Esquisse d’Etude à propos de Francis Bacon
Ce qui est parfois surprenant chez Bacon c’est l’alliance de la brutalité de ses jugements (« ça je déteste. » dit-il souvent) et de ses aptitudes réflexives parfois presque banales. Bacon le reconnait d’ailleurs franchement, il n’est pas un peintre savant. La philosophie par exemple ne l’intéresse pas. Bacon n’est pas un peintre intelligent, même s’il admire les peintres intelligents qu’il a rencontrés, l’intelligence de Michaux et de Giacometti par exemple. (Bacon est d’ailleurs très élogieux à propos de Giacometti. Selon Bacon, Giacometti est en effet le plus grand dessinateur du 20ème siècle.) Bacon peint malgré tout plutôt de manière médiumnique, c’est une sorte de Depardieu de la peinture si j’ose dire. Et ses intuitions figuratives apparaissent alors d’une puissance inouïe.
J’aime beaucoup ce que Bacon dit à propos de l‘imagination technique. « Vous savez pourquoi l’art, actuellement, est tellement ennuyeux ? C’est parce qu’il y a un très grand manque d’imagination dans la technique. Il fait réinventer une technique, une façon telle qu’on puise partir à nouveau du système nerveux avec la même force qu’on trouve dans la nature, dans la vie. L’art conceptuel est tellement ennuyeux ! C’est un manque d’imagination technique. »
Ce que j’aime surtout chez Bacon ce sont ses inventions posturales. J’ai le sentiment que la puissance de son invention posturale est l’une des plus intenses de la peinture avec celles de Michel Ange, de Mantegna, de Géricault et de Schiele. Il y a ce propos un tableau que je trouve extraordinaire, celui où Bacon donne à voir une figure qui ouvre une porte avec une clef à l’extrémité d’une jambe en extension. Et ce n’est sans doute pas un hasard si c’est précisément une figure de baigneuse de Picasso avec une clef qui a provoqué le désir de peindre de Bacon.
Ce qui a provoqué le désir de peindre chez Bacon ce sont en effet d’abord les tableaux de Picasso. « Les œuvres de Picasso en 1926-1930, ses années du surréalisme, avec ses figures isolées sur des plages. » Eh bien finalement Bacon n’a jamais peint lui-aussi que cela, des figures isolées sur des plages, des figures isolées sur des plages de couleurs, des figures sur des aplats de couleur, des figures isolées par des aplats de couleurs, des figures qui se détachent par des aplats de couleur.
Ce qui plait d’abord à Bacon ce sont les postures de la chair qui se détachent de l’espace, de l’aplat de l’espace. Bacon pose la figure à la surface d’un aplat d’espace, à la surface d’un aplat d’espace qui pourtant l’entoure. Aplat de l’espace surcadré par des sortes d’armatures qui fonctionnent de façon optique, armatures géométriques de métal qui fonctionnent comme lentilles ou loupes, comme des microscopes afin de mettre en exergue les postures des corps.
Ce que montre d’abord Bacon ce sont les tournures de la viande, les tournures de la viande humaine, les postures de la viande, les postures de la viande humaine. Et il pose, il expose ensuite ces tournures, ces postures à l’intérieur de l’aplat de l’espace ou plutôt à l’intérieur de cet étrange aplat circulaire, cette étrange circularité plate qu’il construit avec des aplats de couleur. (Il y a une ressemblance entre Bacon et Gauguin par cette technique de l’aplat volumétrique, du volume plat.) Bacon parvient ainsi à poser les tournures, les postures de la chair à l’intérieur du cirque de la planéité comme sur un piédestal. Bacon transforme l’espace en piédestal horizontal, en piédestal horizontal d’une circularité plane, en piédestal horizontal d’un volume plat. Bacon transforme l’espace en piédestal optique, en piédestal loupe, en piédestal zoom. C’est comme si Bacon construisait les aplats circulaires de l’espace pour zoomer sur le corps, pour zoomer sur les torsions des corps. Ou encore l’espace de Bacon devient un piédestal de montage, un piédestal de montage zoom. Il y a une grande influence d’Eisenstein dans la peinture de Bacon (les images du Cuirassé Potemkine surtout). Pourtant Bacon ne respecte pas la logique du montage d’Eisenstein, cette logique du montage il la distord plutôt, il la distord par une sorte de zoom en miroir de l’espace. (Il y aurait aussi une ressemblance entre l’espace de Bacon et l’espace de Kubrick, celui de Shining par exemple, une manière parfois semblable d’exhiber la pulsion, d’exhiber les torsions musculaires de la pulsion à l’intérieur d’un espace qui anesthésie pourtant presque ce surgissement de la pulsion. Il y a en effet du chirurgien aberrant chez Bacon, une sorte de chirurgien égaré dans des combats de catch.)
Bacon répond aussi surtout à Michel Ange. La puissance volumétrique des corps de Bacon répond d’abord à la puissance volumétrique des corps de Michel Ange. (C’est ce que Bacon appelle bizarrement chez Michel-Ange « la grandeur de l’image ») Cependant l’espace dans lequel ces corps apparaissent est complètement différent. Bacon abolit le plafond de la chapelle Sixtine pour le transmuter en une sorte de boudoir, de scène de théâtre, de cellule de prison, de peep-show ou de piste de cirque. Tout la voluminosité religieuse de Michel Ange alors s’effondre et se dégonfle comme une baudruche. Les corps de Bacon sont en effet aussi des baudruches de viande, des baudruches de viande crue. Et l’intervalle miraculeusement vide entre le doigt de Dieu et celui d’Adam se résorbe d’un coup avec une sorte de violence quasi-cronenbergienne pour se changer en une fixation effrayante de seringue de drogué. Le vide miraculeux entre le volume de la chair de Dieu et le volume de la chair de l’homme se rétracte et l’homme essaie alors de réinjecter ce vide comme un dingue directement dans le miroitement de sang de son corps, dans le boudin de libido engourdi, dans le boudin de libido supplicié de son propre corps. Dans la peinture de Bacon Adam devient addict. Adam devient addict de lui-même, addict de son narcissisme, addict de son narcissisme masochiste. Dans la peinture de Bacon, Adam s’injecte Caïn, Adam s’injecte l’œil de Caïn non dans les veines mais plutôt dans les os et dans les muscles et quelqu’un alors contemple le coït d’Adam et de Caïn, le coït à la fois osseux et musculaire d’Adam et de Caïn. Ce quelqu’un qui contemple, il est cependant difficile de savoir qui il est, abasourdi par ce qu’il voit, il reste en effet innommable.
Il y a d’innombrables miroirs dans la peinture de Bacon. Les miroirs figurés à l’intérieur du tableau. (« Le miroir est une épaisseur opaque parfois noire. Bacon ne vit pas du tout le miroir à la manière de Lewis Carroll. Le corps passe dans le miroir, il s’y loge, lui-même et son ombre. D’où la fascination : il n’y a rien derrière le miroir, mais dedans. Le corps semble s’allonger, s’aplatir, s’étirer dans le miroir. » Deleuze) Et aussi le miroir du tableau lui-même par cette bizarre insistance de Bacon à recouvrir ses toiles de plaques de verre qui changent alors le tableau en un dispositif pervers. Celui qui regarde le tableau voit alors les figures du tableau et il voit aussi son reflet, son propre reflet de spectateur qui semble alors se superposer, se mélanger aux figures du tableau. Ce que désire Bacon c’est avant tout faire miroiter la viande, faire miroiter la viande humaine, faire miroiter la monstruosité de la viande, faire réflexivement miroiter la monstruosité de la viande, à la fois face au regard du spectateur et aussi dans le regard même du spectateur. Il y a une grande perversion dans la peinture de Bacon. (Cette perversion du verre c’est aussi l’aspect hitchcockien de Bacon : les chambres d’hôtel de Bacon ont un aspect hitchcockien.) En effet la peinture de Bacon exhibe cyniquement la monstruosité de la chair. La peinture de Bacon met en scène la monstruosité de la chair, elle la théâtralise et la réfléchit. (Bacon est alors à la fois Eléphant Man et l’abject bateleur qui exhibe Eléphant Man, il est les deux à la fois, ce qui est évidemment une situation atrocement intenable.) La démence de Bacon est de chercher à spéculariser le monstrueux et il y parvient parfois par la composition en triptyque. Pour spéculariser le monstrueux il est en effet sans doute indispensable d’inventer une structure ternaire du regard. (A sa manière beaucoup moins perverse et moins cynique, c’est-à-dire plus candide et lyrique Gance cherche qui sait peut-être la même chose.) Il y a un cynisme flagrant de Bacon, Bacon peint comme il jette de la viande aux chiens, malgré tout c’est un cynisme extrêmement sophistiqué et complexe. Ce n’est pas le cynisme de Diogène, c’est un cynisme tragique, c’est le cynisme d’Eschyle, c’est un cynisme tragique où de plus l’identité de ce chien reste indéterminée. Ce chien semble en effet condamné au supplice des chaises musicales. (Les silhouettes de Bacon semblent déchiquetées par une sorte de musique à ultra-sons qui leur traverse les os et les muscles.) Parfois ce chien c’est celui qui regarde le tableau, parfois ce chien c’est celui que le tableau figure et parfois ce chien c’est Bacon lui-même. Ou parfois ce chien c’est à la fois celui qui regarde le tableau et celui qui est figuré par le tableau, ou parfois ce chien c’est à la fois celui qui regarde le tableau et Bacon, ou parfois ce chien c’est la fois celui que le tableau figure et Bacon et parfois ce chien c’est à la fois celui qui regarde le tableau, celui que le tableau figure et Bacon lui-même. Alors qui mange qui, qui mange les os de qui, qui mange la viande de qui ? Cela reste abominablement indécidable, il est parfaitement impossible de le savoir. Ce qui survient alors à l’intérieur de ce non-savoir, de ce non-savoir de la dévoration, de ce non-savoir de la dévoration visuelle, c’est un cri, un hurlement qui troue le tableau, le cri à la fois de l’œil mangé par la bouche et de la langue mangée par l’œil. Dans la peinture de Bacon à la fin il ne reste que cela, un cri. Ça crie et celui qui regarde ce cri ne parvient pas même à savoir qui crie. Celui qui regarde ce cri ne parvient pas à savoir si ce qui crie est un homme ou non. Celui qui regarde le tableau ne parvient pas à savoir si ce que qui crie est un homme ou un monstre, un homme qui a peur d’un monstre ou un monstre qui a peur d’un homme. Et c’est précisément cela qui effraie, qui épouvante celui qui regarde un tableau de Bacon. Le tableau de Bacon épouvante très bizarrement parce que celui qui le regarde ne sait jamais s’il doit lui-même le regarder à la manière d’un homme ou à la manière d’un monstre. Celui qui regarde le tableau de Bacon ne sait jamais s’il le regarde alors comme un monstre qui a peur d’un homme, un monstre qui a peur d’un homme qui crie de peur, ou comme un homme qui a peur d’un monstre, un homme qui a peur d’un monstre qui crie de peur. Un tableau de Bacon ça crie de peur, ça crie de peur entre un homme et un monstre, cependant ce cri de peur entre l’homme et le monstre miroite et ce miroitement révèle encore quelque chose d’autre, quelque chose d’autre que l’homme, le monstre, la peur et le cri, quelque chose d’autre qui n’a pas de nom, quelque chose d’autre qui reste innommable, quelque chose d’autre innommable qui ressemblerait à la fois à The Thing de Carpenter et au bébé d’Erasherhead de Lynch.
Je me souviens aussi que j’avais été surpris par cette remarque de Bacon à propos de la gravitation et la chute. « - Et l’ivresse de la chute ? - L’ivresse, oui, la chute, non. Vous pensez à Heidegger ou a des gens comme lui. Mais ils ne m’intéressent pas. » Ainsi les torsions, les tournures de la chair de Bacon ne sont pas des torsions, des tournures de chute, ce sont des torsions, des tournures d’ivresse sans chute. Et de même le cri de Bacon n’est pas un cri de chute, le cri de Bacon survient comme le cri d’une ivresse sans chute. Ce que Bacon peint ce n’est pas la chute c’est plutôt paradoxalement à l’inverse la tenue et le maintien, en cela il est très anglais. Les corps tordus, assis sur des chaises, accroupis sur des cuvettes de chiottes, ou allongés sur des lits sont malgré tout des corps tenus. Bacon peint précisément la tension de l’équilibre, la torsion tenue de l’équilibre. Bacon ne peint pas la chute, Bacon peint la torsion de l’équilibre, l’ivresse de l’équilibre, la torsion d’ivresse de l’équilibre. Chacun des portraits de Bacon d’hommes assis sur des chaises montrent magnifiquement cela.
Dans son livre, Francis Bacon, Logique de la Sensation, Deleuze indique que les figures de Bacon apparaissent comme des acrobates. « Les os sont comme les agrès (carcasse) dont la chair est l’acrobate. » Pourtant les acrobates de Bacon ont un aspect bizarre parce que ce sont des acrobates qui ne craignent jamais de tomber. Une fois encore les figures de Bacon apparaissent non pas comme des acrobates de la chute plutôt comme des acrobates de l’ivresse. Les figures de Bacon surgissent comme les acrobates de l’ivresse des nerfs, les acrobates de l’ivresse des nerfs qui essaient malgré tout de relier les os et les muscles.
« Chez Bacon, il y a une grande force du temps, le temps est peint. » « Le véritable acrobate est celui de l’immobilité dans le rond. » Deleuze
Bacon peint ainsi l’acrobatie de la paralysie, l’acrobatie d’ivresse de la paralysie comme l’acrobatie de paralysie de l’ivresse à l’intérieur du temps. Ou plutôt Bacon peint l’acrobatie de paralysie de l’ivresse comme accumulation du temps, coagulation du temps, accumulation sensorielle du temps, coagulation sensorielle du temps. « Toute sensation, et toute figure, est déjà de la sensation « accumulée » « coagulée » comme dans une figure de calcaire. » Deleuze. Il y a une très étrange forme de coagulation à l’intérieur de la peinture de Bacon, une coagulation des os et des muscles, comme si c’était la pulsation même du sang qui coagulait les os et les muscles et que chaque chair essayait de parvenir à tenir en équilibre comme acrobate de cette coagulation d’os et de muscles. A l’intérieur de la peinture de Bacon il n’y a pas du sang qui ensuite coagule. A l’intérieur de la peinture de Bacon le sang surgit toujours déjà comme coagulation, le sang pulse toujours déjà comme coagulation, comme coagulation de l’excitation, comme coagulation de la tragédie, comme coagulation d’excitation de la tragédie.
« Le corps s’efforce précisément, ou attend précisément de s’échapper. Ce n’est pas moi qui tente d’échapper à mon corps, c’est le corps qui tente de s’échapper lui-même par… bref un spasme : le corps comme plexus, et son effort ou son attente d’un spasme. » Deleuze
Bacon essaie ainsi de poser le spasme de la chair à l’intérieur de l’espace. La peinture de Bacon essaie de poser le spasme d’ivresse de la chair, le spasme d’équilibre de la chair, le spasme d’ivresse de l’équilibre de la chair à l’intérieur de l’espace.
Ce spasme c’est évidemment encore aussi un cri. Bacon essaie ainsi de peindre le cri de l’équilibre comme l’équilibre du cri, le cri d’ivresse de l’équilibre comme l’équilibre d’ivresse du cri, le cri d’ivresse acrobate de l’équilibre comme l’équilibre d’ivresse acrobate du cri. C’est comme si chez Bacon le cri et l’équilibre se révulsaient l’un l’autre par l’ivresse de la chair, par la tournure d’ivresse de la chair, par les postures d’ivresse de la chair et aussi surtout par les coups d’ivresse de la chair, par les ecchymoses d’ivresse de la chair, par les hématomes d’ivresse de la chair. Les figures de Bacon apparaissent ainsi comme ecchymosés d’équilibre, ecchymosées par l’ivresse de l’équilibre.
A propos de la tête chez Bacon Deleuze a écrit des phrases que je trouve inoubliables. « Les déformations par lesquelles le corps passe sont aussi les traits animaux de la tête. » et aussi surtout « L’ombre s’échappe de la tête comme un animal que nous abritons. » Oui, en effet l’ombre chez Bacon apparait comme un animal acrobate, comme un animal ovoïde acrobate qui s’envole à chaque instant de la tête. L’ombre de la figure de Bacon apparait comme une auréole animale, comme une auréole bestiale, comme une auréole obscène. A l’intérieur de la peinture de Bacon les visages apparaissent comme auréolés par leur ombre, auréolés par l’animalité de leur ombre, auréolés par la bestialité de leur ombre, auréolés par l’obscénité de leur ombre, auréolés par l’animalité obscène de leur ombre, auréolés par la bestialité obscène de leur ombre.
« Enfin la viande est elle-même tête, la tête est devenue la puissance illocalisée de la viande. » Deleuze
Bacon peint ainsi l’ombre de viande de la tête. Bacon peint l’ombre de viande de la tête comme hurlement de l’auréole, comme équilibre de l’auréole, comme hurlement d’équilibre de l’auréole.
« La nuit, une éternelle pleine lune fait se déchausser les pierres. » Manganelli.
Il y aurait aussi qui sait chez Bacon une sorte de lune de l’électricité, de lune de la lumière électrique par laquelle il révèlerait le désir dément de déchausser les têtes. Les ombres ovoïdes qui entourent les têtes de Bacon seraient les résidus, les fossiles ou encore qui sait les archives d’un déchaussage de la tête, un déchaussage d’une tête aux pieds enflés, un déchaussage de la tête d’Œdipe, un déchaussage de la tête d’Œdipe par le sexe du Sphinx ou bien à l’inverse un déchaussage de la tête du Sphinx par le sexe d’Œdipe.
« Portraitiste, Bacon est un peintre de têtes et non de visage ; il y a une grande différence entre les deux. Car le visage est une organisation spatiale qui recouvre la tête, tandis que la tête est une dépendance du corps, même si elle en est la pointe. » Deleuze. La distinction est intéressante même si elle reste discutable. Et encore ceci « L’os appartient au visage pas à la tête ; il n’y a pas de tête de mort selon Bacon ; la tête est désossée plutôt qu’osseuse. » J’aurais plutôt le sentiment que Bacon peint l’oscillation entre la tête et le visage, l’oscillation de viande entre la tête et le visage, l’oscillation d’ombre, l’oscillation de viande obombrée entre la tête et le visage. Cette oscillation serait aussi qui sait une os-ciliation, une sorte de ciliation d’os, ou encore un battement de paupières d’os. L’ecchymose baconien c’est ce par quoi la viande ressemble à un battement de cils d’os, à un battement de paupières d’os. L’ecchymose est ainsi aussi l’indice d’une coquetterie, d’une coquetterie masochiste, d’une coquetterie du coup reçu, la coquetterie d’excitation, la coquetterie d’obsession, la coquetterie d’excitation obsédée, la coquetterie d’obsession excitée que Bacon se donne à lui-même.
Bacon est en effet un peintre à la fois de l’obsession et de l’excitation. « La vie est une obsession. C’est pourquoi je l’aime. » « Chaque système nerveux est différent. Je fais seulement de la peinture pour espérer m’exciter. » « Je peins parce que ça m’excite, ça m’excite d’essayer de faire quelque chose qui va me frapper moi-même, car quand ça marche, il m’arrive souvent d’éprouver un sentiment de surprise fabuleux. » L’excitation de peindre est pour Bacon une excitation profondément masochiste. Bacon peint d’abord des coups, des corps ecchymosés de coups. Sa peinture expose à chaque instant ce que J. Dupin appelle « les coups qui nous rendent visible. » Ou pour le dire comme Éric Chevillard, Bacon fait le point avec le poing. Bacon fait optiquement le point à coups de poings. « Avant de rencontrer le poing, le visage flotte. Il est flou. Le poing fait le point sur le visage. »
Bacon peint l’obsession de l’excitation comme l’excitation de l’obsession, l’obsession de l’excitation d’exister comme l’excitation de l’obsession d’exister. Ce qui intéresse Bacon c’est la vibration des nerfs, la vibration des nerfs à l’intérieur de la viande, la vibration des nerfs qui fait miroiter la viande. Le miroitement de la viande chez Bacon c’est aussi celui de son nom. Ce qui à la fois obsède et excite Bacon c’est de faire miroiter la viande du nom, la viande innommable du nom.
« Ces toiles « crient au temps « comme on dit d’un animal qu’il « crie à la mort ». Le cri, la clé, la torsion, l’étreinte sexuelle, autant de manifestations d’un langage retourné direct. Le temps crie, et il n’y a personne, sauf exception, pour le faire entendre : voilà ce que dit Bacon de façon silencieuse… » P. Sollers, les Passions de Francis Bacon
Il y a aussi un passage superbe à propos de Bacon dans Cercle de Y. Haenel. Ceci par exemple à propos de la couleur orange. « Le sang est orange ici, tout saigne dans l’espace, mais ça saigne en orange. On n’a même plus le rouge pour se dire que c’est tragique, le rouge est déjà éteint, et l’orange on ne peut rien y accrocher : il n’y a rien d’humain dans l’orange, c’est une couleur criarde, une couleur de décor. » Ou encore ceci. « Est-ce que c’est un homme ou une bête, quelque chose a lieu qui est de l’ordre du saut. Le saut n’a pas de visage. Quand on saute on n’a plus de visage. On n’a plus de corps. On n’appartient plus à rien. On est plus dans l’espèce. Quand on saute, on ne fait plus partie des « humains », mais on ne devient pas non plus un animal. On fait un bond hors des humains. Le temps d’un éclair, on est seul de son espèce. »» Je nuancerai malgré tout. Celui qui saute n’a plus de visage, malgré tout celui qui saute a encore une tête, même si à l‘instant du saut, pour reprendre votre formule, il porte parfois sa colonne vertébrale au-dessus de sa tête, il porte sa colonne vertébrale au-dessus de sa tête à la fois comme une auréole et comme la décomposition d’une auréole, comme la déflagration d’une auréole, comme le coup de feu d’une auréole, comme le coup de poignard d’une auréole. A l’instant du saut, le poignard qui tient lieu de colonne vertébrale selon Kafka surgit soudain comme par miracle, un miracle inconséquent, un miracle aberrant, un miracle inutile au-dessus la tête comme une auréole d’ombre, comme une auréole d’ombre à la fois hébétée et absurde.
« Je voulais faire une image qui coagulerait cette sensation de deux personnes s’adonnant sur le lit à quelque forme d’acte sexuel … et si vous regardez les formes, elles sont extrêmement non figuratives, en un sens. » Bacon
Ainsi peindre pour Bacon c’est coaguler la sensation, c’est coaguler l’abstraction de la sensation comme coaguler la sensation de l’abstraction. « La sensation, c’est ce qui détermine l’instinct à tel moment, tout comme l’instinct c’est le passage d’une sensation à une autre. » Deleuze. Peindre pour Bacon c’est coaguler l’abstraction de la sensation comme l’instinct de l’abstraction. Ou plutôt peindre pour Bacon c’est coaguler la sensation de l’abstraction à l’instinct de l’abstraction.
« Bacon n’a pas cessé de faire des figures accouplées qui ne racontent aucune histoire. Bien plus les panneaux séparés d’un triptyque ont un rapport intense entre eux, quoi que ce rapport n’ait rien de narratif. » Deleuze
C’est précisément cela qui me plait beaucoup à l’intérieur de la peinture de Bacon, le surgissement non-narratif des figures. Les figures apparaissent simplement, seulement comme des aphorismes de chair. Chaque figure de Bacon affirme une posture aphoristique de la chair, une posture aphoristique de la chair à l’intérieur de l’espace. Ou pour le dire d’une autre manière, les figures de Bacon d’abord dansent. En effet Bacon de même que Schiele ou Modigliani apparait d’abord comme un peintre danseur. Les figures de Bacon apparaissent ainsi comme des aphorismes de danse et qui sait aussi comme des postures de paraboles, comme des aphorismes paraboliques de danse, comme des aphorismes de danse parabolique. Le parabolique c’est-à-dire ce qui parvient à coaguler le diabolique et le symbolique, ce qui parvient à sublimer le diabolique à l’intérieur du symbolique. Le parabolique c’est à dire ce qui parvient paradoxalement à sublimer de manière matérielle, ce qui parvient paradoxalement à sublimer l’esprit du diabolique par la matière du symbolique.
« Je veux simplement peindre un personnage dans sa chambre. J’aime la simplicité de cette image. » Bacon
En cela Bacon serait essentiellement un peintre de l’écriture. Chaque portrait d’un homme seul dans sa chambre par Bacon serait d’abord le portrait d’un homme qui écrit. Bacon a peint précisément une fois le portrait d’un homme qui écrit. La chair de celui qui écrit y apparait comme la chair siamoise de son image à l’intérieur du miroir. Pour Bacon, le corps de celui qui écrit apparait relié et même soudé à son image dans le miroir par une sorte de bulbe d’os-muscles, un bulbe d’os-muscle en lévitation, quelque chose comme un œuf de viande, une toupie de viande, un œuf-toupie de viande qui lévite à l’intérieur de son dos comme une tumeur d’absolu, comme une tumeur d’absolu innommable, comme une tumeur de miracle, une tumeur de miracle innommable.