David Lynch, Le Rêve de l’Electricité
Le problème cinématographique de Lynch n’est ni celui du découpage, ni celui du montage. Le problème cinématographique de Lynch c’est plutôt celui du champ, de la composition du champ à savoir celui du champ magnétique. Filmer pour Lynch c’est le geste de composer des champs magnétiques. En cela Lynch retrouve bizarrement Tarkovski. Filmer pour Lynch c’est ainsi parvenir à composer un champ d’images et de sons, un champ magnétique par fusion, confusion de l’image et du son.
Lynch ne filme pas par plans, par découpages de plans. Lynch filme par composition de champ magnétique, par composition d’un champ magnétique comme alliance du champ électrique et du champ de gravitation. Pour Lynch, le cinéma c’est l’art d’architecturer un champ magnétique, c’est l’art d’architecturer un champ magnétique où l’électricité tient en équilibre, tient en équilibre debout et où la gravitation zigzague d’excitation. Pour Lynch, ce lieu de la composition d’un champ magnétique par fusion-confusion d’un champ électrique et d’un champ gravitationnel c’est la chambre, la chambre rouge aux rideaux à la fois tendus et tordus, aux rideaux tendus par leur torsion même.
Pour Lynch, le corps n’est pas intégralement là où il apparait, là où il apparait visible, et surtout le monde même, la matière même du monde, la présence même du monde n’est pas intégralement là où elle apparait visible. Pour Lynch, le monde n’est pas présent là où il a lieu, là où il a lieu de manière visible, là où il a lieu comme apparence visible. Pour Lynch, la présence du monde n’est pas celle de son apparence visible. Pour Lynch, la présence du monde n’est pas celle de son image.
Lynch filme précisément afin d’abstraire la présence du monde de son image. Lynch filme afin de faire entrer le monde à l’intérieur du champ magnétique de sa présence, présence du monde qui est aussi la forme de son abstraction. En effet pour Lynch, la présence est abstraction et l’abstraction présence - le corps quant à lui n’est qu’une image ou une vision.
Pour Lynch, la seule manière d’entrer à l’intérieur du champ de la présence, du champ magnétique de la présence c’est d’apparaitre doublé, dépassé (à la façon d’un véhicule, d’une automobile) par le corps d’un autre, par l’image du corps d’un autre. Pour Lynch, afin de survenir à l’intérieur du champ magnétique de la présence il apparait nécessaire que l’image d’un corps soit doublée par l’image d’un autre corps, par l’image d’un autre corps disparu. C’est par exemple l’image de Bowie qui dépasse l’image de Dale Cooper sur l’écran de vidéo surveillance strié d’éclairs électroniques dans Fire Walk with Me. Et le personnage joué par Lynch alors s’exclame « Il est là. »
Ainsi pour Lynch le champ magnétique de la présence c’est la surimpression de l’image d’un corps qui se tient là debout et de l’image d’un autre corps pourtant disparu. Pour Lynch, il n’y a de présence, de présence magnétique qu’à l’instant où l’image d’un corps disparu double, redouble l’image d’un corps là debout. Pour Lynch, c’est précisément cet instant du dépassement qui crée, provoque la présence à la fois de celui qui se tient déjà là et de celui qui était disparu. Pour Lynch, deux corps sont nécessaires, deux images de corps apparaissent nécessaires pour former une présence, pour composer une présence. Pour Lynch, deux images de corps proches l’un de l’autre apparaissent nécessaires pour composer une présence. Deux corps proches pour une seule présence, c’est le miracle comme la malédiction de Mullholand Drive. Et l’étrangeté de Mullholland Drive c’est qu’il reste impossible de savoir lequel des deux corps est déjà là et lequel des deux corps a disparu.
A l’intérieur du cinéma de Lynch, pour qu’un corps parvienne à entrer à l’intérieur du champ magnétique de la présence il apparait nécessaire que sa disparition s’y trouve déjà (c’est par exemple Laura Palmer qui entre dans la boite de nuit de Fire Walk With Me) ou à l’inverse pour qu’un corps disparu entre à l’intérieur du champ de la présence il apparait nécessaire que l’image d’un autre corps s’y trouve déjà.
Et surtout à l’intérieur du cinéma de Lynch ce dédoublement de l’image des corps humains est aussi celui du monde même. A l’intérieur du cinéma de Lynch, pour que le monde entre à l’intérieur du champ de la présence il apparait nécessaire que sa disparition (sa perdition même) s’y trouve déjà. En cela Lynch serait un cinéaste de la matière noire ou de l’antimatière. Lynch essaierait de filmer la présence de la matière noire, la présence invisible de la matière noire, cette présence invisible de la matière noire à l’intérieur de laquelle le personnage de Lost Highway pénètre en silence.
Pour Lynch, le monde apparait toujours approché comme à l’intérieur d’un rêve. Pour Lynch, le monde apparait approché comme un toujours déjà rêvé. Telle est l’horreur hallucinatoire de cinéma de Lynch, horreur hallucinatoire que révèle littéralement la scène du café Winkie dans Mullholand Drive.
Pour Lynch, le réel a lieu comme à l’intérieur d’un rêve passé. Pour Lynch, chaque événement réel a lieu comme à l’intérieur d’un rêve, comme à l’intérieur d’un rêve qui a déjà eu lieu. Chaque événement réel n’est ainsi que le redoublement d’un rêve antérieur. C’est l’aspect nervalien de Lynch. C’est pourquoi chaque personnage de Lynch connait l’horreur, l’horreur hallucinatoire de réitérer, de rejouer le rôle d’un rêve antérieur. Vivre pour Lynch c’est être un acteur qui joue le rôle d’un rêve antérieur.
Pour Lynch, l’événement du réel est l’événement du déjà rêvé, l’événement du toujours déjà rêvé. Pour Lynch, l’événement du réel est l’événement du déjà connu par un rêve, du déjà enregistré par un rêve. C’est pourquoi celui qui fait l’expérience intense du réel, l’expérience du réel comme réitération du toujours déjà rêvé ne parvient quasiment pas à tenir debout (l’homme du Winkie) et il ne lui reste plus alors qu’à s’évanouir d’épouvante à l’intérieur du champ de la présence.
Michel Chion a magnifiquement mis en évidence la puissance de la posture debout, l’intensité de la posture debout à l’intérieur de cinéma de Lynch. « C’est rare de voir des gens debout et marcher de manière aussi impressionnante et mystérieuse. (…) David Lynch donne une force extraordinaire, archaïque, presque statuaire, à des silhouettes d’hommes debout ou assis. » L’Homme qui Marche, L’Invention de la Figure Humaine.
Pour Lynch l’homme est d’abord celui qui désire tenir debout sur place, l’homme est celui qui désire rester debout sur place, sur la place de sa vie. Et pour Lynch le monstre apparait comme celui qui veut tenir allongé, rester allongé sur le lieu de son mourir, au lieu même de l’immortalité, au lieu même de l’immortalité du mourir - c’est la dernière scène d’Eléphant Man.
Pour Lynch, l’homme doit sans cesse conquérir la station verticale. La station verticale n’est pas donnée à l’homme, la station verticale est plutôt son idéal. Ce qui est donné à l’homme c’est plutôt la position assise. Pour Lynch, l’homme est d’abord assis à une table et il doit ensuite conquérir la posture debout à la fois l’intérieur de l’espace et à l’intérieur du son, à l’intérieur de l’espace du son comme du son de l’espace. Et à l’inverse, pour le monstre la posture debout apparait donnée, la posture debout apparait paradoxalement donnée comme une malédiction. Et le monstre cherche ensuite à trouver une posture allongée à l’intérieur du lit de l’immortalité, à l’intérieur du lit du mourir immortel.
Ainsi le problème postural essentiel de Lynch, c’est comment métamorphoser le courant alternatif de l’électricité, le flux alternatif de l’électricité en station debout, en posture debout, c’est comment donner une dignité, un maintien, une solennité même au kitsch maléfique de l’électricité (c’est par exemple le problème du nain de la black loge dans le rêve de Fire Walk with Me).
Lynch ne raconte donc pas des histoires à dormir debout ni même des histoires à rêver debout, des histoires à rêver éveillé debout. Lynch raconte plutôt des histoires de rêves, des histoires de toujours déjà rêvé qui essaient de tenir debout, qui essaient de tenir debout à l’intérieur d’un homme, qui essaient de tenir debout à l’intérieur du corps d’un homme.
Le canard est l’animal préféré de Lynch, son animal totem. Jules Renard indique à ce propos que le canard boite des deux pieds. Ainsi de même les figures de Lynch tiennent en équilibre debout comme ils boitent des deux pieds. Les figures de Lynch boitent des deux pieds comme s’ils avaient chaque pied à l’intérieur d’une boite, un pied à l’intérieur d’une boite noire et un pied à l’intérieur d’une boite blanche. Les figures de Lynch tiennent ainsi en équilibre sur l’échiquier en zigzag du bien et du mal.
« Si l’on se rend généralement compte (…) comment les gens marchent, on ne sent plus rien de leur attitude en cette fraction de seconde où ils allongent le pas. » W. Benjamin
Ce qu’indique Lynch c’est la diffraction de seconde où un corps passe de la station debout sur place au mouvement de la démarche. En effet pour Lynch, le passage de la posture debout immobile à la posture debout en mouvement n’est jamais simple. Ce passage de la posture debout immobile à la posture debout en mouvement apparait même comparable à un saut d’un monde à un autre. Pour Lynch, la posture debout immobile et la posture debout en mouvement n’appartiennent pas à un seul et même monde. Pour Lynch, la posture debout immobile et la posture debout en mouvement indiquent précisément la pluralité des mondes.
« Je peux bien rêver à la manière dont j’ai appris à marcher. Mais cela ne me sert à rien. Maintenant je sais marcher; apprendre je ne le pourrais plus. » W. Benjamin
Une des coquetteries métaphysiques du cinéma c’est de faire comme si l’homme ne savait pas définitivement marcher. Le cinéma apparait comme la machine qui désire continuer à apprendre à marcher à l'homme. Pour le cinéma l’homme ne sait pas marcher, l’homme ne sait pas encore marcher, c’est pourquoi l’homme doit continuer à apprendre à marcher à chaque plan, l’homme doit continuer à apprendre à marcher par le geste de transmuer ces pas en plans. Le cinéma est ainsi ce qui apprend à l’homme à marcher comme une machine, ce qui apprend à l’homme à marcher exactement comme une machine fonctionne. Le cinéma est ce qui apprend à l’homme à marcher comme une machine d’images et de sons, comme la machine à relier les images et les sons, comme la machine à conjoindre les images et les sons, comme la machine à coordonner les images et les sons.
Les séquences les plus étranges et les plus belles du cinéma de Lynch sont celles où Lynch réversibilise les sons, où Lynch palindromise les sons (le rêve de l’électricité de Fire Walk with me, sommet de l’œuvre). En effet à l’intérieur du cinéma de Lynch c’est la réversibilité du son qui rêve, c’est la réversibilité du son qui suscite les rêves. A l’intérieur du cinéma de Lynch, les images du rêve ne sont pas antérieures au son, les images du rêve ne sont pas antérieures à la réversibilité du son, au son réversible de la pluralité des mondes. A l’intérieur du cinéma de Lynch c’est la réversibilité du son qui suscite le rêve, c’est la réversibilité du son qui révèle le rêve.
Pour Lynch, le son rêve l’image. Pour Lynch, le rêve est à la fois la réverbération du son et la réversibilité du son. Pour Lynch, le rêve c’est la réverbération réversible du son, c’est la réversibilité réverbérante du son. Dans le cinéma de Lynch, la réversibilité des sons provoque ainsi l’irréversibilité du rêve. Dans le cinéma de Lynch, la réversibilité diffuse des sons provoque la conduction irréversible du rêve.
Pour Lynch, le rêve n’est pas ce qui est à lire et à interpréter. Pour Lynch, le rêve est ce qui irradie et enregistre. Pour Lynch, le rêve est un radiateur-enregistreur. Le cinéma de Lynch n’enregistre pas des rêves. Le cinéma de Lynch apparait plutôt comme un rêve qui enregistre. Filmer pour Lynch c’est enregistrer avec ses rêves. Filmer pour Lynch c’est enregistrer avec la machine de ses rêves, avec la machination de ses rêves.
Lynch ne filme pas comme un homme rêve. Lynch essaie de filmer comme un rêve enregistre, comme un rêve enregistre un homme, comme un rêve enregistre électriquement un homme, comme un rêve archive électriquement un homme. Lynch filme comme le temps d’un rêve enregistre l’histoire d’un homme.
La bizarrerie du cinéma de Lynch n’est pas exactement identique à celle de Dreyer où « le temps de l’action filmé est obstinément synchrone au temps du regard qui enregistre. » (J.P Rehm). La bizarrerie de Lynch est plutôt d’inventer une forme où le temps de l’histoire filmée est synchrone au temps du rêve qui l’enregistre et même où l’espace de l’histoire filmée est synchrone au temps du rêve qui l’enregistre.
Pour Lynch, le cinéma n’est pas l’acte d’enregistrer ses rêves avec une caméra, c’est plutôt à l’inverse le geste d’enregistrer sa caméra avec ses rêves, d’enregistrer la chambre obscure de la caméra avec le son de ses rêves, avec la radio de ses rêves, avec le magnétophone de ses rêves, avec la radio-magnétophone de ses rêves.
A l’intérieur du cinéma de Lynch, la radio enregistre la caméra, la radio du rêve enregistre la caméra des images. Et parfois aussi de façon plus maléfique et perverse, le téléphone enregistre la caméra, le téléphone du cauchemar enregistre la caméra des images.
A l’intérieur du cinéma de Lynch, le son enregistre l’image. A l’intérieur du cinéma de Lynch le rêve du son enregistre la diffusion de l’image. A l’intérieur du cinéma de Lynch, le rêve du son magnétoscopise la diffusion des images, le rêve réversible du son magnétoscopise la diffusion irréversible des images.
A l’intérieur du cinéma de Lynch, le rêve accomplit la réversibilisation de la projection et de la diffusion des images. Le cinéma de Lynch inverse la structure du son et de l’image. Plutôt que de projeter des images et de diffuser des sons, Lynch préfère projeter des sons et diffuser des images. Plutôt que de projeter des images sur l’écran et de diffuser des sons derrière l’écran, Lynch préfère projeter des sons sur l’écran et diffuser des images derrière l’écran. En effet à l’intérieur du cinéma de Lynch, les images semblent sourdre de derrière l’écran.
A l’intérieur du cinéma de Lynch, les images sourdent de derrière l’écran et les sons à l’inverse composent un champ magnétique, un champ magnétique comparable à un écran. A l’intérieur du cinéma de Lynch c’est presque comme si les sons devenaient un écran, comme si les sons devenaient un écran qui diffusait les images. A l’intérieur du cinéma de Lynch, c’est comme si les sons apparaissaient projetés comme écran, comme écran de diffusion, comme écran de diffusion des images. A l’intérieur du cinéma de Lynch, les sons composent un écran noir, une projection d’écran noir derrière lequel les images apparaissent diffusées, derrière lequel les images apparaissent diffusées comme en rêve, derrière lequel les images sourdent diffusées comme en rêve.
L’étrangeté du cinéma de Lynch c’est que le rêve n’y accomplit pas une représentation des pulsions, le rêve y accomplit plutôt une abstraction des pulsions. Pour Lynch, le rêve apparait comme la force qui abstrait les pulsions. Le cinéma de Lynch affirme ainsi la force d’abstraction du rêve.
La très étrange distance des films de Lynch n’est pas celle du sens et n’est pas non plus celle de la pensée. La très étrange distance des films de Lynch est celle de la réverbération du rêve, de la réverbération abstraite du rêve.
A l’intérieur du cinéma de Lynch, le rêve du son se réverbère à la fois sur et sous les images. Ainsi par cette réverbération du rêve, l’image n’est plus l’image du réel ni l’image de la pensée, l’image devient plutôt celle de la distance même entre le réel et la pensée.
Les images de Lynch révèlent la distance du rêve, la distance du rêve en action, comme la distance de l’action en rêve. Pour Lynch, le monde n’est pas un rêve, le monde n’est pas un rêve de la pensée. Pour Lynch, le monde est réel, la pensée est réelle et le rêve est paradoxalement ce qui révèle la distance en acte entre le réel du monde et le réel de la pensée.
Le cinéma de Lynch est aussi celui de la conduction du rêve. Le cinéma de Lynch est celui de la conduction électrique du rêve, de la conduction à la fois électrique et sonore du rêve, de la conduction radiophonique du rêve.
Ce qui est bizarre à l’intérieur du cinéma de Lynch c’est que l’action semble identique à la conduction. A l’intérieur du cinéma de Lynch, l’action est le court-circuit de la conduction. A l’intérieur du cinéma de Lynch, la conduction du rêve diffuse le court-circuit. A l’intérieur du cinéma de Lynch, la conduction réverbérée du rêve diffuse le court-circuit des actions. A l’intérieur du cinéma de Lynch, la conduction réverbérée du rêve radiodiffuse le court-circuit de distance des actions, la distance de court-circuit des actions.
A l’intérieur du cinéma de Lynch, les images ne représente pas des actes, les images ne représentent pas les actes des personnages. A l’intérieur du cinéma de Lynch, les images semblent être à la fois le scénario des actes et le mixage des actes. A l’intérieur du cinéma de Lynch, c’est comme si le scénario était identique au mixage ou plutôt c’est comme si le scénario et le mixage ne cessaient d’intervertir leurs rôles.
A l’intérieur du cinéma de Lynch, la réverbération de son du rêve souffle le rôle de l’image. A l’intérieur du cinéma de Lynch, la réverbération de son du rêve enregistre le scénario-mixage de l’image. A l’intérieur du cinéma de Lynch, la réverbération de son du rêve enregistre le rôle de l’image qu’elle souffle, le scénario-mixage de l’image qu’elle souffle, le rôle de l’image qu’elle souffle comme scénario-mixage.
Pour Lynch, le son rêve l’image en play-back. Pour Lynch, le son défigure l’image, le son défigure l’image par le play-back du rêve. Pour Lynch, l’image même du monde n’est qu’un play-back, l’histoire des images n’est qu’un play-back d’un son qui rêve, un play-back d’un rêve du son, le play-back d’une quasi mythologie du son.
A l’intérieur du cinéma de Lynch, l’image apparait mortelle et le son apparait immortel. C’est pourquoi dans Mullholand Drive, quand l’image du corps de la chanteuse s’effondre mort sur la scène, le son de sa voix à l’inverse continue de résonner et donne alors l’impression de lui survivre. C’est comme si pour Lynch, le son était une loi éternelle et l’image un accident mortel.
Lynch sait que la caméra est ontologiquement l’œil du diable. Le personnage de l’homme mystère de Lost Highway est sans doute donc une personnification de la caméra. Malgré tout l’audace éthique de Lynch c’est de ne pas considérer la caméra comme unique outil d’enregistrement. En effet Lynch ne filme pas uniquement avec une caméra, Lynch filme surtout avec son rêve. L’audace du cinéma de Lynch c’est à la fois de filmer le monde avec une caméra et de filmer la caméra avec son rêve.
Le problème posé par le cinéma de Lynch est parfois comparable à celui de Bresson, à savoir comment filmer le diable, et plus encore comment filmer le point de vue du diable. Pour Lynch, seul l’enregistrement du rêve est apte à la fois à révéler et à exorciser le point de vue du diable. Lynch filme ainsi le point de vue du diable selon la radio du rêve, selon le magnétophone du rêve. Pour Lynch, le courage éthique d’un cinéaste c’est d’essayer d’enregistrer l’œil même de la caméra avec la radio du rêve, avec le radiateur du rêve, avec la radio de réversibilité du rêve, avec le radiateur de réversibilité du rêve.
Lynch filme comme il dévore l’œil du diable de la caméra avec l’oreille de réversibilité du rêve, avec le radiateur de réversibilité du rêve. Lynch filme comme il dévore la caméra avec l’oreille du rêve, avec l’oreille de réversibilité du rêve. Lynch filme comme il mange, gobe, engloutit, déglutit l’œil diabolique de la caméra avec la voix du rêve, avec la voix d’oreille du rêve.
Lynch filme la caméra avec l’oreille du rêve, avec la voix d’oreille du rêve, avec la voix d’oreille réversible du rêve. Lynch filme la caméra avec la drogue du rêve, avec la drogue de voix du rêve, avec la drogue de réversibilité du rêve, avec la drogue de voix réversible du rêve.
Pour Lynch, le rêve révèle la voix de l’oreille. Le cinéma de Lynch c’est l’image soufflée par la voix de l’oreille, c’est l’image soufflée par la voix d’oreille du rêve. A l’intérieur du cinéma de Lynch, la voix d’oreille du rêve souffle le rôle de l’image, la voix d’oreille du rêve souffle le rôle mental de l’image. Ainsi pour Lynch, l’image ressemble à une scène rejouée après coup, l’image ressemble à la scène rejouée après coup du halo de voix du rêve.
Le problème cinématographique de Lynch c’est comment passer du fondu au noir au fondu au blanc, c’est comment passer du fondu au noir du point de vue du diable, au fondu au blanc du rêve, au fondu au blanc de la radio-radiateur du rêve.
Pour Lynch, la lumière n’est pas ce qui révèle. Pour Lynch, la lumière est à l’inverse ce qui doit être révélé. Pour Lynch, le cinéma révèle la lumière à la fois par surimpression et par abstraction, par surimpression du rêve et par abstraction du rêve. Pour Lynch, le cinéma révèle la lumière par surimpression abstraite, par surimpression abstraite du rêve.
Lynch est un surimpressionniste abstrait. A l’intérieur du cinéma de Lynch, le son se surimprime à l’image pour révéler l’image. A l’intérieur du cinéma de Lynch, le rêve se surimprime abstraitement à la lumière pour révéler la lumière. A l’intérieur du cinéma de Lynch, la voix du rêve se surprime abstraitement à la lumière pour révéler la douleur de la lumière, la démence de la lumière, la douleur de démence de la lumière.
Le cinéma de Lynch ne cherche pas à révéler le monde à travers la lumière. Le cinéma de Lynch essaie plutôt d’exposer la lumière. Le cinéma de Lynch expose la lumière au rêve. Le cinéma de Lynch expose la lumière à la radiation du rêve, à la radiation sonore du rêve, radiation sonore du rêve qui abstrait la lumière, radiation sonore du rêve qui abstrait les différentes strates de la lumière, qui abstrait les différentes strates de temps de la lumière.
Lynch expose les différences de la lumière à la diffusion du son. Lynch expose les différences de la lumière à la diffusion de son du rêve comme à la diffusion de rêve du son. Lynch anamorphose ainsi les différences de la lumière par la radiodiffusion du rêve, par la radiodiffusion d’abstraction du rêve.
Pour Lynch, seule la voix du rêve est apte à révéler la décomposition du jour, la perdition du jour, la pourriture du jour. En effet ce que Lynch désire révéler ce n’est pas la noirceur qu’il y a derrière la lumière. Ce que Lynch désire révéler c’est la décomposition de la lumière même, c’est l’abjection de la lumière même, c’est l’abjection de la lumière parasitée à travers la pourriture de sa transparence.
Pour Lynch, seule la voix du rêve est apte à révéler ce que Blanchot appelait la folie du jour. Pour Lynch, le rêve révèle la folie du jour, la souffrance folle du jour. Il y en effet pour Lynch, une folie de souffrance qui hante le jour-même, une folie de souffrance qui hante la lumière même.
Lynch invente un cinéma de la radiation, un cinéma de l’irradiation. Lynch révèle une forme de cinéma comme radiation à la fois du crâne, du son, et de la marche. Le cinéma de Lynch ressemble alors à une radiation en spirale ou soit le crâne indique la marche du son soit la marche indique le crâne du son soit le son indique la marche du crâne.
Le cinéma de Lynch de même que celui de Welles fonctionne comme une radio d’images. Le cinéma de Lynch ressemble à la fois à une radio d’images et à un radiateur d’images -radiateur d’images d’emblée mis en abime à l’intérieur de Eraserhead. Pour Lynch, le cinéma est d’abord une machine à irradier le spectateur.
Le cinéma de Lynch développe l’irradiation, l’irradiation atomique. Le cinéma de Lynch développe à la fois une irradiation de sentiments et une irradiation de dérision, une irradiation de sentiments dérisoires et de dérision sentimentale.
Fire Walk with Me est donc finalement un titre leurre. En effet Lynch ne désire pas marcher avec le feu. Lynch désire avant tout marcher avec l’électricité, marcher avec la lumière électrique, marcher avec l’irradiation électrique. La tentative à la fois perverse et pourtant héroïque de Lynch c’est d’essayer d’apprendre à marcher c’est-à-dire à rester en équilibre debout à la lumière électrique, à l’irradiation électrique, à l’irradiation d’ubiquité de l’électricité. La tentative presque démente de Lynch c’est de parvenir à donner des attitudes et des postures incarnées aux connexions électriques, aux flux électriques.
Il y a la fois une radiodiffusion et une ratiocination à l’intérieur du cinéma de Lynch. Le cinéma de Lynch révèle le délire d’une sorte de radiocination, le délire d’une réalisation des phantasmes à travers le mouvement des sons.
Lynch ne met pas en scène. Lynch réalise des rêves. Lynch réalise des rêves à travers le mouvement des sons. Lynch réalise des rêves à travers la radiation des sons. Lynch révèle des rêves. Lynch révèle des rêves à travers la radiation des sons.
Le cinéma de Lynch ne désire pas cependant révéler les rêves de l’être humain. Le cinéma de Lynch cherche plutôt à révéler les rêves de la télévision ou plutôt les rêves à la fois de la bombe atomique et de la télévision, les rêves d’un hybride de bombe atomique et de télévision autrement dit les rêves de l’ordinateur. Et Lynch retrouve alors P. K Dick.
Le cinéma de Lynch est apocalyptique cependant le cinéma de Lynch ne révèle pas ce qui reste après la fin du monde. Le cinéma de Lynch révèle plutôt ce qui reste, ce qui hante après l’irradiation de la fin des programmes de télévision : la neige électronique d’un écran de télévision après la fin des programmes du générique de Fire Walk with Me. Ou bien encore pour Lynch, le cinéma révèle ce qui commence après la fin apocalyptique des programmes de télévision.
Ainsi pour Lynch, parce qu’il y a une réversibilité du son, parce que le son est réversible comme une bande magnétique, comme un ruban magnétique, le temps n’existe pas. Le temps de Lynch n’est pas cependant celui de l’éternel retour, c’est plutôt celui du sempiternel détour, celui du sempiternel court-circuit, celui de l’incessant court-circuit. Pour Lynch, l’homme est le pantin du sempiternel détour, l’automate schizophrène du sempiternel détour, l’automate schizophrène de l’incessant court-circuit.
Pour Lynch, la réversibilité du son est à la fois l’ascenseur des hallucinations et le radiateur des visions. Pour Lynch, la caméra fonctionne comme un ascenseur-radiateur. Pour Lynch, la caméra vampirise le spectateur comme un ascenseur-radiateur.
La caméra de Lynch resemble ainsi parfois une sorte d’ascenseur horizontal - celui du défilé de la route au début de Lost Highway par exemple.
Le rêve selon Lynch apparait souvent provoqué par un bourdonnement de la respiration, par un bourdonnement violent de la respiration (Lost Highway, Mullholand Drive). A l’intérieur du cinéma de Lynch ce qui rêve les images c’est parfois le bourdonnement même de la nuit, le bourdonnement de respiration de la nuit. Le bourdonnement de respiration de la nuit rêve et ainsi inachève les images comme mythe, comme mythe du son.
Il y aurait ainsi une structure asthmatique des films de Lynch : l’asthme qui raye les rêves comme des disques ou enraye les rêves comme des armes. Le diamant sur le microsillon au début de Lost Highway serait un indice de cette forme asthmatique du rêve.
Les films de Lynch indiquent souvent que la maitrise technique de l’électricité n’est jamais accomplie une fois pour toutes. A l’intérieur des films de Lynch, innombrables sont les ampoules et les lampes qui clignotent sans fin. A l’intérieur des films de Lynch, les lampes clignotent comme des femmes qui pleurent et les femmes pleurent comme des ampoules qui clignotent.
Lynch a un sentiment organique de l’électricité, un sentiment humoral de l’électricité. Pour Lynch, l’électricité est l’humeur même du monde moderne. Pour Lynch, les hommes sont désormais des phantasmes de l’humeur de l’électricité, des phantasmes de l’humeur de rêve de l’électricité. Pour Lynch, l’homme est désormais le fantôme de l’humeur de l’électricité, le fantôme de l’humeur de rêve de l’électricité.
Le cinéma de Lynch essaie d’accomplir un exorcisme de l’électricité, un exorcisme de l’inceste universel de l’électricité. En effet le pari de Lynch c’est de penser qu’il y a une manière de révéler le diable sans se soumettre au diable et que cette manière c’est le cinéma même. Pour Lynch, le diable n’est pas dicible, malgré tout le diable reste figurable. Pour Lynch, le diable n’est pas révélable par le langage cependant le cinéma parvient à figurer le diable. Le cinéma parvient à figurer le diable précisément parce qu’il ne le dit pas, précisément parce qu’il ne le nomme pas.
Le cinéma de Lynch est une tentative d’exorciser le diabolique de l’électricité. Lynch filme afin d’extraire le mal de l’électricité. Ce qui est cependant étrange chez Lynch, c’est qu’il fait confiance au rêve, à la conduction même du rêve, à la catalyse du rêve pour parvenir à exorciser le mal de l’électricité. En effet pour Lynch, la seule manière d’exorciser le mal c’est d’halluciner le mal, c’est d’halluciner le mal en dehors du langage. Pour Lynch, la seule manière d’exorciser le mal c’est de disséquer le mal par son hallucination même. Pour Lynch, la seule manière d’exorciser le mal c’est non seulement de rêver le mal, c’est aussi surtout d’enregistrer le mal avec son rêve, de magnétoscoper le mal avec son rêve.
Lynch ne filme pas selon le point de vue du diable. Lynch filme afin de téléphoner le point de vue du diable. Lynch filme afin de radiodiffuser le point de vue du diable. Lynch filme afin de téléphoner-radiodiffuser le point de vue du diable à travers l’oreille du rêve, à travers l’oreille réversible du rêve, à travers le son réversible du rêve, à travers l’oreille-son réversible du rêve.
Lynch filme afin d’abstraire le point du vue du diable. Lynch filme afin d’abstraire le point de vue du diable par l’oreille réversible du rêve, par le son réversible du rêve. Lynch cherche à exorciser l’aspect diabolique de l’électricité par la conduction du rêve, par la conduction réverbérée du rêve. Lynch essaie d’abstraire le point de vue du diable à travers le radiateur du rêve, à travers le radiateur d’anges du rêve.
Comme Bresson, comme Lang et comme Welles, Lynch sait que le problème éthique essentiel du cinéma n’est pas visuel mais sonore. Lynch ne pense pas cependant à la façon de Welles que le point de vue du diable est identique au point d’écoute de son oreille et que la seule façon de vaincre l’œil-oreille du diable c’est donc de se mettre à sa place - la stratégie de Monsieur Arkadin.
Lynch pense que la radio n’est pas identique au téléphone ou à l’interphone. Pour Lynch, le téléphone est l’instrument même du diable : la scène prodigieuse de Lost Highway où un homme habillé en noir demande à Bill Pullman d’appeler son propre numéro de téléphone et où il entend alors la voix de l’homme qui semble pourtant se tenir devant lui lui répondre.
Pour Lynch le téléphone (ou l’interphone) est l’instrument même de la hantise diabolique. Pour Lynch, le téléphone (ou l’interphone) est l’instrument qui révèle que l’homme parle désormais à sa propre voix sans reconnaitre sa voix, que l’homme parle à l’ubiquité invisible de sa propre voix sans reconnaitre sa voix, que l’homme parle à l’anonymat de sa voix, à l’ubiquité d’anonymat de sa voix, ubiquité d’anonymat de sa voix qui celle de l’annonce d’un crime, l’annonce d’un crime envers quelqu’un qu’il ne connait pas et qui a pourtant les mêmes initiales que lui (David Lynch, Dick Laurent, autrement dit D.L dans Lost Highway)
Malgré tout pour Lynch, la radio est à l’inverse l’outil avec lequel le cinéma parvient à anamorphoser par miracle ou par grâce le téléphone du diable. L’invention majeure de Lynch c’est ainsi le cinéma radiophoné, c’est le geste de radiophoner le cinéma. Le cinéma de Lynch apparait ainsi comme une tentative d‘anamorphoser le téléphone et l’interphone par la radio. Le cinéma de Lynch apparait comme une tentative d’anamorphoser le téléphone-interphone de la conscience en radio du rêve.
L'étrangeté de Lost Highway est celle d’un film qui plutôt que d’apparaitre projeté sur un écran face à un spectateur, semble projeté sur le spectateur même, sur le visage du spectateur même. Lost Highway inverse la forme de la projection cinématographique. Les images du film semblent en effet désormais projetées sur l’écran du visage du spectateur.
Lost Highway semble projeté tel un ectoplasme sur le visage du spectateur et le film suscite parfois l’impression non seulement étrange mais horrible d’être injecté, injecté à la façon d’un virus, d’un succube ou d’un incube à l’intérieur même du regard du spectateur. Le film semble alors contaminer celui qui le regarde. Le film n’apparait plus comme une projection imaginaire, le film fonctionne tel une contamination démoniaque, tel une contamination diabolique. Cette contamination-injection du film n’est pas celle d’une hypnose. En effet ce que le film contamine ce ne sont pas les nerfs ou le psychisme du spectateur. Ce que le film contamine à la façon d’un virus c’est l’âme même de celui qui regarde.
Lynch est sans aucun doute l’héritier d’Hitchcock en tant que cinéaste de la manipulation perverse, cependant la manipulation perverse de Lynch est différente de celle d’Hitchcock. Hitchcock manipule et met en scène le regard du spectateur. Lynch manipule et met en scène l’âme du spectateur.
Lynch filme afin de prostituer l’âme du spectateur. Si le spectateur de cinéma est le plus souvent celui qui paye pour voir, plus perversement encore chez Lynch le spectateur de cinéma est celui qui paye pour croire et plus abjectement encore celui qui croit pour payer.
Les films de Lynch ne sont donc pas une façon d’exorciser le diable, ce sont plutôt des façons de diaboliser l’exorcisme. Dans le cinéma de Lynch, c’est le diable qui exorcise l’âme du spectateur, c’est le diable qui exorcise l’âme du spectateur afin de transmuer l’âme du spectateur en écran de télévision, en écran de télévision qui rêve.
Lynch télépathise le cinéma. Lynch télépathise le cinéma et transmute ainsi le cinéma en télévision, en télévision qui rêve autrement dit en télévision où ce n’est pas le spectateur qui tient la télécommande mais où le spectateur est à la fois zappé et happé, zhappé à travers les images, zhappé à travers les zigzags des images, à travers les zigzags d’électricité des images.
Chaque image de Lynch fonctionne comme une Eraserhead. Chaque image de Lynch fonctionne comme une tête de gomme, comme une tête d’ubiquité, une tête d’ubiquité électrique qui gomme le visage du spectateur.
Non seulement les films de Lynch regardent les spectateurs mais plus encore les films de Lynch semblent avaler le cerveau des spectateurs. Les films de Lynch sont des films vampires qui gobent le cerveau des spectateurs comme un œuf pour transmuter alors le cerveau des spectateurs en gomme. Les films de Lynch vampirisent le cerveau des spectateurs pour transsubstantier le cerveau des spectateurs en ready-made de gomme.
Le cinéma de Lynch est ontologiquement vicieux. Le cinéma de Lynch ne produit pas des images qui se substituent à nos désirs. Le cinéma de Lynch produit des hallucinations qui se substituent à notre existence même. Le cinéma est pour Lynch une machine à gommer l’existence du spectateur pour se substituer à elle. Le film devient alors un succube d’hallucinations qui remplace le spectateur.
Il y a une ressemblance entre le cinéma de Lynch et celui de Cronenberg (celui de Vidéodrome). Cependant ce que Cronenberg dénonce de façon distanciée avec intelligence et angoisse, Lynch l’annonce à l’inverse avec intuition et excitation. Lynch fait fonctionner la télévision qui rêve de Vidéodrome en tant qu’annonciation, en tant qu’annonciation d’un vice autrement dit en tant qu’annonciation d’une substitution. La télévision qui rêve du cinéma révèle alors le crime de la substitution, le crime de l’omission, le crime de l’émission de l’omission.
La perversion du cinéma de Lynch ne consiste pas à diriger, à manipuler le regard du spectateur. La perversion du cinéma de Lynch consiste plutôt à prendre la place même du spectateur. Lynch oblige en effet le spectateur à échanger sa place contre celle du film. Ainsi le spectateur d’un film de Lynch ne se projette pas dans le film. Le spectateur d’un film de Lynch est plutôt vampirisé, phagocyté à travers le film. (En cela Lynch est finalement un cinéaste plus langien qu’hitckockien.) Le spectateur d’un film de Lynch est remplacé par le film même qu’il regarde, le film se substitue à son regard et plus encore le film se substitue à son existence même. - Exactement à la façon dont les personnages de Lost Highway échangent leur identité. Regarder un film de Lynch c’est devenir une sorte de body snatcher, le body snatcher du film même et ce qui subsiste alors de cet échange c’est un cadavre défiguré, un cadavre défiguré assis dans un fauteuil.
Ou encore c’est comme si le spectateur du film de Lynch était délogé de son fauteuil par la conduction même du film, et que ce spectateur continuait alors à rouler dans la même direction que le film mais légèrement à côté du film autrement dit à la place du mort. Le cinéma de Lynch oblige le spectateur non pas à regarder le film, plutôt à regarder dans la même direction que le film mais à la place du mort. Le spectateur d’un film de Lynch ne regarde pas le film, il regarde plutôt ce que le film voit, il regarde ce que le film voit d’un point de vue légèrement différent, d’une façon légèrement décalée autrement du point de vue de la place du mort (point de vue de la place du mort que révèle par exemple les images de la route qui défile du générique de Lost Highway).
Les films de Lynch ne se déroulent pas sur l’écran. Les films de Lynch se déroulent plutôt à l’intérieur même du spectateur et ce passage du film dans le corps du spectateur pousse le spectateur à coté de lui-même. Les films de Lynch ne changent pas le spectateur en un autre homme. Les films de Lynch changent le spectateur en un même homme, en un même homme cependant à une autre place. Celui qui regarde un film de Lynch a l’impression de s’être substitué à lui-même à une autre place. Si bien que le spectateur d’un film de Lynch est à la fois celui qui regarde ce que voit le film, et celui qui se voit regarder un rêve de film depuis la place d’un mort.
Le point de vue de Lynch est celui du mort. Lynch filme du point de vue de la mort, du point de vue de la place du mort. Lynch filme le déroulement de la route du point de vue de celui qui est à côté de celui qui conduit sans que nous ne sachions jamais qui conduit. Lynch filme le déroulement de la route du point de vue de la place de celui qui est à côté de celui qui conduit et qui cependant se substitue à celui qui conduit.
Lynch n’est pas un cinéaste de la condition humaine ou des comportements humains. Lynch est un cinéaste de la conduite humaine. C’est pourquoi l’éthique même de Lynch ne pose pas le problème de faire le bien et de faire le mal. L’éthique de Lynch pose plutôt le problème du bien ou mal se conduire, de la différence entre se conduire bien et se conduire mal.
L’homme de Lynch est en effet d’abord un automobiliste, un automobiliste qui ne croit à rien excepté au code de la route - c’est la scène à la fois effroyable et hilarante de Lost Highway où le gangster tabasse celui qui n’a pas respecté le code de la route.
Pour Lynch, la ligne de la loi n’est rien d’autre que celle du code de la route. Pour Lynch, la loi n’est rien d’autre que le code de la circulation, le code de circulation à la fois des véhicules et des informations.
Pour Lynch, la ligne de la loi n’est pas cependant la ligne droite continue, c’est plutôt la ligne pointillée, la ligne pointillée du dépassement, autrement dit celle qui autorise à doubler. Pour Lynch, la ligne de la loi c’est la ligne pointillée du dédoublement.
Pour Lynch, la ligne de la loi est discontinue et surtout schizophrène. Pour Lynch, c’est non seulement l’homme qui est schizophrène, c’est surtout la loi. Pour Lynch, la loi est schizophrène parce qu’elle n’est rien d’autre qu’un code.
« Le motif de la route, omniprésent chez lui et qui est la matière même du générique de Lost Highway : les bandes jaunes y sont suivies avec une parfaite rectitude. Dans ce respect mécanique et hypnotique surgissant de l’obscurité, elles sont d’autant plus violées car oubliées, effacées par leur permanence sur la rétine. » H. Aubron
La question de la relation à la ligne pointillée de la loi est alors celle de la vitesse. A grande vitesse, la discontinuité de la loi disparait pour se changer en une ligne visuellement continue qui interdit alors de doubler, qui interdit le dédoublement.
Le paradoxe de Lynch c’est qu’il ne serait possible de doubler et de se dédoubler qu’en roulant lentement. Ainsi seule la lenteur serait apte à dédoubler la vitesse. Pour Lynch, rouler lentement sur la route apparait comme la forme même du bien. C’est la sagesse du vieillard de The Straight Story, sagesse de la vieillesse qui serait malgré tout encore une sorte de vice. La vieillesse révèlerait le vice de la sagesse, le vice de lenteur de la sagesse.
Dans le cinéma de Lynch, il n’y a pas d’autre espace que celui de la ligne pointillée. Dans le cinéma de Lynch, la ligne pointillée du code, du code de la route révèle l’ubiquité de l’espace. Dans le cinéma de Lynch, la ligne pointillée du code de la route révèle la ligne téléphonique de l’ubiquité de l’espace, la ligne télépathique de l’ubiquité de l’espace (Dans Twin Peaks le Retour, la communication entre Dale Cooper et son double maléfique s’effectue par exemple à travers la connexion entre les lignes en zigzags de la loge et la ligne de la route où le double maléfique de Dale Cooper roule en voiture.) Cette transmutation de la ligne pointillée en ubiquité de l’espace est un des aspects par lesquels Lynch et Kafka se ressemblent. Lynch c’est finalement du Kafka électrifié. A cette différence cependant que pour Kafka la ligne de la loi était continue même si elle révélait un espace discontinu alors qu’à l’inverse pour Lynch la ligne de la loi est discontinue et qu’elle révèle un espace continu. Pour Lynch, la ligne discontinue de la loi développe l’espace continu d’une spirale, l’espace continu d’une bande magnétique, l’espace continu d’un anneau de Moebius, d’un anneau de Moebius magnétique.
Cette hallucination d’une ubiquité de l’espace engendrée dès le générique à travers la persistance rétinienne de la ligne pointillée c’est celle de la psychose. Cette hallucination d’une ubiquité pointillée de l’espace c’était par exemple déjà celle du Psycho d’Hitchcock. Le cinéma de Lynch est en effet celui de la psychose généralisée, de la psychose généralisée et incessante. Le cinéma de Lynch est celui d’une psychose infinie, la psychose infinie du code de la route même.