisme, comme l’orant du scepticisme de son ennui.
« Que l’on puisse tomber dans la démence par excès d’ennui, je ne pensais pas autrefois que cela fut possible ; je le pense parfois maintenant. »
Cioran minaude la démence. Cioran a parfois des minauderies de démence. Cioran minaude sa démence avec son ennui. Cioran minaude sa démence avec le doute de son ennui.
« Je me suis ennuyé dans le ventre de ma mère. »
Pour Cioran, l’ennui n’accompagne pas uniquement chaque seconde de la vie. Pour Cioran, l’ennui préexiste à la naissance même. Pour Cioran, l’ennui c’est la substance essentielle de l’existence. Pour Cioran, l’homme existe d’abord par ennui, il nait par ennui et meurt d’ennui.
L’ennui pour Cioran n’est pas ainsi uniquement l’ennui de vivre. L’ennui pour Cioran c’est aussi l’ennui de devoir naitre. L’ennui pour Cioran c’est aussi l’ennui de devoir accepter la stupidité de naitre, l’ignominie de naitre, parce que selon Cioran « Il n’y aucun moyen de démontrer qu’il est préférable d’être que de ne pas être. »
Pour Cioran, l’ennui est une naissance initiatique. Pour Cioran, l’ennui est la naissance initiatique de la mort.
Cioran considère la naissance de la mort. Cioran considère la naissance de la mort par la colère de sa sérénité. Cioran considère la naissance de la mort par son ennui, par la colère de sérénité de son ennui.
« Je m’ennuierais même en Dieu, surtout en Dieu. »
Cioran ne croit pas en Dieu. Cioran ne croit pas en l’ennui. Cioran ne croit pas au Dieu de l’ennui. Cioran doute en l’ennui. Cioran doute en l’ennui de Dieu.
Cioran change le doute en Dieu. Cioran change l’ennui en Dieu. Cioran change le doute de l’ennui en Dieu.
Cioran n’a pas l’impression d’être surveillé à travers Dieu, à travers l’œil de Dieu. Cioran a plutôt l’impression d’être surveillé à travers l’ennui de son doute, à travers le doute de son ennui.
Cioran doute de l’ennui de Dieu dans le ventre de la mort. Cioran doute de l’ennui de Dieu à travers la naissance de la mort. Cioran doute de l’ennui de la mort à travers le Dieu de la naissance.
« Tout ce que je pense, tout ce que j’écris est empreint d’une terrible monotonie. »
Cioran révèle la tentation de la monotonie. Cioran révèle l’ascèse de la monotonie. Cioran révèle la tentation d’ascèse de la monotonie.
Cioran irradie de monotonie. Cioran irradie de monotonie discontinue. Cioran indique la discontinuité de la monotonie. Cioran indique la discontinuité radieuse de la monotonie.
Cioran révèle les formes fantasques de la monotonie. Cioran révèle la sidération de la monotonie, la sidération fantasque de la monotonie.
Cioran révèle les inutilités insolites de la monotonie.
Cioran révèle les incohérences de la monotonie, les incohérences anecdotiques de la monotonie, les incohérences insolites de la monotonie.
Cioran hésite la monotonie. Cioran hésite les caprices de la monotonie. Cioran hésite la déchéance de la monotonie, les caprices de déchéance de la monotonie.
Cioran étudie les cicatrices du renoncement et les caprices de la monotonie. Cioran examine les caprices du renoncement et les cicatrices de la monotonie.
Cioran hésite entre l’outrance et la monotonie. Cioran oscille entre les caprices de l’outrance et l’acrimonie de la monotonie. Cioran oscille entre les caprices de la monotonie et l’outrance de l’acrimonie, entre les caprices de l’acrimonie et l’outrance de la monotonie.
Cioran oscille entre la monotonie et l‘extravagance. Cioran écrit comme un excentrique de la monotonie.
« Si on cesse d’avoir peur de la mort, la vie devient tout coup belle, fascinante, et entièrement inutile. »
Cioran révèle l’inutilité somptueuse de l’existence. Cioran révèle l’inutilité somptueuse de la monotonie d’exister.
Il y a en Cioran une forme de curieuse insouciance, l’insouciance du désespoir même.
« Je ne suis capable que d’une seule forme de courage : le courage de désespérer. »
Cioran révèle le courage du désespoir. Cioran révèle l’hésitation du désespoir, l’hésitation de courage du désespoir.
Cioran révèle la spontanéité du désespoir. Cioran révèle l’excitation du désespoir, la spontanéité excitée du désespoir.
« Quand on a une telle facilité à désespérer, le désespoir n’a plus de valeur ni de sens (et cependant il n’en est pas moins terrible). » « L’unique penseur de haut niveau à avoir rendu irrévocable la compréhension du fait que nul ne peut désespérer selon des méthodes sûres. » P. Sloterdijk
Ce qui inquiète en effet Cioran ce n’est pas l’absence de valeur, l’absence de la valeur de vivre, c’est plutôt l’incertitude des valeurs, l’incertitude de la valeur de vivre. Cioran affirme sans cesse qu’il est désespéré et que cependant il doute de l’être, il doute de son désespoir, autrement dit aussi il désespère de son doute. Cioran révèle ainsi que le plus dément des désespoirs est un désespoir sceptique, un désespoir qui doute de lui-même.
« J’ai le désespoir dans le sang ; il n’est pas chez moi un sentiment ou une attitude, mais une réalité physiologique, je n’ose dire physique. » « Il faut croire que j’ai un fond d’honnêteté, de naïveté en tout cas, les scrupules d’un cynique ce serait plus qu’un titre de livre, ce serait l’enseigne de la carrière. »
Cioran écrit comme un sceptique qui a parfois malgré tout le courage d’apparaitre candide. Cioran écrit comme un sceptique qui a parfois le courage de désespérer de manière naïve. Il y a une naïveté du désespoir chez Cioran. Le désespoir de Cioran apparait naïf parce qu’il n’est pas spirituel, il n’est pas un décret de la pensée. Le désespoir de Cioran n’est pas un désespoir de la pensée c’est un désespoir de la sensation. Le désespoir de Cioran apparait physiologique. Le désespoir de Cioran apparait comme une fantaisie de sa physiologie comme un caprice de son sang.
« Je suis le moins sage de tous les sages, mais sage tout de même… »
Cioran écrit comme un sage excité. Cioran excite la sagesse. Cioran excite la sagesse à l’intérieur du volcan de ses hésitations. Cioran excite sa sagesse à l‘intérieur du volcan de colère de ses hésitations.
« Et s’il y avait moins d’imposture chez le littérateur que chez le sage ? »
Cioran révèle les subterfuges de la sagesse. Cioran révèle les subterfuges d’hésitation de la sagesse. Cioran révèle les subterfuges de monotonie de la sagesse, les subterfuges d’hésitation monotone de la sagesse. Cioran révèle les subterfuges de la sagesse comme les stratégies de la sainteté.
« Dans nos veines coule le sang des singes. Il faut s’habituer à y penser pour ne pas devenir fou. »
Cioran révèle que l’homme n’est que le singe de sa propre sagesse. Cioran révèle les simagrées de la sagesse, les simagrées simiesques de sa sagesse. Pour Cioran, l’homme n’est que le chimpanzé de la métaphysique.
« Sur la cheminée dans la chambre, une statuette de Bouddha et une coupure de journal représentant un chimpanzé. Ce voisinage est-il dû au hasard ? Les débuts de l’homme et la délivrance. »
Cioran sait que l’homme est un hybride de singe et de Dieu. Cioran sait que le Bouddha est aussi un singe, un singe de la sagesse et que le singe est aussi un Bouddha, le Bouddha de l’imbécillité. Cioran sait que l’homme est le singe de sa délivrance, que l’homme mime sa délivrance, que l’homme mime sa délivrance par son abrutissement. Cioran sait que la seule manière qu’a l’homme d’atteindre la délivrance c’est de mimer sa délivrance par son abrutissement, c’est de mimer sa délivrance par son aboulie.
« Un troglodyte et un esthète. »
Il y a un courage troglodyte de Cioran. Il y a une sagesse troglodyte de Cioran.
Cioran tricote de considérations troglodytes. Cioran tricote les considérations troglodytes de la sagesse. Cioran encourage le désespoir. Cioran encourage les considérations troglodytes du désespoir.
« On devrait philosopher comme si la philosophie n’existait pas, comme si on était le premier philosophe, à la manière d’un troglodyte ébloui. »
Cioran écrit comme un philosophe primitif, comme un philosophe préhistorique. Cioran écrit comme un sceptique de Neandertal, comme un épicurien de Cro-Magnon. Cioran écrit comme un Socrate de l’époque tertiaire.
« La terreur ou vivait l’homme des cavernes, il n’est personne qui puisse l’imaginer mieux que moi. »
A l’inverse de Heidegger, Cioran sait que la clairière (la clairière à l’intérieur de la forêt) n’est pas le lieu de la méditation paisible. Cioran sait que la clairière est plutôt le lieu par excellence de la chasse et de la prédation, le lieu de la violence et de la dévoration. Cioran sait que la clairière est à la fois le lieu où l’homme chasse et où l’homme est chassé, le lieu où l’homme est le prédateur qui dévore et la proie qui est dévorée. Cioran sait que la clairière de la forêt n’est pas le lieu où la main s’ouvre, c’est plutôt le lieu où les mâchoires s’exhibent, où les mâchoires s’exhibent avec cruauté, que la clairière n’est donc pas le lieu de la sagesse mais celui du sarcasme.
« Il est permis de penser que l‘époque héroïque du tourment métaphysique se situe bien avant cette médiocrité générale consécutive à l’irruption de l’histoire. »
Cioran considère que l’histoire n’est qu’une distraction à travers laquelle l’homme désire se divertir de son épouvante. Pour Cioran, l’histoire n’est rien d’autre qu’un divertissement funèbre, le divertissement funèbre du désir d’oublier le sentiment de la terreur, le sentiment métaphysique de la terreur d’exister.
Cioran écrit comme un métaphysicien de la préhistoire. Cioran écrit comme un sceptique de la préhistoire, comme un métaphysicien sceptique de la préhistoire.
Cioran ne pense pas que l’histoire de l’humanité a changé la nature humaine. Pour Cioran, nous avons maintenant encore les mêmes problèmes métaphysiques que les hommes de la préhistoire, problèmes métaphysiques et non questions philosophiques. Cioran considère en effet que les hommes de la préhistoire avaient eux aussi des problèmes métaphysiques, ceux de la chair et des os, ceux d’avoir une chair qui disparaitra et des os qui essaieront de rester immortels.
« Plus je pense à la vie comme phénomène distinct de la matière, plus elle m’épouvante : elle ne s’appuie sur rien, elle représente une improvisation, une tentative, une aventure, et elle m’apparait si fragile, si inconsistante, si démunie de réalité que je ne puis réfléchir sur elle et ses conditions sans en ressentir un frisson de terreur. Elle n’est qu’un spectacle, qu’une fantaisie de la matière. »
Pour Cioran, il y a une aberration du vivant, une incongruité de la vie même. Pour Cioran, la vie est une incongruité absurde parce qu’elle est distincte à la fois de l’esprit et la matière. Pour Cioran, la vie est à la fois trop vulgaire par rapport à l’esprit et trop compliquée par rapport à la matière. Pour Cioran, la vie hésite entre la matière et l’esprit. Et pour Cioran la vie est la maladie de cette oscillation infinie, la maladie de cette oscillation infinie entre la matière et l’esprit.
« Dans cet univers où la vie fait tache. »
« Quand on isole la vie de la matière, et qu’on la contemple pour ainsi dire à l’état pur, on en perçoit mieux l’exceptionnelle fragilité : une « construction » en l’air, en porte à faux, sans aucun point d’appui ; sans nulle trace de réalité. »
Cioran révèle l’imposture de vivre. Pour Cioran, ce n’est pas le monde qui est irréel, c’est plutôt la vie, la vie à l’intérieur du monde. Pour Cioran, la vie est une imposture parce qu’elle n’a pas de lieu où se poser, parce qu’elle n’a aucun lieu où se fixer. Pour Cioran, la vie est une imposture parce qu’elle n’est rien d’autre qu’une supposition de l’être, qu’une hypocrisie de l’être.
« La vie n’est vie que par une infidélité à la matière. » « La vie n’est qu’une digression de la matière. »
Pour Cioran, la vie est une double trahison (ou un double sophisme). Pour Cioran, la vie trahit à la fois la matière et l’esprit. Pour Cioran, la vie se détourne à la fois du chemin de la matière et du chemin de l’esprit. Pour Cioran, la vie est une sorte de détournement, de distorsion, de distraction impossible, de distraction impossible de la matière et de l’esprit.
« Renoncer à tout même au rôle de spectateur. »
Cioran révèle que l’attitude de l’homme détaché, de celui qui s’exclut du monde et qui l’observe à distance sans jamais souscrire aux désirs et aux soucis illusoires qui tourmentent l’humanité est elle aussi une illusion, l’illusion de croire justement qu’il est possible de ne pas appartenir à l’humanité, de ne pas y participer. La délivrance selon Cioran est à l’inverse de continuer à agir parmi l’irréalité même de l’humanité sans jamais cependant croire à la vérité de ses actes.
Pour Cioran, vivre est une imposture mais celui qui se retire de la vie et adopte le point de vue d’un pur spectateur de la vie est lui aussi un imposteur. Son imposture est de laisser croire qu’il y a une position de non-participation à la vie. Son imposture est de se masquer à lui-même le fait qu’en réalité la position de spectateur n’est qu’une façon prudente et même lâche de participer à l’imposture de vivre.
Cioran révèle qu’il ne suffit pas de devenir le spectateur indiffèrent de sa vie pour abolir les illusions du désir, et cela simplement parce qu’être spectateur de sa vie est encore un désir, et par conséquent aussi une illusion.
« Tel philosophe grec (Diodore) (…) désignait ses domestiques par des conjonctions : car, mais, etc. » « Vivre, laissons cela, nos domestiques feront cela pour nous. » Villiers de l’Isle Adam
Cioran écrit comme le Villiers de l’Isle Adam des conjonctions de coordination. Cioran soupire avec dédain : vivre laissons cela, les conjonctions de coordination feront cela pour nous.
Cioran fait des confidences à son agonie. L’angoisse de Cioran c’est de combattre chaque jour l’ange de son agonie.
Cioran écrit comme il cite son cadavre. Cioran écrit comme il cite son cadavre à venir. Cioran écrit comme il cite l’avenir de son cadavre.
« Le véritable écrivain sacrifie à son œuvre tout, même l’honneur. »
Cioran écrit comme il cite son déshonneur, comme il cite le cadavre de son déshonneur. Cioran écrit comme il cite le déshonneur de son cadavre.
Cioran écrit comme si de rien n’était, Cioran écrit comme il cite le déshonneur de son cadavre comme si rien n’était.
Cioran autopsie le poison. Le scepticisme de Cioran s’autopsie avec le poison. Le scepticisme de Cioran s’autopsie avec l’ivresse du poison.
Cioran autopsie le poison avec le cadavre. Cioran autopsie le poison de la pensée avec la déception du cadavre.
L’insomnie de Cioran veille sur l’ironie de son cadavre. L’insomnie de Cioran veille sur l’ironie irascible de son cadavre.
« La mort est trop certaine, oublions-la. » Balzac
A l’inverse, c’est parce que pour Cioran la mort reste incertaine qu’il ne parvient pas à l’oublier, que la mort le hante. C’est justement parce que pour Cioran la mort reste incertaine que l’obsession du suicide le hante. C’est du fait même de son sentiment d’incertitude envers la mort que sa relation à la mort est démoniaque. Un des aspects démoniaques de l’attitude de Cioran envers la mort c’est en effet qu’il peut lui pardonner sans pouvoir l’oublier, c’est qu’il peut même avoir pitié de la mort sans être jamais apte à aimer le mourir, l’événement de mourir.
« Au fond nous sommes tous dans la même situation : personne n’a le droit de se croire plus loin de la mort qu’un moribond. »
Pour Cioran, les hommes ne sont égaux que devant la mort. Pour Cioran, les hommes ne sont égaux que devant l’invisibilité insituable de la mort. Cioran est en effet conscient des variations incompréhensibles de la mort. Cioran est conscient des coquetteries de la mort, des idioties de la mort, des coquetteries idiotes de la mort. Pour Cioran, l’homme ne meurt pas obligatoirement lorsqu’il se croit en situation de mourir. Cioran pense que la mort arrive sans jamais se soucier des situations humaines, des pensées humaines, des situations de pensées humaines.
« L’incroyable indiscrétion de la mort. »
Cioran révèle ainsi que si aucun homme ne peut regarder la mort en face c’est d’abord parce que la mort ne se mêle que de ce qui ne la regarde pas.
Cioran ne s’intéresse pas à la mort en tant que notion, à la mort en tant que concept. Cioran ne s’intéresse pas à l’idée de la mort. Cioran médite sans y penser l’instant de la mort, l’instant sans raison de la mort. A chaque fois que Cioran ne pense à rien et qu’il le sait, à chaque fois que Cioran sait qu’il ne pense à rien, Cioran médite l’instant sans raison de sa mort.
Cioran essaie de dire la mort sans la signifier. Cioran essaie de dire la mort sans changer la mort en sens. Pour Cioran, la mort n’est ni le sens de la vie ni son non-sens. Pour Cioran, la mort n’est pas même ce qui nie la vie, n’est pas même ce qui change la vie en néant. Pour Cioran, la mort est ce qui reste de la vie. Pour Cioran, la mort est le néant qui reste de la vie. Pour Cioran, la mort est le reste de néant de la vie.
« Plus j’avance en âge, plus le fait de mourir m’étonne. J’ai toujours cru que le contraire arriverait. Mais plus j’y pense, plus je trouve que la mort est inconcevable, inadmissible et honteusement banale. »
Cioran prophétise la banalité de la mort. Cioran prophétise la banalité de la mort entre la loufoquerie et la consternation. Cioran prophétise l’insignifiance de la mort. Cioran prophétise l’insignifiance de la mort entre la loufoquerie et la consternation Cioran prophétise la consolation immorale de la mort. Cioran prophétise la consolation immorale de la mort entre la loufoquerie et la consternation.
« On ne vit qu’en vue de la mort. C’est elle qui est tout ; la vie n’est rien. Et cependant la mort n’a aucune réalité, j’entends qu’il n’y a pas quelque chose qui soit la mort, indépendamment de la vie. »
Pour Cioran, il n’y a aucune différence entre la vie et la mort. Pour Cioran vivre c’est vivre la mort. Pour Cioran vivre c’est vivre la naissance de la mort, la naissance incessante de la mort. Pour Cioran vivre c’est faire l‘expérience de la naissance incessante de la mort à travers l’ennui.
« Ce qui est merveilleux dans la pensée de la mort c’est que toutes les conclusions qu’on en veut tirer sont également légitimes, c’est la pensée la plus immorale qui puisse exister. » « L’avantage de la mort est de vous mettre objectivement dans la situation d’un cynique absolu. Rien ne compte plus : le plus grand cynique, avec une peine infinie, est à cent coudées au-dessous de n’importe quel cadavre. »
Pour Cioran, il y a un cynisme de la mort. Pour Cioran, la mort est prête à n’importe quoi. Pour Cioran, la mort accepte tout. La mort est prête à accepter n’importe quoi, n’importe que tout. Pour Cioran, la mort n’a aucune rigueur, la mort n’a aucune exigence. Pour Cioran, la mort ne tient pas ses promesses. Pour Cioran, la mort se trahit elle-même à travers sa vulgarité et sa veulerie.
« Si par miracle la peur de la mort disparaissait, la « vie » n’aurait plus aucun moyen de défense, elle serait à la merci de notre premier caprice. Elle perdrait donc toute valeur et peut-être toute signification. »
Pour Cioran, la mort est une sorte de caprice immoral qui donne paradoxalement une forme de rigueur et d’exigence à la vie de l’homme. La mort parce qu’elle monopolise le n’importe quoi interdit le n’importe quoi à l’homme même. La mort parce qu’elle monopolise le n’importe quoi oblige l’homme à avoir un comportement qui n’est pas insignifiant.
Pour Cioran, la vie n’est pas absurde. Pour Cioran, ce qui est absurde c’est plutôt la mort. Pour Cioran la vie est menacée à chaque instant par l’absurdité de la mort.
Ou encore Cioran révèle plutôt que la mort humilie l’absurdité. Cioran révèle que la mort trahit et même humilie à la fois le sens et le non-sens.
Cioran révèle que le non-sens de la mort est le sens de la vie et que le non-sens de la vie est le sens de la mort.
Pour Cioran, la mort révèle l’aspect humoristique du salut.
Le scepticisme de Cioran révèle que la mort déshonore le désespoir, que la mort ridiculise le désespoir, que la mort humilie le désespoir.
Le scepticisme de Cioran révèle que la mort détruit l’imposture de vivre sans être cependant la vérité. Le scepticisme de Cioran révèle que la mort abolit le mensonge de vivre sans être cependant la vérité.
« Devant elle (la mort) tout est imposture, elle-même peut-être n’est que l’imposture suprême. »
Le scepticisme de Cioran révèle que la mort trahit l’imposture même, que la mort abolit l’imposture de vivre sans devenir cependant une vérité, que la mort change l’imposture de vivre en une autre imposture, l’imposture du néant.
« Il est ridicule de mourir. »
Si la mort est ridicule ce n’est pas du point de vue de l’homme et ce n’est pas non plus du point de vue de Dieu. Si la mort est ridicule c’est du point de vue de l’ennui et du point de vue du doute. La mort est ridicule du point de vue de l’ennui qui doute et du doute qui s’ennuie.
« Et puis ces chaises vides ont quelque chose d’exaltant, j’avais l’impression de sentir, de vibrer à la place de tous eux qui n’étaient pas là. »
Cioran écrit afin d‘être ému à la place même de la mort. Cioran écrit afin d’être excité, étonné et ému à la place même de la mort. C’est comme si Cioran avait l’intuition que la mort était souvent surprise de son efficacité, de la constance de son pouvoir, comme si la mort attendait en secret d’être contredite et déjouée.
« Mourir d’exclamation ! »
Cioran sait comment mourir d’exclamation. Cioran sait comment mourir de ridicule. Cioran sait comment mourir par exclamations de ridicule.
Cioran écrit des lettres à la mort. Ce ne sont ni des lettres d’amour, ni des lettres d’insultes. Ce sont plutôt des lettres d’anecdotes, des lettres où Cioran indique à la mort de ses nouvelles, des lettres où Cioran parle à la mort de la pluie et du beau temps.
Cioran sait que la forme la plus haute de la terreur comme la forme la plus haute du salut c’est de mourir à la manière d’un petit enfant. « Je n’oublierai jamais l’émotion que je ressentis, il y a bien longtemps, lorsque je lus dans Barrés, l’anecdote suivante : un enfant (sept-huit ans) était tombé dans un complet mutisme. Il était veillé par son père. Un jour, l’enfant rompit le silence, pour dire seulement ces mots et quels mots : « Père, cela m’ennuie de mourir. » »
Cioran frôle la tombe à chaque pas. Cioran apparait comme le funambule de son tombeau. Cioran marche sur le fil de sa pensée comme le funambule de son tombeau.
« L’insolence des cimetières. »
Cioran s’enamoure des cimetières. Cioran s’enamoure de l’insolence discrète de cimetières. Cioran s’enamoure de la discrétion insolente des cimetières.
Cioran hésite à la cime des cimetières. Cioran hésite entre le suicide et la non-naissance à la cime des cimetières.
Cioran suicide la naissance. Cioran suicide la naissance à la cime des cimetières.
« Je me suis réveillé en sursaut, avec cette question : « où va cet instant, - à la mort, fut ma réponse. Et je me rendormis. »
Cioran se tient à la cime du cimetière des instants. Exister pour Cioran c’est se tenir en équilibre à la cime du cimetière des instants.
Cioran médite à l’entracte du suicide.
« Le suicide est chez moi une idée et non une impulsion. »
Cioran immisce l’idée de suicide à l’intérieur du scepticisme. Cioran immisce l’idée de suicide à l’intérieur de la colère nonchalante du scepticisme, à l’intérieur de la colère dilettante du scepticisme.
Cioran annote le curriculum vitae de son suicide. Cioran réécrit chaque jour le curriculum vitae de son suicide.
Cioran étrangle son suicide avec son cerveau. Cioran étrangle son suicide avec les hésitations de son cerveau.
Cioran avorte des suicides. Cioran avoue des avortements de suicide. Cioran porte les stigmates de ses suicides avortés. Cioran porte les stigmates d’hésitation de ses suicides avortés.
Les hésitations de colère de Cioran prient des avortements de suicide. Les hésitations de colère de Cioran prient les avortements de suicide de l’insomnie.
Cioran console son suicide. Cioran console son suicide avec le sourire de son insomnie. Cioran console son suicide avec la cendre de son sourire. Cioran console son suicide avec le sourire de cendres de son scepticisme. Cioran console son suicide avec le sourire de cendres de son insomnie.
Cioran sème des confettis de suicide. Cioran sème les confettis de suicide de l’ennui. Cioran sème les confettis de suicide de l’insomnie. Cioran sème les confettis de suicide l’ennui insomniaque.
« Cela fait du bien d’écrire sur le suicide ou plutôt de penser qu’on va le faire ; point de sujet plus reposant ! Réfléchir à l’art de se tuer rend presque aussi libre que l’acte même. Qui se tue en pensée (…) n’est plus un esclave. »
Pour Cioran il y a une différence fondamentale entre le crime et le suicide. Celui qui tue l’autre en pensée devient l’esclave de sa conscience. Celui qui se suicide en pensée devient l’aristocrate de son désarroi.
Pour Cioran, le suicide n’est pas un crime, l’idée de suicide n‘est pas une idée de crime. Pour Cioran le suicide (l’idée de suicide) est plutôt l’actualisation d’un instant d’irréalité.
C’est comme si pour Cioran, il n’y avait qui les suicidés qui parvenaient à atteindre le paradis, qui parvenaient à devenir immortels au paradis. C’est comme si pour Cioran, il semblait nécessaire afin d’apparaitre au paradis de dire non, de dire non à l’existence sur terre. C’est comme si pour Cioran, il semblait nécessaire de se tuer pour affirmer que ce que la vie nous propose est insuffisant pour accomplir les désirs de nos pensées et les pulsions de notre chair.
« S’il faut parler à tout prix de « mystère», la naissance en est bien plus considérable que la mort. »
« Depuis que j’écris sur la naissance, je n’ai jamais rencontré tant de difficultés à traiter un sujet. On peut mettre en question la vie, la mort et n’importe quoi, on s’en accommode, c’est normal. Pourquoi ne l’est-il pas du tout d’aborder, d’attaquer la naissance ? Pourquoi ce malaise quand j’en parle, pourquoi cet air de non-conviction, mieux, de trahison ? - C’est qu’il est anti-naturel, anti-soi-même, de s’en prendre à ses commencements, de mettre en cause ses origines. C’est comme si tous les points d’un parcours étaient méprisables, sauf le premier : on dirait qu’il est invulnérable et même sacré ; on peut se défaire sans peine de Dieu, de l’origine, mais non de sa propre naissance, de son origine à soi. C’est pourquoi toutes les fois que je m’attaque ma naissance, j’ai la sensation de perpétrer un crime sans pareil, et de me libérer en même temps de tout et de moi-même : une libération sans précédent, pleine de risques, la plus grande dont soit capable un mortel. »
« L’incrimination du fait de naitre a des racines profondes : et elle aurait lieu, alors même qu’on aurait aucun grief contre l’existence. C’est que le phénomène de naitre envisagé en lui-même est si déroutant pour la raison, si lourd de conséquences et si étrange en dehors de toute autre considération, qu’il est plus facile de l’accepter comme une anomalie que comme une évidence. Je n’en reviens pas d’être né. Du reste qu’un autre aussi soit né ne me plonge pas dans un moindre étonnement. Tous les nés m’affolent. »
Le problème métaphysique essentiel de Cioran, n’est pas celui de la mort. Le problème essentiel de Cioran c’est celui de la naissance. Ce qui trouble et inquiète à chaque instant Cioran c’est l’inconvénient d’être né et plus encore « le crime d’être né » (B. Gracian). Cioran se sent humilié par la naissance. Cioran se sent humilié par l’incroyable de sa naissance, par le crime incroyable de sa naissance.
« Naitre, suprême indiscrétion. »
Pour Cioran, la naissance est une indiscrétion. Pour Cioran, la naissance est une sorte d’indiscrétion envers le vide. Pour Cioran naitre c’est une façon de se mêler à un vide qui ne nous regarde pas.
Pour Cioran, la naissance est l’indiscrétion de désirer expliquer et comprendre le vide, l’indiscrétion de désirer prendre la place du vide à travers l’acte de le comprendre et de le connaitre.
Pour Cioran, la vie est indiscrète. Pour Cioran, la vie ignore l’élégance de savoir sans connaitre, de savoir sans expliquer. Et a l’inverse s’il y a une sagesse de l’existence c’est de savoir le vide sans le connaitre, c’est de savoir le vide sans l’expliquer.
Pour Cioran, naitre est une indiscrétion et cette indiscrétion est un péché. « Le péché le plus grave, le péché sans rachat : le péché d’indiscrétion. » Pour Cioran, naitre est le péché originel de l’homme.
« Personne en Occident n’ose parler comme d’une évidence de l’« abime de la naissance », expression qui revient souvent dans les écrits bouddhiques. Et cependant la naissance est bien un abime, un gouffre. »
« Le bouddhisme, la suprême tentative de mettre un terme à la naissance. C’est cela le nirvana. « Désormais il n’y aura plus de naissance », ainsi parlerait l’ange de l’apocalypse bouddhique. »
« « Débarrassez-moi de ma naissance ! » - ce n’est pas ainsi que s’exclamerait un chrétien. Mais c’est là le cri ancien de toute l’Asie et de la tragédie grecque, à vrai dire, de toute tragédie. »
« Je préfère à la vie et à la mort la non-naissance. La volupté de ne pas naitre. Plus je vis, plus je m’adonne à la volupté de ne pas naitre. »
Ce que désire Cioran ce serait de rester à jamais ce que Samuel Butler nommait un non-né, autrement dit une sorte d’entité nulle antérieure à la naissance même. Ce dont rêve Cioran c’est finalement de n’avoir jamais vécu, de n’avoir jamais existé, de subsister en tant que fantôme, en tant qu’instance fantôme, en tant qu’instance fantomatique posthume, en tant qu’instance spectrale, en tant qu’instance spectrale posthume, en tant qu’instance à la fois non-née et déjà morte.
« Ecrire sur le suicide, c’était relativement facile, parce que c’était commenter un penchant profond et que chacun, ne fut-ce qu’à un degré minime, connait. Mais à quoi rime le refus de la naissance ? On meurt, on peut se tuer mais on ne peut pas annuler un fait sur lequel nul n’a aucun pouvoir. C’est le type du faux problème ; et cependant rarement obsession m’a dominé avec une pareille force. »
C’est pourquoi le suicide auquel rêve Cioran n’est pas le suicide qui suscite la mort. Le suicide auquel rêve Cioran ce serait le suicide qui susciterait la non-naissance. Le suicide auquel rêve Cioran c‘est le suicide par lequel un homme resterait à jamais un non-né. En effet ce que désire Cioran ce n’est pas la mort, c’est la non-naissance. En cela le problème de Cioran est identique à celui d’Artaud. Malgré tout cet inconvénient, ce crime d’être né qui horrifiait Artaud, Cioran parvient à s’en amuser et à en rire. Cioran c’est un Artaud humoriste, c’est un Artaud qui parvient à humoriser la naissance, qui parvient à humouriser le crime de la naissance.
« Je me reproche de n’avoir rien fait pour éviter de naitre. »
Pour Cioran, écrire c’est essayer ainsi de raturer la naissance. Pour Cioran, écrire c’est le geste d’essayer de raturer l’ignominie de la naissance, le ridicule de la naissance, l’ignominie ridicule de la naissance.
Cioran conçoit l’inconvénient d’être né en tant qu’avortement de la délivrance. Cioran conçoit l’inconvénient d’être né en tant qu’avortement du suicide, en tant qu’avortement de délivrance du suicide, en tant que délivrance d’avortement du suicide.
Cioran conçoit l’inconvénient d’être né en tant qu’hybridation de la délivrance et de la déchéance. Pour Cioran, naitre est une sorte de délivrance déchue. Cioran médite la déchéance de la naissance comme une forme humoristique de la délivrance.
« Ma vie est l’hésitation devant la naissance. » Kafka … C’est ce que j’ai toujours ressenti. »
Cioran hésite à l’orée de la naissance. Cioran hésite à l’orée de la mort. Cioran hésite à l’orée de la mort de la naissance, Cioran hésite à l’orée de la naissance de la mort.
Pour Cioran, la naissance est à la fois un crime et un miracle. Pour Cioran, la naissance est le miracle d’un crime comme le crime d’un miracle.
Le scepticisme de Cioran révèle une manière d’autopsier la naissance de la mort. Le scepticisme de Cioran révèle une manière d’autopsier la naissance de la mort sans l’anesthésier, sans jamais l’anesthésier.
La pitié de Cioran tourne autour de la mouche que la pensée de sa naissance refuse de tuer. Cioran est de ceux qui, même si Dieu le lui avait demandé, aurait refusé de tuer ne serait-ce qu’une mouche ou un microbe pour pouvoir naitre.
« Les obsessions sont les démons d’un monde sans foi. »
La méditation de Cioran a un aspect démoniaque, démoniaque sans être cependant diabolique. Le démon qui tente et hante Cioran, c’est le démon de la nullité, d’une nullité qui le distrait du vide, d’une nullité qui le distrait de la révélation du vide, de la délivrance du vide. L’aspect démoniaque de la pensée de Cioran c’est d’éprouver la nullité d’un ennui qui le distrait sans cesse de la délivrance du vide.
« Je ne crois qu’aux explications biologiques ou alors théologiques des phénomènes psychiques, la biochimie d’un côté, Dieu et le diable de l’autre. »
Cioran écrit comme le chimiste de Dieu et le biologiste du diable. Cioran examine les hésitations de sa pensée, les hésitations frénétiques de sa pensée, les hésitations forcenées de sa pensée comme un chimiste de Dieu et un biologiste du diable.
Cioran est une sorte de moraliste théologien. Cioran décèle les ridicules de Dieu. Cioran décèle les mesquineries et les ridicules de Dieu.
Cioran cherche un ennemi à qui parler, un ennemi d’ennui. Cioran cherche un ennemi, un ennemi d’ennui à qui se confier. Cet ennemi, cet ennemi d’ennui c’est Dieu.
L’aspect démoniaque de l’œuvre de Cioran c’est de confondre quasiment Dieu et le diable. Pour Cioran, Dieu est l’unique adversaire, l’unique adversaire et l’unique interlocuteur.
Cioran dialogue avec Dieu. Et à l’inverse de Kafka qui pensait que combattre le diable était une sorte de dialogue avec lui. Cioran pense plutôt que dialoguer avec Dieu est une façon de le combattre.
« J’hésite. »
Cioran hésite entre la colère et le renoncement. Cioran oscille entre curiosité et déception. Cioran oscille entre curiosité et renoncement.
Cioran oscille entre l’austérité et l’outrance. Le scepticisme de Cioran est celui du renoncement outrancier.
Cioran hésite entre l’orgueil et la résignation. Cioran hésite entre l’orgueil de la colère et les caprices de la résignation. Cioran hésite entre les caprices de la colère et l’orgueil de la résignation.
Cioran révèle l’incandescence de la résignation, l’incandescence du renoncement. Cioran révèle les caprices d’incandescence de la résignation, les caprices d’incandescence du renoncement.
Cioran hésite entre l’exaltation et le désabusement.
Cioran oscille entre l’exaltation et la désolation. Cioran oscille entre les caprices de l’exaltation et la monotonie de la désolation. Cioran oscille entre les caprices de la désolation et la monotonie de l’exaltation.
Cioran hésite enfiévré de désarroi. Cioran hésite enfiévré de déception.
Cioran hésite entre l’illumination et la déception, Cioran formule des illuminations déçues. Cioran formule des révélations désabusées, des prophéties effacées et des illuminations déçues.
Cioran oscille entre la frénésie et l’effacement. Cioran s’efface frénétiquement. Cioran s’efface fanatiquement.
Cioran hésite comme un automate de la tentation.
Cioran hésite entre la loufoquerie et la consternation.
Cioran hésite entre le caprice et l’écœurement. Cioran hésite entre l’insolence et l’écœurement.
Cioran hésite entre la routine et la rancune. Cioran hésite entre les caprices de la routine et les radiations de la rancune. Cioran hésite entre les radiations de la routine et les caprices de la rancune.
Cioran hésite entre la rancune et la pitié. Cioran hésite entre les caprices de la rancune et l’obsession de la pitié. Cioran hésite entre l’obsession de la rancune et les caprices de la pitié.
Cioran hésite entre l’excitation et l’amertume. Cioran hésite entre l’alacrité et l’acrimonie.
Cioran oscille entre l’ontologie et l’anecdote. Cioran oscille entre la déception de l’ontologie et les caprices de l’anecdote.
Cioran oscille entre l’âcreté de l’ontologie et les outrances de l’anecdote. Cioran révèle les aspects anecdotiques de l’être. Cioran révèle les aspects essentiels de l’anecdote et les aspects anecdotiques de l’être.
Cioran oscille entre l’anecdote et le miracle. Cioran hésite entre les caprices de l’anecdote et la monotonie du miracle. Cioran hésite entre la monotonie de l’anecdote et les caprices du miracle.
Cioran hésite entre l’escroquerie et la sainteté. Cioran hésite entre les caprices de l’escroquerie et la monotonie de la sainteté.
Cioran hésite entre l’austérité et la désinvolture. Cioran hésite entre les caprices de l’austérité et la monotonie de la désinvolture.
Cioran hésite les caprices de l’incroyable. Cioran hésite la colère de l’incroyable, les caprices de colère de l’incroyable.
Cioran hésite entre le cri du cœur et le sourire du cercueil. Cioran hésite entre le sourire du cœur et le cri du cercueil.
Cioran hésite entre le pot de chambre et une photo de Schopenhauer. Cioran expose son cercueil entre un pot de chambre et une photo de Schopenhauer.
Cioran se précipite à l‘hésitation de sa perte.
Cioran hésite à chaque instant entre le c’est ainsi et le ça n’est pas ça. Cioran hésite entre le c’est ainsi de la fatalité et le ce n’est pas ça du scepticisme.
Cioran hésite de colère.
Cioran est saturé d’hésitations colériques, d’hésitations irascibles. Cioran est saturé de satori hésités, de satori hésités par la colère. Cioran est saturé de satori hystériques, de satoris hésités par l’hystérie.
« Je combats le désespoir par la colère, et la colère par le désespoir. »
Cioran se tient à chaque instant en équilibre entre le désespoir et la colère. Cioran se tient à chaque instant en équilibre entre la lamentation et la colère.
Cioran écrit tenté par l’hésitation de la colère. Cioran écrit tenté par le scepticisme de la colère.
« Il y a en moi un enragé et un sceptique qui ne peuvent se mettre d’accord sur rien, je suis la somme de leurs désaccords. »
Cioran déshonore sa colère avec son doute et son doute avec sa colère. Cioran ridiculise sa colère avec son doute et déshonore son doute avec sa colère.
« Je n’ai triomphé de la colère et surtout de ses suites que par le recours bienfaisant à la quoi bon. »
Cioran révèle la sérénité de la colère. Cioran révèle la sérénité à l’intérieur même de la colère. Cioran révèle les sourires de la sérénité à l’intérieur des hurlements de la colère. Cioran révèle les hurlements de la sérénité à l’intérieur des sourires de la colère.
Cioran écrit comme l’ascète de l’ébullition. Cioran écrit comme l’ascète de l’ébullition et comme l’ermite de la colère. Cioran écrit comme l‘ermite de l’ébullition et comme l’ascète de la colère.
« Je suis religieux comme l’est tout être qui se trouve à l’orée de l’existence, qui ne sera jamais un vrai existant. »
Cioran hésite à l’orée. Cioran hésite à l’orée du temps. Cioran hésite à l’orée de l’existence. Cioran hésite à l’orée du cosmos.
« J’ai une sorte de sentiment cosmique, mais (…) néanmoins je me sens marginal par rapport au cosmos. »
La prière sceptique de Cioran c’est d’hésiter à l’orée du cosmos, c’est d’hésiter à l’orée de temps du cosmos.
Il y a un scepticisme cosmique de Cioran. Le scepticisme cosmique de Cioran n’est ni le sentiment d’appartenir au cosmos, ni le sentiment d’être exclu du cosmos. Le scepticisme cosmique de Cioran c’est le sentiment d’exister en marge du cosmos, comme marge du cosmos. Pour Cioran, l’homme révèle la marge du cosmos. Pour Cioran, l’homme annote le cosmos comme marge, comme marge d’irréalité.
« Je suis un obsédé, je ne suis pas un penseur. Je ne médite que sur mes obsessions. »
« Mon « genre » : pensée obsessionnelle, - style acrobatique. »
Cioran révèle les acrobaties de l’obsession. Cioran révèle les acrobaties de la monotonie, les acrobaties d’obsessions de la monotonie, les acrobaties de monotonie de l’obsession.
« Mon paradoxe est d’être un obsédé dont l’esprit n’arrive pas à se fixer. » « La dispersion - le vice majeur de mon esprit. Je suis un obsédé qui ne peut pas se concentrer.»
Cioran écrit comme un obsédé distrait. Cioran utilise son obsession de la mort comme distraction. Cioran se distrait avec son obsession de la mort. Cioran se distrait de la mort par son obsession même.
Cioran apparait à la fois comme l’acrobate de ses obsessions et l’acrobate de sa distraction. Cioran apparait comme l’acrobate de ses obsessions distraites. Cioran apparait comme le contorsionniste de sa banalité et l’acrobate de ses obsessions distraites.
Cioran oscille entre le caprice et l’obsession. Cioran révèle les caprices de l’obsession.
Cioran oscille entre l’insolence et l’indolence. Cioran oscille entre les caprices de l’insolence et les obsessions de l’indolence, entre les caprices de l’indolence et les obsessions de l’insolence.
Cioran oscille à la fois timoré et tyrannique. Cioran oscille entre indolence timorée et insolence tyrannique. Cioran oscille entre indolence tyrannique et insolence timorée.
Cioran oscille entre caprices timorés et obsessions tyranniques, entre obsessions timorées et caprices tyranniques. Cioran oscille entre caprices timorés de l’indolence et obsessions tyranniques de l’insolence. Cioran oscille entre obsessions timorées de l’indolence et caprices tyrannique de l’insolence.
Cioran hésite entre la bombe et le biberon. Cioran hésite entre les obsessions de la bombe et les caprices du biberon entre les caprices de la bombe et les obsessions du biberon.
Cioran écrit comme un fanatique de la nuance.
Cioran hésite entre le fanatisme et la nuance. Cioran hésite entre les caprices du fanatisme et l’obsession de la nuance (et la nuance de l’obsession).
Cioran nuance les caprices de la frénésie. Cioran nuance les caprices de la fureur. Cioran nuance les caprices de monotonie de la frénésie. Cioran nuance les caprices de monotonie de la fureur.
Cioran nuance des caprices métaphysiques. Cioran nuance les caprices métaphysiques de la monotonie. Cioran nuance les caprices métaphysiques de la fureur.
Cioran révèle les nuances du fanatisme. Cioran incinère les nuances du fanatisme. Cioran incinère le cyanure du fanatisme, les nuances de cyanure du fanatisme.
Cioran incinère les nuances de scepticisme du fanatisme. Cioran incinère les nuances de cyanure du scepticisme. Cioran incinère les nuances de cyanure sceptique du fanatisme.
Cioran nuance l’abime. Cioran hésite les nuances de l’abime. Cioran nuance les hésitations de l’abime. Cioran hésite les nuances de monotonie de l’abime. Cioran nuance les hésitations de monotonie de l’abime.
« Je n’ai ni talent ni style, j’ai un ton cadencé, qui vient, entre autres, de mon état à peu près constant d’anxiété. »
Le rythme de Cioran est celui de l’anxiété. Cioran écrit par rythme d’anxiété, par rythme de monotonie de l’anxiété, par rythme d’anxiété de la monotonie.
« Je ne suis pas fait pour « penser » ; lorsque je m‘y adonne, la suite de mes raisonnements est vite coupée par l’irruption de quelque refrain intérieur, d’un murmure plutôt ; ma « pensée » même est musicienne. »
Il y a un chant d’anxiété qui erre en filigrane parmi les phrases de Cioran. Ce chant d’anxiété à la fois intensifie et ruine les pensées qu’il propose.
Le ton de Cioran est celui de l’exaltation anxieuse. Le ton de Cioran est celui de l’anxiété exaltée. Le ton de Cioran est le ton de l’excitation ennuyée, le ton de l’excitation déçue, le ton de l’excitation désolée.
« La folie : incapacité de différer l’exécution d’une idée. Dans la folie, l’idée se confond avec l’impulsion. »
Il y a une démence stylistique de Cioran, celle d’une incapacité à différer l’exécution d’une phrase, l’excitation d’une formule. La pensée de Cioran se confond ainsi avec l’impulsion de sa formulation. La démence stylistique de Cioran est celle d’une pensée instantanée, d’une pensée irréfléchie, pensée instantanée paradoxalement provoquée par la fantaisie de la monotonie, par la fantaisie effervescente de la monotonie.
Cioran révèle une mélancolie véhémente, une tristesse de mauvais goût, un écœurement irascible. La tonalité de Cioran est celle d’un sourire d’écœurement irascible.
Cioran a un ton d’alacrité ennuyée, un ton d’alacrité sinistre, un ton d’alacrité funèbre.
Le ton de Cioran est celui de la verve laconique. Le ton de Cioran est celui l’exaltation laconique. Le ton de Cioran est celui de l’exaltation laconique de la monotonie, de l’exaltation laconique du désespoir.
Les deux titres de livres préférés de Cioran : Exclamations (de sainte Thérèse) et Rétractations (de saint Augustin). Chacune des formules de Cioran) survient en effet comme une exclamation rétractée, comme une exclamation que la dérision rétracte, comme une exclamation que la crainte du ridicule rétracte.
Le ton de Cioran est celui de la chasteté excitée.
La sexualité de Cioran apparait visible par les blancs entre chaque phrase sans jamais être lisible entre les lignes. « Dans tout ce que j’ai écrit, je n’ai pas rendu à la sexualité l’hommage qu’elle mérite. »
Cioran a le mauvais goût élégant.
Cioran écrit comme le grammairien de ses organes. Cioran écrit comme le grammairien cynique de ses organes.
Cioran écrit comme un ermite dandy.
Cioran reste enfermé à l’intérieur de sa chambre, cependant il y erre comme un vagabond. Cioran évolue comme le nomade de sa mansarde.
Cioran écrit entre le concierge et le gladiateur.
Cioran écrit comme un clochard chanceux, Cioran écrit comme le clochard de la chance. Cioran écrit comme le clochard de ses intuitions.
Cioran écrit comme l’aristocrate de son désarroi.
Cioran écrit comme l‘histrion de son ascèse. Cioran écrit comme l’histrion de sa sagesse.
Cioran écrit comme le cabotin de son désarroi. Cioran écrit comme le cabotin de son anxiété, comme le cabotin de son ennui.
Cioran écrit comme le cabotin de son austérité. Cioran écrit comme l’histrion de son ascèse, comme l’histrion hystérique de son ascèse.
Cioran écrit comme un maudit dilettante. Cioran écrit comme un apathique primesautier.
Cioran écrit comme le courtisan de son anxiété et le prince de sa torpeur.
Cioran écrit comme le soliste de sa rate.
Cioran écrit comme un saint de la distraction.
Cioran médite à coups de dilettantisme. Cioran médite saturé de dilettantisme. Cioran médite saturé de sainteté dilettante.
Cioran écrit comme un sage puéril.
Cioran écrit comme un sage agacé, comme un sage énervé. Cioran écrit comme un saint désinvolte.
Cioran écrit comme le métaphysicien de son inconséquence.
Cioran écrit comme le fanatique de l’à quoi bon.
Cioran écrit comme un virtuose du vitriol.
Cioran écrit de façon à la fois cocasse et neurasthénique, de façon à la fois corrosive et lancinante.
Cioran médite comme un curieux de l’incurable. Cioran n’éprouve de curiosité que pour l’incurable.
Cioran écrit comme un ascète empoisonné et un sage venimeux.
Cioran écrit comme un ascète empoisonné, un sage démoniaque et un illuminé venimeux.
Cioran révèle l’atrocité avec tact. Cioran connait le tact de l’atrocité. Cioran connait en détail le tact de l’atrocité.
Cioran révèle les coquetteries de l’atrocité. Cioran révèle le tact de coquetterie de l’atrocité.
Cioran révèle l’affectation de l’amertume. Cioran révèle la coquetterie de l’amertume. Cioran révèle le tact de l’amertume, l‘élégance de l’amertume, la distinction de l’amertume. Cioran révèle la coquetterie atroce de l’amertume, le tact atroce de l’amertume, la distinction atroce de l’amertume.
Cioran examine les coquetteries de l’amertume. Cioran révèle les coquetteries de l’amertume.
Cioran ratiocine l’atrocité. Cioran ratiocine l’amertume. Cioran ratiocine l’atrocité de l’amertume, l’atrocité monotone de l’amertume.
Cioran écrit comme un contorsionniste de l’acrimonie. Cioran écrit comme un acrobate de l’amertume. Cioran écrit comme un contorsionniste de la déraison.
Cioran écrit comme un exalté laconique.
Cioran oscille entre l’exubérance et le laconisme. Il y a une exubérance laconique de Cioran.
Cioran hésite entre la divagation et le laconisme. Cioran hésite entre Dostoïevski et Diogène.
Cioran médite entre la divagation et le laconisme. Cioran médite l’éclair de son hésitation entre la divagation et le laconisme.
Cioran écrit comme un cynique émotif. Cioran écrit comme un cynique naïf. Cioran écrit comme un cynique enfantin.
Il y a une étrange discrétion de Cioran. Cioran écrit comme un cynique discret. Cioran écrit comme un cynique honnête et discret. Cioran écrit comme un cynique loyal. Cioran écrit comme un étrange cynique loyal.
« Les cyniques furent les saints du paganisme. »
Cioran révèle l’hésitation de la sainteté. Cioran révèle le cynisme de la sainteté. Cioran révèle l’hésitation de cynisme de la sainteté.
Cioran essaie d’atteindre la sainteté avec les hésitations de son cynisme. Cioran essaie d’atteindre la sainteté avec les hésitations de colère de son cynisme.
Cioran essaie d’allier le cynisme et la sérénité.
Cioran hésite entre le cynisme et la sérénité. Cioran hésite entre le cynisme de la mort et la sérénité de la non-naissance, entre la sérénité de la mort et le cynisme de non-naissance.
Il y a une hésitation épileptique de Cioran. Il y a un cynisme épileptique de Cioran. Le scepticisme de Cioran révèle un cynisme de l’épilepsie.
Cioran écrit comme l‘épicier de son épilepsie. Cioran épice son ennui avec son épilepsie. Cioran épice sa nonchalance avec son épilepsie. Cioran épice son désespoir avec son épilepsie. Cioran épice l’indolence de son désespoir avec l’épilepsie de son scepticisme.
Cioran hésite entre le sophisme et la sainteté. Cioran écrit comme un sophiste de la sainteté.
Cioran hésite entre les caprices du sophiste et l’obsession de la sainteté. Cioran hésite entre les obsessions du sophiste et les caprices de la sainteté.
« Tout homme lucide qui supporte la vie jusqu’au bout prouve qu’il dispose d’une forte dose de sainteté dont il ne peut, dont il ne saurait être conscient. »
Cioran ne confond pas le saint et le sage. Cioran sait que le saint ne pense pas. Cioran sait que le saint assume le désarroi d’exister, l’ennui d’exister sans y penser.
Cioran sait que le saint attend le temps. Cioran sait que le saint attend le temps sans y penser. Cioran sait que la différence décisive entre lui et le saint c’est qu’il doit écrire cette attente du temps pour parvenir à l’accomplir et qu’a l’inverse le saint atteint cette attente du temps sans instrument, sans même l’instrument de la pensée. Le saint atteint la délivrance sans instrument parce qu’il est lui-même l’instrument de la délivrance, parce qu’il est lui-même l’outil du vide.
« Un saint n’est jamais désabusé. Et en effet quel sens pourrait bien avoir un saint déçu ? »
Cioran écrit cependant comme un saint déçu, comme un saint dilettante, comme un saint déçu dilettante.
Cioran apparait comme un saint de la dérision. Cioran apparait comme un saint du ridicule. Cioran apparait comme le saint de la dérision de vivre, comme le saint du ridicule de vivre.
« J’ai aspiré à devenir un saint - et ne suis devenu qu’un saltimbanque. »
Cioran, écrit comme un saint et un saltimbanque. Cioran écrit comme un saintltabanque Cioran écrit comme un saltimbanque de la sainteté. Cioran écrit comme un saint de cabaret, comme un ermite exhibitionniste, comme un martyr de cirque.
Cioran hésite entre le moine et le lanceur de couteaux. Cioran hésite entre le moine et le cracheur de feu. Cioran hésite entre le moine et la marionnette, entre l’ascète et le lanceur de couteaux.
Cioran apparait malin comme un saint.
Cioran désire savoir si la sainteté révèle le tact de l’assassin ou si le meurtre révèle le maniérisme du saint.
« L’impossibilité de faire quoi que ce soit, pourquoi ne pas s’en servir comme d’une voie vers la sainteté ? C’est de la ruine de toute vocation ici-bas que nait la passion de l’absolu. » Cioran révèle que le saint c’est l’homme intégralement inapte à vivre. Cioran révèle que le saint c’est l’homme qui ne désire rien faire de sa vie et surtout qui ne sait rien faire de sa vie. Cioran révèle que le saint c’est l’homme qui préfère se délivrer de sa vie plutôt que d’en faire quelque chose, plutôt que la réussir, plutôt que d’en faire une réussite, une réussite de quelque ordre que ce soit.
Cioran sait qu’il n’y a qu’une forme de sainteté c’est de se taire, de se taire quoi qu’il arrive, de se taire face au roi, face au bourreau, face à l‘honnête homme, face au dictateur, face au docteur, face à la caissière, face au scientifique, face au journaliste, face à la femme fatale, et enfin face à l’autre saint.
« Je n’ai eu que deux maitres, le Bouddha et Pyrrhon. »
Cioran apparait sceptique à la manière du Christ et charitable à la manière de Pyrrhon.
« Quand le Bouddha lui-même apparait comme naïf, je sais que j’ai atteint une extrémité dangereuse, et qu’il est temps de reculer. »
Cioran renonce à tout même au Bouddha. Cioran doute de tout y compris du Bouddha.
Cioran écrit comme un Bouddha coincé à l’intérieur d’une camisole de force.
Cioran suce les os du Bouddha. Cioran suce les os du Bouddha comme un sceptique cynique.
Cioran comprime le Bouddha dans une capsule de cyanure.
Cioran jongle avec le Bouddha. Cioran jongle avec la banalité du Bouddha.
Cioran prie afin de ridiculiser le Bouddha.
« Mon admiration pour Talleyrand. Un homme conséquent avec lui-même, qui ne croyait à rien et qui l’a démontré. »
Cioran écrit comme un Talleyrand de la délivrance. Cioran écrit comme un Talleyrand du Bouddha.
« Diogène était aussi détaché de la vie que le Bouddha. (Ou plutôt : Diogène était un Bouddha cabotin, un Bouddha numéro.»
Cioran écrit comme un Bouddha en ébullition. Cioran écrit comme un Bouddha épileptique.
Cioran hésite entre Bouddha et Dostoïevski. Cioran hésite entre la monotonie du Bouddha et les caprices de Dostoïevski. Cioran hésite entre la monotonie de Dostoïevski et les caprices du Bouddha.
Cioran écrit comme un Christ inconséquent, comme un Bouddha futile. Cioran écrit comme un Bouddha crucifié, comme un Bouddha crucifié à la futilité de sa naissance.
« Une forme enviable de gloire, une des plus belles peut-être, attacher son nom à la ruine d’une religion. »
Cioran n’est ni christique, ni bouddhique. Cioran s’acharne plutôt à ruiner le Christ par le Bouddha et à ruiner aussi à l’inverse le Bouddha par le Christ, ruine qui s’accomplit à l’intérieur de son sourire, à l’intérieur du scepticisme de son sourire, du scepticisme d’ennui de son sourire.
Cioran acquiesce à l’idée de péché originel cependant c’est un péché originel sans Dieu, c’est le péché originel de l’orgueil autrement dit le péché originel du diable. Cioran acquiesce à l’idée de l’irréalité des désirs du bouddhisme cependant il excepte la douleur de cette irréalité. « Ce qui est douleur est non-soi ; il est difficile, il est impossible d‘être d’accord avec le bouddhisme sur ce point capital pourtant ; pour nous, la douleur est tout ce qu’il y a de plus soi. » Plus encore Cioran note aussi « La douleur ne condamne pas la vie, la douleur la rachète (pourquoi je ne suis pas bouddhiste). » C’est comme si pour Cioran la douleur (la déchéance de la douleur) était ce qui rachetait l’homme de son orgueil (du péché originel de son orgueil). C’est comme si pour Cioran la déchéance de la douleur était la délivrance même, comme si la déchéance de la douleur délivrait l’homme de son orgueil, de la diabolicité de son orgueil, du désir diabolique de son orgueil.
Cioran fait ainsi à la fois une lecture bouddhiste du péché originel : le désir de connaissance et de pouvoir de l’homme est une illusion dont il doit être délivré, et une lecture christique du bouddhisme : ce qui délivre l’homme de l’illusion ce n’est pas la sagesse, c’est la douleur, c’est la déchéance de la douleur, c’est la déchéance banale de la douleur.
« Je suis (…) un individu douteux suspect et incertain d’une duplicité d’autant plus grave qu’elle est désintéressée. »
La duplicité de Cioran est une duplicité sans arrière-pensée, une duplicité qui n’est pas celle du désir de dissimuler ou de tromper. La duplicité de Cioran est à l’inverse celle d’un désir de savoir et de révéler. La duplicité de Cioran c’est la duplicité de la révélation même.
Le paradoxe de l’œuvre de Cioran c’est d’apparaitre comme une révélation sans vérité. Cioran révèle la délivrance. Cioran ne révèle pas une vérité. Cioran révèle une délivrance sans vérité.
Cioran révèle qu’il n’y a de délivrance que si l’homme se délivre aussi de la vérité, du désir de vérité. Cioran révèle qu’il n’y a de délivrance qu’au détriment de la vérité.
Pour Cioran, la vérité est aussi un masque, le masque de la vanité, le masque de la vanité intellectuelle.
« Que le monde soit irréel c’est vrai et en plus c’est évident. Mais cette évidence n’est pas une réponse, elle n’aide pas à vivre. Depuis quand une idée doit-elle aider à vivre ? »
Cioran révèle que la vérité n’aide pas à vivre et que malgré tout la vérité n’aide pas non plus à mourir. Cioran révèle que la vérité n’aide pas, que comme le reste elle est un obstacle qu’il faut franchir, un fardeau dont il faut se délivrer.
« Je crois que je n’ai pas de vocation spirituelle. (...) Je suis fait pour comprendre, non pour servir de modèle, encore moins me réaliser. »
Cioran ne révèle pas une délivrance qui le délivre lui-même. Cioran ne révèle pas une délivrance qui délivre l’autre. Cioran révèle l’aspect indifférent de la délivrance. Cioran révèle l’aspect d’une délivrance indifférente au moi et à l’autre, une délivrance indifférente qui ne s’adresse ni au moi ni à l’autre.
La délivrance selon Cioran n’est pas l’instant où un homme devient indifférent à tout. La délivrance c’est plutôt l’instant où la délivrance elle-même devient indifférente, où la délivrance devient indifférente à la fois à l’homme et au monde.
« Le grand crime, c’est empêcher quelqu’un d’être seul. »
La délivrance selon Cioran c’est l’instant de la solitude absolue. La délivrance selon Cioran c’est l’instant où un homme parvient à exister seul en dehors de lui-même.
Cioran savoure la futilité de la délivrance. Cioran savoure la dérision de l’absolu.
Cioran excite par les hésitations de sa colère par la futilité de la délivrance. Cioran excite par les hésitations de sa colère par la dérision de l’absolu.
Selon Cioran, l’homme est essentiellement déchu, et s’il se libère ce ne peut être qu’en tant que déchu. Et s’il se libère, il ne libère rien d’autre que sa déchéance, ce qui est parfaitement dérisoire et ridicule.
« Dans le scepticisme, le doute n’est pas un moyen, mais un but, c’est à dire le salut même (...) Le scepticisme ou le salut par le doute. »
Le salut selon Cioran n’est pas de se libérer, pas de se libérer de la liberté, pas même de libérer la liberté de soi-même. Pour Cioran la délivrance c’est de parvenir à révéler le doute à la fois en dehors de soi et en dehors de la liberté.
« Quand on a compris qu’il n y’a pas de réalité intrinsèque, que rien n’est (…) on n’a plus besoin d’être sauvé : on est sauvé, et malheureux à jamais. »
Cioran désire ainsi être sauvé par son malheur même, par son désespoir même, par sa malédiction même, par son ennui même. Cioran désire apparaitre sauvé par l’ennui de son malheur, par l’ennui de son désespoir, par l’ennui de sa malédiction.
« Ce que j’appelle la vérité ne s’accorde jamais avec mon salut. »
Cioran n’apparait sauvé ni par la vérité ni par l’illusion. Cioran apparait plutôt sauvé par le doute même de sa malédiction, par la malédiction de son doute. Cioran apparait sauvé par le scepticisme de son désespoir.
« Mais un livre ne doit pas exposer ou répondre à un problème. Un livre devrait être un défi. A qui ? C’est un secret que seul l’auteur connait. La quasi-totalité des livres sont inutiles car il leur manque ce secret justement. »
Le secret des livres de Cioran ce serait ainsi de survenir comme des défis adressés à son salut, des défis adressés à sa délivrance. Les livres de Cioran défient son salut. Les livres de Cioran à la fois provoquent et séduisent son salut. Les livres de Cioran surviennent à la fois comme ce qui fait apparaitre son salut et comme ce qui se moque de son salut, comme ce qui rit de son salut et comme ce qui reste malgré tout indifférent à son salut.
« La liberté est hors l’être. »
Cioran essaie la solitude de la liberté. Cioran essaie la solitude de la liberté en dehors de l‘être et du néant.
Cioran ne croit pas à la liberté d’accomplir un acte. Cioran revendique uniquement la liberté de rester seul. Cioran revendique la liberté de rester seul afin de s’ennuyer à son aise c’est à dire de manière illimitée.
Cioran ne cherche que la liberté de la solitude, liberté de la solitude par laquelle il savoure le bonheur maudit de s’ennuyer.
Pour Cioran, l’homme n’est qu’un automate, l’automate de ses désirs. C’est pourquoi, la liberté n’est qu’une distraction. Pour Cioran, la liberté c’est la forme distraite de la santé. La liberté substitue la santé par le scepticisme de la distraction, par le scepticisme frivole de la distraction.
« J’aimerais être désastreusement libre. Libre de tout. Libre comme un mort-né. »
Pour Cioran, l’homme n’est libre ni de naitre ni de mourir. Cioran hésite afin d’octroyer une once de liberté à la naissance de la mort.
Cioran essaie d’inventer une forme indifférente de liberté, c’est-à-dire une liberté qui ne désire pas être une libération, qui ne se soucie pas d’être une libération, une liberté qui dédaigne le désir de libération. Cioran n’essaie pas d’être libre pour atteindre la délivrance. Cioran essaie plutôt d’inventer une liberté vide, une liberté vide sans délivrance, une liberté indifférente à la délivrance, une liberté vide indifférente à la délivrance.
« Un clochard que j’estime pour ses tares et son déséquilibre me disait l’autre jour « je suis libre au dernier degré. » »
Ce que Cioran recherche c’est la liberté même de la déchéance, c’est la liberté de l’échec. Cioran recherche la liberté démunie, la liberté dévastée, la liberté démunie.
Cioran ne recherche pas la liberté comme forme de l’élévation et de l’autonomie. Cioran recherche la liberté comme forme de la déchéance et de l’anonymat.
« Déchéance - mot qui a toujours fait sur moi un effet magique, - un enthousiasme par la déchéance. »
Cioran essaie de confondre la déchéance et la délivrance. Cioran essaie de révéler la liberté comme délivrance de la déchéance.
« J‘ai soif d’une certaine énergie, et même d’efficacité, de l’autre je n’apprécie que l’effort qu’on fait pour se dissocier du monde. »
Cioran est à la recherche d’une délivrance forcenée comme d’une indifférence efficace, d’une délivrance efficace comme d’une indifférence forcenée.
« Au fond le cri de l’humanité est « plutôt la douleur que la délivrance ! » C’est que la douleur est encore l’existence, alors que la délivrance n’est qu’une félicité vide. »
Cioran cherche la félicité forcenée du vide. Cioran cherche la félicité forcenée du vide parmi l’irréalité même de vivre.
« Ici-bas, il n’y a que les déchus qui aient frôlé l’essentiel. » « Le déchu est un homme comme nous mais qui n’a pas su garder son secret, qui l’a révélé, qui l’a étalé. »
Pour Cioran, la délivrance de la déchéance, c’est la délivrance de l’obscénité, la délivrance de l’extrême obscénité, la délivrance d’une obscénité métaphysique, la délivrance d’une obscénité absolue.
Pour Cioran l’indifférence est une forme de l’émerveillement. Pour Cioran, l’indifférence est la forme la plus haute, la plus noble de l‘émerveillement.
« La vie est une malédiction dont chaque instant est un miracle. »
« Mon sentiment de la vie : je me trouve au fond d’un enfer dont chaque instant est un miracle. »
Cioran révèle le miracle de la malédiction. Cioran révèle la malédiction du miracle comme le miracle de la malédiction.
Cioran oscille entre la malédiction et le miracle. Cioran oscille entre le hurlement de la malédiction et le sourire du miracle. Cioran oscille ente le sourire de la malédiction et le hurlement du miracle.
Cioran essaie d’apparaitre sauvé par sa malédiction. Cioran essaie d’apparaitre sauvé par le miracle de sa malédiction.
« Le sentiment de malédiction, on ne l’éprouve vraiment que lorsqu’on songe qu’on le ressentirait au milieu même du paradis. »
Cioran insinue la malédiction du paradis. Cioran insinue les cicatrices de malédiction du paradis.
Cioran cicatrise le paradis du désespoir. Cioran cicatrise les insinuations de désespoir du paradis.
« Je ne puis imaginer qu’il y ait quelqu’un dont l’enfance puisse se comparer à la mienne. Le ciel et la terre m’appartenaient littéralement. Même mes appréhensions étaient heureuses. »
Il y a un regret intense chez Cioran, celui d’avoir déshonoré le miracle de son enfance, celui d’avoir déshonoré le monde miraculeux de son enfance, le monde de son enfance où l’épouvante même apparaissait avec exaltation, avec enthousiasme.
« Ce n’est pas la pureté qui m’empêche de me mettre à l’unisson de ce monde, c’est quelque chose d’autre, un venin nostalgique, dont seuls les démons … peuvent avoir le pressentiment ou l’idée. »
L’existence de Cioran apparait paradoxalement empoisonnée par le bonheur de son enfance, par la nostalgie du bonheur de son enfance. C’est comme si Cioran avait à chaque instant honte de ce qu’était devenu son bonheur d’enfant. C’est comme si Cioran regrettait à chaque seconde d’avoir trahi le paradis de son enfance, d’avoir changé le paradis de son enfance en purgatoire morne, en enfer morne, en enfer mort-né, en enfer morne mort-né de ses imprécations et de ses inquiétudes.
« On ne s’ennuie pas en enfer ; on ne s’ennuie qu’au paradis. »
L’existence de Cioran repose malgré tout aussi sur une révélation d’enfant. Il y a un ennui au paradis. Et même c’est au paradis et seulement au paradis que l’homme s’ennuie. Pour Cioran, il y a ainsi vice fondamental de l’homme. L’homme n’est pas à la hauteur de la beauté du monde, de la beauté paradisiaque du monde.
« Le seul « mythe » auquel j’adhère sans restriction est celui du paradis perdu. »
« Comprendra-t-on jamais le drame d’un homme qui, à aucun moment de sa vie, n’a pu oublier le paradis. »
Pour Cioran, ce n’est pas Dieu qui chasse l’homme du paradis, qui exclut l’homme du paradis, c’est l’homme lui-même qui se détourne du paradis, c’est l’homme lui-même qui est déçu par le paradis, c’est l’homme lui-même qui estime avec un orgueil effroyable que le paradis ne le satisfait pas et qu’il y a peut-être mieux ailleurs. Pour Cioran, l’homme n’est pas exclu du paradis par Dieu. Pour Cioran, l’homme s’exclut lui-même du paradis, l’homme s’exclut lui-même du paradis par désir de connaissance et de pouvoir. Pour Cioran, l’exclusion du paradis n’est pas un châtiment divin pour punir l’homme de son désir de connaissance et de pouvoir. Pour Cioran, le désir de connaissance et de pouvoir de l‘homme est le châtiment que l’homme s’inflige à lui-même et qui dès lors l’exclut automatiquement du paradis. Cioran révèle qu’exister au paradis ne suffit pas à l‘homme, que l’homme désire encore connaitre ce qu’est le paradis et à travers cette connaissance dominer le paradis.
« Pour un malade, il est infiniment plus aisé de concevoir le paradis que la santé. »
Selon Cioran, pour la lucidité sceptique du malade, le paradis existe, cependant la santé n’existe pas. Le malade sait qu’il restera donc malade même à l’intérieur du paradis.
Selon Cioran, pour la lucidité de la maladie, le paradis existe, c’est le monde même, cependant du fait même que le paradis du monde ne parvient pas à transformer la maladie de l’homme en santé, l’existence du paradis du monde reste inefficace, l’existence du paradis du monde reste finalement irréelle.
La vision de l’existence de Cioran est d’une manière moins terrible que celle du péché originel chrétien. En effet pour Cioran l’homme existe au paradis l’homme n’est pas exclu du paradis. Et d’une autre manière cependant elle est plus terrible encore ou plutôt plus vicieuse encore. Pour Cioran l’homme n’est certes pas exclu du paradis mais à l’intérieur même du paradis l’homme reste malade et déchu. Pour Cioran l’homme est alors malade au paradis, et qui sait même malade du paradis. Et c’est ainsi comme si c’était le paradis même qui rendait l’homme malade, et c’est comme si l’homme confondait le paradis et sa maladie, l’homme confondait le paradis et sa déchéance.
« Je suis littéralement submergé par le passé, par les souvenirs les plus lointains. Je suffoque de nostalgie. » « Mes souvenirs, c’est à dire des images, empiètent sans cesse sur mes idées. Ils ne m’empêchent pas de penser, ils m’empêchent d’avoir du souffle en pensant. Parfois il me semble que j’ai perdu le contrôle de ma mémoire, le passé vient se jeter en vrac pour obstruer l’instant et empêcher l’esprit de s’y dérouler. »
Le cerveau de Cioran est lacéré par ses souvenirs. Le cerveau de Cioran est lacéré par sa nostalgie, par la fureur de sa nostalgie, par les aléas fanatiques de sa nostalgie.
La tristesse de Cioran est d’être hantée par le bonheur de son enfance, par ses souvenirs d’enfance heureux.
« Je souffre d’une nostalgie généralisée. Nostalgie de quoi ? D’une dernière exclamation. »
Cioran pense comme un forcené de la nostalgie. Cioran doute, se souvient et regrette comme un forcené de la nostalgie.
Cioran regrette l’avenir. Cioran regrette l’avenir même.
« J’ai toujours ressenti un immense besoin de pleurer. »
« Si je ne retenais pas, j’aurais, je crois, une crise de larmes sans sujet (...) elles émaneraient, ces larmes (…) de tous les instants de ma vie. »
Cioran se survit à l’horizon de ses larmes. Cioran adresse des condoléances à ses larmes mêmes. Cioran adresse des condoléances de scepticisme à ses larmes, Cioran adresse des condoléances de colère à ses larmes. Cioran adresse des condoléances de colère sceptique à ses larmes. Le sourire de Cioran adresse des condoléances de colère sceptique à ses larmes.
« Tout ce que j’ai écrit se ramène à cela, à des larmes agressives. »
Cioran oscille entre le sanglot et le sarcasme. Cioran invente des sanglots sarcastiques.
Cioran sidère ses larmes. Cioran sidère ses larmes à coups de couteau. Cioran sidère ses larmes avec le sourire du couteau.
« Je vis dans une tristesse automatique, je suis un robot élégiaque. »
Cioran oscille entre la tristesse et le mépris. Cioran méprise sa tristesse et pleure son mépris.
« La tristesse, à son paroxysme, supprime la pensée, et devient une sorte de délire vide. »
Cioran prie le Dieu de l’ennui avec la tristesse de son mépris. Cioran prie le Dieu de l’ennui avec le désespoir de son mépris.
Le mépris de Cioran révèle l’aspect vicieux de la prière. La prière de Cioran révèle l’aspect monotone de son mépris.
Cioran sourit des râles. Cioran insinue des sourires de râles. Cioran insinue des râles de sourires. Cioran excite des sourires de râles. Cioran excite des râles de sourires.
A chaque fois que Cioran a le sentiment d’avoir perdu les ailes de son âme, il les remplace par des ciseaux, par des ciseaux de sourire, par des sourires de ciseaux.
« Même son sourire était violent. »
Cioran hésite des sourires de cruauté. Cioran hésite des sourires de férocité.
Cioran oscille entre le ricanement de la férocité et le hurlement de la désolation, entre le hurlement de la férocité et le ricanement de la désolation.
« Là où l’homme a sûrement innové c’est dans la peur, … la peur sans raison. »
Cioran écrit comme le virtuose de son épouvante. Cioran écrit comme l’humoriste de son épouvante. Cioran écrit comme l’humoriste de ses craintes mystiques, comme l’humoriste de son épouvante mystique.
Cioran révèle la prière posthume de l’humour. Cioran révèle la sainteté posthume de l’humour.
Cioran pleure sur le rire de son sort.
Cioran n’est stoïcien qu’à l’instant où il rit et épicurien qu’à l’instant où il pleure.
Cioran révèle les cocasseries neurasthéniques de la contingence.
Cioran implore l’absence de pardon. Cioran implore l’impardonnable. Cioran implore le sourire de l’impardonnable. Cioran implore le sourire de cyanure de l’impardonnable.
Cioran accentue la démence du cœur. Cioran accentue la démence de monotonie du cœur.
Cioran accentue l’article de la mort. Cioran accentue la monotonie du cœur à l’article de la mort. Cioran accentue la démence de monotonie du cœur à l’article de la mort.
Cioran accentue la clairvoyance de monotonie du cœur. Cioran hésite la clairvoyance de monotonie du cœur.
Cioran excite ses carences. Cioran exalte ses carences. Cioran atteint l’exaltation par les caprices de ses carences.
Cioran assouvit son exaltation avec ses carences. Cioran assouvit l’exaltation de son scepticisme avec les caprices de ses carences.
Cioran reste incarcéré parmi les caprices de ses carences. Cioran incarcère l’éclair. Cioran incarcère l’éclair par les caprices de ses carences. Cioran incarcère l’hésitation de l’éclair par les caprices de ses carences.
Cioran distille le laconisme de ses carences. Cioran distille le laconisme élégiaque de ses carences.
Cioran se cloitre à l’intérieur des hésitations de ses carences. Cioran se cloitre à l’intérieur de l‘éclair de ses carences, à l’intérieur des hésitations d’éclair de ses carences.
Cioran connait l’insolence de l’angoisse. Cioran connait l’insolence troglodyte de l’angoisse.
« J’ai toujours habité sous le toit. Je suis l’homme du dernier étage, l’homme des gouttières. »
Cioran habite au dernier étage de la cave de son cerveau. Pour Cioran la cave de son cerveau est le gratte-ciel de sa tristesse.
Cioran écrit comme un caillou qui fait des traits d’esprit. Cioran plaisante des scrupules. Cioran plaisante des scrupules d’anxiété.
Cioran écrit comme le contorsionniste de son anxiété. Cioran révèle l’aspect anxieux de l’extase. Cioran révèle l’aspect anxieux du nirvana. Cioran révèle l’anxiété de l’extase. Cioran révèle l’extase de l’anxiété.
Cioran se moque du malheur et a pitié du bonheur.
« Aidez-moi à supporter mon bonheur. »
Cioran essaie d’accepter l’aberration de son bonheur par la fantaisie de la monotonie, par la fantaisie de la pitié, par la fantaisie de monotonie de la pitié.
« La pitié est le seul sentiment qu’on devrait légitimement éprouver envers tout être, envers le salaud lui-même. »
Cioran allie souvent la provocation et la pitié. Chez Cioran, la provocation apparait souvent comme un aspect de la pitié et la pitié aussi à l’inverse comme un aspect de la provocation.
« La pitié, ce vice de la bonté. » « La pitié : une bonté dépravée. »
Le scepticisme de Cioran révèle une sorte de dépravation de la miséricorde, une sorte de dépravation de la pitié. Cioran révèle que le scepticisme déprave la pitié et que la pitié déprave la bonté.
Cioran écrit dépravé par les doutes son épouvante. Cioran écrit dépravé par les doutes de son ennui, par les doutes d’épouvante de son ennui.
« C’était un homme dépravé par la souffrance. »
Cioran souffre de ne pas croire à sa souffrance. Cioran souffre d’être englué dans une souffrance à laquelle il ne croit pas. Cioran souffre d’être parasité à travers une souffrance qu’il dédaigne de croire.
Cioran ressasse des indiscrétions envers lui-même. Cioran ressasse des indiscrétions métaphysiques envers sa vie quotidienne.
Cioran ressasse les indiscrétions aristocratiques de l’inessentiel.
Cioran recommence chaque jour par la fin. Cioran recommence chaque jour sa vie par la fin. Cioran recommence chaque jour sa vie par la fin comme si de rien n’était.
Chaque doute de la vie quotidienne de Cioran coïncide avec la mort d’un homme qui l’a précédé ici-bas.
Il y a chez Cioran un sentiment exacerbé de l’humiliation. C’est une sorte d’humiliation sans culpabilité, une humiliation candide, une déchéance presque puérile. Cioran révèle ainsi l’humiliation comme l’innocence de la honte.
Cioran préfère la honte à la gloire Cioran préfère les hésitations de la honte à la lumière de la gloire. Cioran préfère les hésitations monotones de la honte à l’imbroglio de lumière de la gloire. Cioran préfère le hasard de la honte, le hasard monotone de la honte à l’imbroglio de lumière de la gloire.
Cioran cite le vertige de la honte. Cioran cite le vertige de la banalité. Cioran cite le vertige de honte de la banalité. Cioran cite le vertige de la banalité avec l’affectation de la colère. Cioran cite le vertige de honte de la banalité avec l’affectation de monotonie de la colère.
« Humiliation sans nom. Ce qui m’a calmé c’est de penser au nombre incalculable de morts depuis que la vie a fait son apparition. »
Cioran apaise la honte quotidienne de vivre par l’inconséquence de la mort, par l’inconséquence innombrable de la mort.
Cioran semble parfois humilié par l’absurdité de sa joie même.
Cioran humilie la dérision et ridiculise l’humiliation. Cioran humilie la dérision avec sa colère et ridiculise l’humiliation avec son ennui.
Cioran humilie la liberté avec la délivrance et ridiculise la délivrance avec la liberté.
« Être un tyran sans emploi. »
Cioran dissèque l’idiotie du martyre. Cioran dissèque l’idiotie de la malédiction et la stupidité du martyre.
« Bourreaux et victimes sont faits de la même pate. »
Cioran révèle que chaque homme oscille entre la tyrannie et le martyre. Cioran révèle que chaque homme est un martyran.
Cioran révèle la vacance de la rancune. Cioran ricane la vacance de la rancune. Cioran révèle l’acidité du remords, la stridence de l’ennui et la sidération de la rancune.
Cioran sinue à l’orée de l’invective. Cioran couve des insinuations. Cioran couve des insinuations à l’orée de l’invective.
Pour Cioran l’invective est un aspect de la confidence.
Cioran sème les regrets insolites du couteau.
Cioran se console à coups de couteau. Cioran se console avec le sourire du couteau.
Cioran révèle les aspects irascibles de la douceur. Cioran révèle la colère du renoncement. Cioran révèle l’irascibilité du renoncement. Cioran révèle la douceur irascible du renoncement.
Cioran a la délicatesse humorale. Cioran a la délicatesse humorale et la cruauté stellaire.
Cioran est souvent déçu par les aspects finalement convenables de la cruauté, par les désirs encore trop convenables de la cruauté. Pour Cioran, la cruauté de l’homme reste finalement factice.
« Penser même est pour moi une forme de violence - une manière de faire valoir ma cruauté inexercée. »
Cioran révèle que la cruauté est une métaphysique de l’insolite, une métaphysique du cas par cas. Cioran révèle que l’homme cruel préfère la métaphysique insolite du cas par cas à la profondeur de la pensée.
« Il faudrait pouvoir renoncer à tout, même à son nom, se jeter dans l’anonymat avec passion et fureur. »
« « Aime à être ignoré », on est heureux que lorsqu’on est assez sage pour se conformer à ce précepte. »
Pour Cioran, avoir un nom est déjà une forme de vanité. Pour Cioran, avoir un nom est déjà un signe vulgaire d’arrogance et de présomption. Pour Cioran, avoir un nom est le signe du désir d’être reconnu, le signe du désir d’appartenir à la communauté de pensée des hommes. Pour Cioran, avoir un nom est le plus inexpugnable des préjugés. Pour Cioran, le nom revendique à la fois le désir de juger et d’être jugé, le désir de connaitre et d’être connu. Pour Cioran, le nom est une pensée, le nom est l’apriori même de la pensée. Le nom est le signe de l’automatisme de la conscience. Pour Cioran, la conscience de l’homme est un automatisme du cerveau du fait même que l’homme a un nom. Pour Cioran, c’est parce que l’homme a un nom qu’il est l’automate de sa conscience.
Cioran tricote des attentats avec sa conscience.
Cioran fait des confettis avec sa conscience. Cioran fait des confettis de félicité avec les condoléances de sa conscience.
Cioran s’enivre de déceptions.
Cioran éprouve la déception en tant qu’initiation.
Cioran prophétise des futilités.
Cioran n’est tolérant que par inanité.
Cioran sent flotter le fœtus de son cerveau parmi le placenta du néant.
Cioran s’acoquine avec le néant. Cioran s’acoquine avec les avatars du néant.
L’ennui de Cioran révèle la race du néant. Le doute d’ennui de Cioran révèle la race du néant. L’insomnie de Cioran révèle la race du néant. L’ennui d’insomnie de Cioran révèle la race du néant.
« Toute ma vie, j’ai été fou d’abdication. Mais je n’avais pas quoi abdiquer. »
La mélancolie de Cioran ressemble à un carambolage d’abdications.
Cioran écrit comme le séducteur de ses abdications, Cioran écrit comme le saltimbanque de ses abdications, comme le séducteur saltimbanque de ses abdications.
La tentation d’ascèse de Cioran c’est de parvenir à réussir son échec. La tentation d’ascèse de Cioran c’est de devenir une sorte de raté parfait, c’est de devenir le raté par excellence.
« Je n’admirerais qu’un homme déshonoré et heureux. »
Cioran sait que l’homme heureux se moque de son déshonneur. Cioran sait que l’homme heureux rit de son déshonneur.
Cioran attend l’apothéose de son déshonneur.
« C’est parmi les gens dits non réalisés que j’ai trouvé les spécimens humains les plus intéressants, alors que les autres, ceux qui aux yeux de l’homme moyen ont réussi, n‘étaient que pur néant. » « La séduction qu’ont exercée sur moi les fortes personnalités qui n’ont pas laissé d’œuvre, qui ne se sont pas abaissées à composer un livre. »
Cioran admire souvent les génies ratés, les hommes extrêmement inventifs qui ne se soucient pas cependant de produire une œuvre, qui essaiment ainsi leur imagination et leur subtilité à l’intérieur même de leur vie quotidienne. Cioran est sensible aux créateurs instantanés qui ne se soumettent pas à la superstition de l’œuvre à accomplir.
Dans une interview Cioran remarque « Les choses qu’on a exprimées, on y croit un peu moins. Elles se détachent de nous. Les choses auxquelles nous croyons intégralement, à partir du moment où vous les avez dites, elles comptent moins pour vous. »
Ainsi écrire pour Cioran, c’est aussi une façon de se débarrasser de ses pensées et de ses sentiments. Pour Cioran, le papier apparait aussi comme une poubelle, la poubelle de l’abolition, la poubelle d’une abolition à blanc, la poubelle de l’abolition à blanc de son existence même.
« Je suis dévoré par la Conversation. »
« Je me dépense dans la conversation autant qu’un épileptique dans ses crises. »
Cioran n’incarne pas l‘épilepsie. Cioran parle l’épilepsie. Cioran parle avec l’épilepsie. Cioran n’est pas un épileptique par le corps. Cioran apparait comme un épileptique par la parole. Et cette épilepsie de la parole rythme avec un étrange enjouement la monotonie de son désespoir.
Il y a un désir incroyable de conversation, un désir dément de conversation chez Cioran. Cioran essaie de se tuer par le geste même de parler aux autres, par les paroles qu’il adresse aux autres.
Cioran poursuit une conversation avec son suicide. Cioran discute avec son suicide. Cioran multiplie les conversations avec son suicide.
« J’ai toujours attaché beaucoup de prix à la conversation dont il m’est arrivé de faire la seule excuse de vivre. »
C’est comme si pour Cioran, le suicide était l’excuse de la mort et la conversation l’excuse de la vie. C’est ainsi comme si le suicide de la conversation (la conversation du suicide) était l’excuse par excellence, excuse par excellence parce qu’à la fois excuse de la vie et excuse de la mort.
Cioran respire avec l’ébriété du bourreau. Cioran parle avec l’ébriété du bourreau. Cioran parle comme respire avec l’ébriété du bourreau.
Il y a des restes de conversation à l’intérieur du style de Cioran, des restes de conversation comme des miettes pour les oiseaux, comme des miettes de miracle pour les oiseaux, comme des détritus d’étincelles.
« Au milieu d’un bois, fermer les yeux et entendre les oiseaux, impossible de penser que leur chant soit du bavardage, et qu’ils ne sont pas conscients de leur bonheur. »
Cioran envie l’oiseau. Cioran envie la conscience de l’oiseau. Cioran envie la conscience inconsciente de l’oiseau. Cioran envie la conscience idyllique de l’oiseau.
Il y a de l’oiseau, de l’oiseau cinglé en Cioran. Cioran est une sorte de rossignol schizophrène, de merle acrimonieux, de mésange paranoïaque, de moineau dément.
Cioran souhaiterait parfois vivre comme un oiseau de l’hésitation, comme un oiseau du scepticisme. Cioran souhaiterait savoir comment chanter chaque jour la même mélodie du doute, la même mélodie de maladie du doute.
« Je donnerais tous les poètes pour Emily Dickinson. » « Relu quelques poèmes d’Emily Dickinson. Ému jusqu’aux larmes. Tout ce qui émane d’elle a la propriété de me bouleverser. » « Je rêve d’un système philosophique formulé avec des raccourcis à la Emily Dickinson. »
Comme Emily Dickinson, Cioran sait que « Qui n’a trouvé le Ciel ici-bas, le manquera là-haut. » Malgré tout, Cioran ressemble aussi à jamais au petit enfant roumain qui un jour où de gros nuages gris surgissent au-dessus de sa tête avant l’orage appelle les autres pour leur dire« Venez-voir, le ciel est parti. » « Nous étions tous dans les Carpates. Mon neveu devait avoir trois ou quatre ans. Un après-midi, comme des gros nuages passaient il nous appelle : « venez voir. Le ciel est parti. » Ainsi pour Cioran le ciel est parti et il ne sait pas où. Le ciel est peut-être même parti à l’intérieur de son cerveau. C’est pourquoi Cioran aime autant le temps nuageux, celui où les nuages semblent toucher ses pensées à l’intérieur de sa tête. « Je regardais cet après-midi les nuages passer, il me semblait qu’ils touchaient, qu’ils enveloppaient mon cerveau. » « Je me trouve bien en compagnie des nuages, quand je les vois glisser au-dessus de moi, je les sens frôler mon cerveau. »
« Que serai-je, que ferais-je sans les nuages ? Je passe le plus clair de mon temps à les regarder passer. »
Cioran écrit comme le Diogène des nuages, Cioran écrit comme le Socrate du brouillard.
« Tout fout le camp chez les êtres, sauf le regard et la voix, sans l’un et l’autre, on ne pourrait reconnaitre personne au bout de trente ans. »
Cioran sait que le ciel disparait sauf le regard et la voix. Cioran sait que le ciel disparait entre la sérénité et la colère. Cioran sait que le ciel disparait entre la sérénité et la colère sauf le regard et la voix.
Cioran apparait comme un auteur sans prénom (de même que Voltaire ou Stendhal). Malgré tout, Cioran n’est pas un pseudonyme. Cioran apparait plutôt comme un nom dont le prénom a disparu. Et qui sait c’est peut-être le prénom de Cioran qui a disparu à l’intérieur de la disparition du ciel ou le ciel qui a disparu dans la disparition du prénom de Cioran.
« Sensation étrange dans une vieille église : où sont allées toutes ces prières proférées pendant des siècles ? »
Cioran cherche toujours à savoir où disparaissent les paroles, où disparaissent les gestes, où disparait le temps, où disparaissent les gestes et les paroles du temps. Pour Cioran, s’il y a un autre monde, ce serait alors le lieu de la disparition du monde, s’il y a un autre monde ce ne serait pas un monde qui viendrait après le monde, ce serait un monde qui se développerait en même temps que le monde et qui serait alors le lieu de mémoire de sa disparition.
« J’ai pensé à Gide et Valéry jeunes … leur présence physique, leur pas, je me disais quel sens cela peut-il avoir de dire qu’ils étaient passés dans cette allée, à cet endroit ? Qu’en est-il resté ? Je me pose souvent cette question ridicule mais troublante néanmoins. Rien ne reste nulle part de notre passage. »
Cioran est extrêmement sensible à la disparition de l’existence, à la forme de disparition d’une existence et cela non seulement après la mort, et cela du vivant même des hommes. Cioran essaie ainsi de savoir où nous disparaissons, où disparaissent nos pensées, nos gestes, nos paroles, nos sentiments. Cioran apparait étonné par le simple fait que l’homme malgré ses innombrables efforts parvient très peu à s’inscrire à l’intérieur du monde. C’est comme si chaque homme ne faisait que traverser le monde de façon superficielle et qu’il disparaissait ensuite sans finalement laisser de trace. L’étrangeté de cette disparition c’est aussi que l’homme ne disparait pas ailleurs, l’homme disparait à l‘intérieur même du monde sans que cette disparition y soit visible. L’homme disparait à l’intérieur du monde sans que le monde ne le voie, sans que cette disparition ne soit vue par le monde. L’homme disparait à l’intérieur du monde et cette disparition reste invisible au monde.
Pour Cioran, l’homme ne parvient jamais à inscrire son apparition à l’intérieur du monde. Pour Cioran, disparaitre est finalement pour l’homme la seule manière d’apparaitre.
Cioran contemple la disparition. Cioran contemple sa disparition par la violence de ses hésitations.
Cioran écrit comme le concierge de sa disparition. Cioran écrit comme le concierge contemplatif de sa disparition, comme le concierge cynique de sa disparition, comme le concierge à la fois contemplatif et cynique de sa disparition.
« Je me demande ce que je ferais si tous les êtres disparaissaient soudain et que je fusse le seul survivant. Je crois que je continuerais. »
« Je pense à mes balades dans les Carpates, à ce silence sur les sommets dénudés, où on entendait que le frémissement de quelques brins d’herbe. »
« Dans le silence de la nuit, c’est comme si les hommes n’existaient pas. On se croit - et on est en effet - seul sur terre. »
« J’aime (...) tous les paysages dont l’homme est immédiatement absent. »
Cioran aime marcher à l‘intérieur des paysages vides. Cioran aime marcher à l‘intérieur des paysage déserts. Cioran aime admirer le monde en l’absence de l’homme. Cioran aime admirer le monde comme s’il était le dernier homme. Cioran ne désire pas avoir le dernier mot. Cioran désire plutôt avoir le dernier regard. Cioran désire avoir la dernière vision. Cioran désire voir le monde après la disparition de l’humanité. La mégalomanie sceptique de Cioran n’est pas de devenir le plus grand des hommes. Le délire sceptique de Cioran c’est de devenir le dernier homme, le seul et dernier homme après la fin de l’humanité. Le scepticisme Cioran c’est le désir de devenir le dernier saint, le saint de la catastrophe, le saint sceptique de la catastrophe. « Il n’y a pas de sainteté sans un certain goût du scandale. » Le scepticisme de Cioran c’est le désir de devenir le saint du scandale de la catastrophe.
Cioran anticipe l’aubaine de la catastrophe. Pour Cioran, chaque catastrophe survient comme une aubaine. Pour Cioran, chaque catastrophe apparait comme une aubaine pour la délivrance.
« Je suis le type même du négateur assoiffé de quelque chose d’autre, de quelque catastrophique oui. »
Cioran cherche le oui de la chute. Cioran revendique l’élévation du non comme oui de la chute. Cioran exclame la lévitation du non comme oui de la chute.