L’Humour du Christ, G. K Chesterton.
Il n’y a aucun sérieux du discours chez Chesterton. Sa parole n’est jamais celle du professeur qui parle avec une assurance ennuyeuse sur l’estrade, sa parole ressemble plutôt à celle d’un homme simplement audacieux qui improvise des prédications un peu délirantes au milieu d’un square en équilibre aléatoire sur un petit banc.
Il y a une gaieté ahurissante dans l’œuvre de Chesterton. En effet ce qui est comique pour Chesterton ce ne sont pas les différents aspects de la vie humaine. Pour Chesterton ce qui est comique c’est l’existence même. La drôlerie de Chesterton est ainsi une drôlerie absolue parce qu’il a le sentiment que ce qui est drôle c’est le miracle même de l’existence. « J’imaginai une théorie bien à moi, une théorie rudimentaire, vague et mystique. En substance, elle se ramenait à ceci : que le simple fait d’exister, réduit à ses limites essentielles, était déjà assez extraordinaire en soi pout être exaltant. N’importe quoi était magnifique comparé à rien. » Chesterton rit ainsi à chaque instant du miracle d’exister et ce rire est alors une manière de remercier Dieu pour ce don prodigieux, ce don aussi prodigieux qu’aberrant.
Selon Chesterton aucun homme n’est jamais à la hauteur du don d’existence qu’il reçoit, aucun homme n’est digne de ce don d’exister. C’est pourquoi la seule manière de remercier Dieu pour ce don c’est de rire et même c’est d’en rire. Ainsi pour Chesterton rire du don apparait paradoxalement comme la seule manière de remercier pour le don.
(Evidemment pour un athée, le problème se pose autrement. Pour un athée, le problème devient comment remercier le monde même, comment inventer une forme de rire afin de remercier l’immanence même du monde, comment inventer une forme de rire à la fois insouciante et désespérée afin de remercier le miracle d’immanence du monde.)
Pour Chesterton, il n’y a pas d’existence sans vision. Pour Chesterton, exister c’est avoir la vision mystique de son existence. Pour Chesterton, exister c’est imaginer la forme de son existence. Pour Chesterton, sans cette vision de l’imagination il n’y a pas d’existence, il n’y a qu’une subsistance. « Comme il est dit avec bon sens dans l’Ancien Testament : « Là où il n’y a pas de vision, l’homme meurt. » « Que l’homme ne puisse pas vivre sans pain n’implique pas qu’il vive seulement de pain. (…) ce n’est pas sa subsistance qui le préoccupe le plus, mais son existence. » Plus encore pour Chesterton, c’est le délire le plus intense de l’imagination qui donne à sentir avec exactitude la forme de l’existence. « L’imagination la plus débridée et la plus paradoxale : celle qui permet de voir ce qui est. »
Il y a une humilité gigantesque de Chesterton, celle d’imaginer l’existence comme un gag de Dieu, celle d’imaginer l’existence comme la forme paradoxale d’une dérision prodigieuse, c’est-à-dire comme un gag de Dieu.
Ce qui étonnant chez Chesterton, c’est qu’il essaie de révéler l’humour même du dogme. Chesterton a en effet cette intuition étrange selon laquelle le dogme chrétien (le dogme catholique) est la forme la plus haute de l’humour et de la liberté, la forme la plus prodigieuse de l’humour libre. « Il n’y aura pas de fin aux fastidieux débats sur la libéralisation de la théologie tant qu’on aura pas admis une fois pour toutes que la part la plus libérale de la théologie, c’est sa part dogmatique. » Cet humour libre, cet humour de la liberté c’est aussi ce que Chesterton nomme le miracle. « Oui, pour que l’homme soit un homme et plus encore pour qu’il soit doué de liberté, il faut qu’il soit un miracle. »
Ainsi pour Chesterton, le dogme est d’abord humour. Et par conséquent pour Chesterton, le dogme révèle une forme de sentiment enfantin. Pour Chesterton le dogme révèle de manière paradoxale la forme d’un sentiment d’enfance. « La première fois que nous voyons les choses, nous les regardons sans parti-pris. Voilà pourquoi, soit dit en passant, les enfants acceptent les dogmes sans difficulté. »
Pour Chesterton, le dogme est au centre de la vie humaine. « On pourrait définir l’homme : un animal qui fait des dogmes. » Ainsi ce que Chesterton défend avec allégresse dans la religion catholique, c’est un dogmatisme conscient, un dogmatisme libre et lucide. A l’inverse ce dont Chesterton se moque avec une virtuosité infatigable, c’est du dogmatisme inconscient de ceux qui se prétendent sans croyance. « Le monde moderne est plein d’hommes qui s’en tiennent aux dogmes si fortement qu’ils ignorent même que ce sont des dogmes. »
Les dernières phrases d’Orthodoxie où Chesterton évoque le rire du Christ, le rire à chaque instant retenu du Christ, sont sans doute à la fois les plus étonnantes et les plus démentes de son œuvre. « Je le dis avec respect : il y avait en cette personnalité incomparable un rien de timidité, appelons-la ainsi. Il y a quelque chose qu’il a caché quand il est monté sur la montagne pour prier. Il y a quelque chose qu’il couvrit toujours d’un silence abrupt ou d’un isolement impétueux. Il y avait une chose trop grande pour que Dieu pût nous la montrer quand il marchait sur notre terre, j’ai parfois imaginé que c’était son rire. » Ainsi pour Chesterton, écrire c’est le geste de révéler l’humour même du Christ, c’est le geste de révéler le rire secret du Christ. Chesterton cherche ainsi à imaginer un Christ humoriste, un Christ de l’extrême humilité, un Christ de l’extrême humilité humoristique qui retient à chaque instant le tonnerre prodigieux de son rire, le tonnerre quasi apocalyptique de son rire.
Pour Chesterton, le Christ serait ainsi celui qui reste timide envers son rire, celui qui reste malgré tout timide envers la force gigantesque de son rire. Le Christ serait celui qui demeure timide envers la passion de son rire, comme si pour le Christ, le rire était une passion plus intense encore que celle de la crucifixion, une passion plus intense que celle de sa crucifixion à mort au sommet du Golgotha.
« Seul d’entre les animaux, il (l’homme) est atteint de cette folie magnifique qu’est le rire, comme s’il avait surpris quelque secret de la structure de l’univers, inconnu de l’univers lui-même. » Pour Chesterton, le Christ est celui qui reste vigilant et prudent envers son rire parce qu’il sait que son rire est plus grand que le monde, parce qu’il sait que le rire a la forme d’un secret plus grand que le monde et parce qu’il a même le sentiment que son rire a la force de détruire le monde.
Chesterton évoque aussi l’étrange silence du Christ. « Il y a le silence du Christ jusqu’à l’âge de trente ans – de tous les silences, c’est bien le plus grand et le plus impressionnant. (…) Pourquoi Jésus, celui de tous les hommes qui avait le moins besoin de se préparer à sa mission, semble-t-il s’être préparé si longtemps à la vie publique ? » Il y aurait ainsi une ressemblance entre le rire du Christ et son silence. Le rire du Christ serait ainsi la forme de son silence comme son silence la forme de son rire. Ou encore le Christ parviendrait à affirmer la coïncidence de son silence et son rire à l’intérieur de l’incarnation de sa parole. Apparaitre comme déclaration parabolique, comme parabole incarnée, ce serait précisément affirmer la coïncidence du rire et du silence à l’intérieur de la parole de la chair, et même affirmer la coïncidence du rire et du silence par la parole de la chair. Ainsi par le miracle de la parabole, la parole apparait comme le rire de silence de la chair, comme le rire de silence de la chair impeccable, comme le rire de silence de la chair paradisiaque.
« L’homme est davantage lui-même, davantage homme, quand la joie est en lui la chose fondamentale, et le chagrin la chose superficielle. » Il y a pourtant chez Chesterton une contradiction essentielle dans sa manière de considérer la joie. Chesterton désire en effet que la joie apparaisse comme une force expansive. « Le poète ne désire que l‘exaltation, l’expansion, un monde dans lequel il puisse s’étendre. Le poète ne demande qu’à dresser sa tête dans les cieux. » et aussi comme une forme secrète « Petite publicité du païen, la joie est le secret gigantesque du chrétien. ». Chesterton rêve ainsi à une joie qui aurait la forme d’un secret en expansion, une joie comme un secret immense, comme un secret qui s’épanche au dehors sans être cependant public. Chesterton rêve ainsi à une joie qui serait à la fois ouverte et fermée, ouverte pour soi et fermée aux autres, une forme de joie bizarre qui aurait la forme d’une croix, une joie qui aurait la forme d’une immortalité crucifiée, une joie monstrueuse qui s’exposerait et s’offrirait comme timidité immense, comme forme de la pudeur, comme pudeur de l’amour même.
Le problème du secret et de la pudeur est d’une extrême subtilité et d’une extrême complexité chez Chesterton. En effet pour Chesterton, la révélation du Christ est d’abord une révélation publique, une révélation communicable publiquement, sans initiation ésotérique d’aucune sorte. « Je ne suis pas disposé à admettre qu’il y ait ou qu’il puisse y avoir, à proprement parler, rien au monde de trop sacré pour être divulgué. Que la beauté spirituelle, que la vérité spirituelle soient par nature communicables, et qu’il faille les communiquer, est au principe même de toute religion concevable. Le Christ a été crucifié sur une colline, non dans une caverne, et le mot Evangile renferme la même idée que le nom courant d’un journal quotidien. »
Malgré tout il y a aussi pour Chesterton une forme de pudeur du Christ envers son rire et de même aussi une forme de pudeur de celui qui croit au Christ. Et cette pudeur du Christ envers son rire comme cette pudeur du chrétien envers le rire secret du Christ c’est pour Chesterton la forme même de l’humour. L’humour pour Chesterton, c’est le paradoxe d’une exposition de la pudeur, d’une exposition publique de la pudeur et même d’une exhibition publique de la pudeur, de la pudeur de croire, de la pudeur de croire en Dieu.
Pour Chesterton, la pudeur n’est pas un signe d’hypocrisie ou un indice de puritanisme. Pour Chesterton, la pudeur c’est plutôt la manière poétique d’exposer le geste même de cacher. Pour Chesterton, la pudeur apparait ainsi comme une forme d’humilité. La pudeur affirme l’humilité de la sauvagerie, l’humilité de la sauvagerie, à savoir pour le dire d’un seul mot la faroucherie. « La pudeur est une chose trop ardente et trop originelle pour qu’un pédant moderne la comprenne ; j’ai failli dire une chose trop farouche. » Pour Chesterton, la pudeur c’est le tact de la sauvagerie, l’élégance de la sauvagerie, la distinction de la sauvagerie, le tact, l’élégance, la distinction par laquelle la sauvagerie sait comment s’éloigner. « La pudeur n’est pas une convention d’hypercivilisé. La pudeur n’est ni craintive, ni pudibonde, la pudeur est libre comme le vent qui souffle dans la nuit. »
Il y a ainsi une profonde ambivalence chez Chesterton, celle d’osciller entre la révélation et le secret, celle d’osciller entre la volonté de révélation et le désir de secret, celle d’osciller à chaque instant entre l’affirmation publique de la foi et l’intuition originale (non-communicable, non partageable) du mystère d’exister.
Chesterton cherche ainsi à révéler paradoxalement l’évidence de la charité et même l’évidence de l’amour comme une forme de secret. Ce secret que Chesterton défend ce serait celui de l’aventure enfantine, celui de l’aventure du conte de fées, du conte de fée enfantin. (A propos du jour de Noël, il écrit par exemple « C’est plutôt quelque chose qui nous saisit par la partie cachée et intime de notre être, comme l’émotion qui nous étreint subitement à la vue d’un objet oublié (…). Cela ressemble à l’aventure d’un homme qui, découvrant dans sa propre maison une pièce secrète, verrait une lumière filtrer sous la porte jusque-là dissimulée - et trouverait au fond de son cœur un attrait irrésistible pour le bien. » Chesterton désire ainsi que le Christ apparaisse à la fois comme celui qui se retient de rire crucifié au sommet du Golgotha aux yeux de tous les hommes et comme celui qui se retient de rire crucifié en secret à l’intérieur même de notre cœur. (Et c’est aussi comme si pour Chesterton, le Christ ne parvenait à tenir cloué à la croix que par le geste de se retenir de rire. C’est aussi comme si pour Chesterton, le Christ ne parvenait à tenir cloué à la croix que par le noli tangere de son rire, que par le noli tangere littéralement incroyable de son rire.)
« L’humilité est une vertu si facile à pratiquer que les hommes s’imaginent qu’elle doit être un vice. »
L’humour ce serait pourtant cela, une sorte de vice de l’humilité, une forme d’innocence vicieuse, une forme de naïveté vicieuse, de candeur vicieuse. L’humour ce serait le vice innocent de l’humilité, le vice naïf de l’humilité.
L’audace humoristique de Chesterton c’est alors d’affirmer la foi comme un conte de fées et de considérer les dogmes catholiques comme des sortes de vetos féeriques. « Il n’y a pas de rationalistes. Nous croyons tous aux contes de fées et nous les vivons. » L’audace humoristique de Chesterton c’est aussi surtout d’affirmer une forme de vigilance à l’intérieur du conte de fées de la foi, une forme de lucidité à l’intérieur du conte de fée de la foi. Chesterton rappelle en effet souvent que le christianisme est une religion des yeux ouverts. « Le saint bouddhiste a toujours les yeux fermés. Le saint chrétien les a toujours grands ouverts. (…) Le corps du saint médiéval est décharné jusqu’aux os mais ses yeux sont terriblement vivants. »
Chesterton essaie ainsi malgré tout de nous apprendre comment apparaitre à l’intérieur même de la féerie sans dormir et sans rêver, comment apparaitre à l’intérieur même de la féerie du monde, à l’intérieur de la féerie prodigieuse du monde les yeux grands ouverts, c’est à dire de manière intégralement lucide. Chesterton évoque magnifiquement cette attitude de l’extrême lucidité à l’intérieur de la féerie à la fin de son livre Hérétiques. « C’est une thèse rationnelle de prétendre que nous vivons tous dans un rêve, il sera d’un sain mysticisme de déclarer que nous sommes tous éveillés. On allumera des feux pour attester que deux et deux font quatre. On tirera l’épée pour prouver que les feuilles sont vertes en été. (…) Nous combattrons pour des prodiges visibles comme s’ils étaient invisibles. Nous contemplerons l’herbe impossible et les cieux avec un étrange courage. Nous serons de ceux qui ont vu et qui pourtant ont cru. »
Chesterton est extrêmement conscient à la fois du danger de la religion. « Les croyances religieuses et philosophiques sont en effet aussi dangereuses que du feu et rien ne peut leur retire cette beauté du danger. » et aussi du danger du rire « Partout où vous trouvez la foi vous rencontrerez l’hilarité et partout où vous rencontrez l’hilarité elle entraine quelques dangers. ». Pour Chesterton, le danger de la foi comme du rire c’est le danger de l’idée et même le danger de l’idéal. S’il y a une sagesse malgré tout de Chesterton c’est de savoir que la manière la plus efficace de se prémunir du danger des idées c’est de jongler avec. « Les idées sont dangereuses, mais l’homme pour qui elles le sont le moins est l’homme à idées. Elles lui sont familières et il se meut parmi elles comme un dompteur. Les idées sont dangereuses, mais l’homme pour lesquelles elles le sont le plus est l’homme qui n’a pas d’idées. Celui-là sentira la première idée lui monter à la tête comme le vin à la tête d’un abstinent absolu. » Ainsi ce geste de jongler avec les idées est à la fois la forme de la sagesse de Chesterton et aussi la forme de sa démence. Ou plutôt Chesterton apparait sage parce qu’il sait comment jongler avec les idées et il apparait aussi dément parce qu’il sait jongler avec les dogmes, parce qu’il jongle avec les dogmes qu’il croit cependant honorer. Et cela simplement parce que le caractère de Chesterton est celui d’un homme qui confond très spontanément la jonglerie et l’honneur, la jonglerie et le rituel. Le caractère de Chesterton est celui d’une énorme otarie, d’une énorme otarie de la foi, d’une énorme otarie sacerdotale.
Pour Chesterton, le monde du conte de fées apparait aussi comme le monde de la terreur. « La timidité de l’enfant ou du sauvage est entièrement raisonnable ; ils ont peur de ce monde parce que ce monde est un endroit qui fait très peur. » Ainsi considéré par Chesterton le charme du dogme, le charme du dogme-veto c’est de parvenir à donner une forme précise au sentiment de terreur illimité à l’intérieur du monde. « Voici quel est l’effet exact du conte de fées : il habitue l’enfant, grâce à une série d’images claires, à l’idée que ces terreurs sans limites ont une limite. » Chesterton préfère ainsi toujours chercher des limites afin de trouver un espace de repos et de calme à l’intérieur de la terreur. Et pour Chesterton, ce qui révèle ces limites, ce sont les dogmes, ce sont les dogmes-vetos, les dogmes de la foi comme les vetos des contes de fées. Chesterton préfère en effet croire plutôt aux dogmes-vetos qu’aux lois de la raison, aux lois de la nature, aux lois rationnelles de la nature. En effet Chesterton ne croit pas à la validité ni même à l’existence de ces lois naturelles. « Nous ne connaissons rien aux lois de la nature ; nous ne savons même pas si ce sont des lois. » Chesterton pense par exemple à ce propos que la réitération des phénomènes naturels n’est pas une loi. Pour Chesterton ce n’est pas parce que les saisons se répètent qu’il y a une loi des saisons, une loi cyclique des saisons. Chesterton distingue ainsi toujours la répétition et la loi. En cela pour Chesterton comme pour Deleuze « Si la répétition existe, elle est de l’ordre du miracle plutôt que de la loi. » « Nous avons toujours respecté dans nos contes de fées cette étroite distinction entre la science des relations mentales, qui comporte réellement des lois, et la science des faits physiques, qui ne comporte aucune loi mais seulement des répétitions mystérieuses. Nous croyons aux miracles physiques, mais non aux impossibilités mentales. » Chesterton n‘a jamais une vision naturaliste du monde. Chesterton a une vision profondément surnaturelle du monde. « Le plaisir de l’optimiste était prosaïque parce qu’il reposait sur le caractère naturel de toutes choses, le plaisir chrétien était poétique parce qu’il reposait sur le caractère non naturel de toutes choses, dans la lumière du surnaturel. » Pour Chesterton, le monde apparait ainsi comme un miracle, un miracle chaque jour recommencé et aussi un miracle dont nous ne pouvons jamais avoir la certitude qu’il recommencera demain.
Chesterton a toujours considéré qu’il était un catholique du type le plus strict, du type le plus rigoureusement dogmatique. Cette affirmation apparait cependant comme un paradoxe de plus de son âme aberrante, comme un aspect paradoxal de plus du charme aberrant de son âme. Chesterton fait comme si il était un chrétien orthodoxe cependant la manière qu’a Chesterton de respecter les dogmes de l’orthodoxie est parfaitement hérétique. Chesterton apparait en effet comme un orthodoxe hérétique parce qu’il acquiesce aux dogmes orthodoxes pour des motifs mentaux qui ne le sont pas. Chesterton acquiesce aux dogmes orthodoxes en suivant des intuitions délirantes. Malgré tout, c’est précisément cette sorte d’hérésie inconsciente qui provoque le charme inouï de son œuvre. Le charme de Chesterton, c’est d’écrire comme un hérétique d’une fantaisie incomparable qui croit respecter les dogmes strictement à la lettre. Sa manière par exemple d’assimiler la foi à un conte de fées et de transformer ainsi les lois morales en des vetos magiques est une idée indiscutablement géniale, pourtant elle n’appartient pas au dogme chrétien. Ainsi le paradoxe de Chesterton c’est (pour modifier une de ses formules précédemment citée) de s’en tenir si fortement aux dogmes qu’il n’a pas alors conscience que sa manière de s’en tenir aux dogmes est intégralement originale.
Il y a un aspect révolutionnaire chez Chesterton. Cet aspect révolutionnaire, c’est la logique du renversement. « La seule façon de retrouver la bonne direction quand on ignore ce point de repère ou que par malheur on l’a perdu, c’est de marcher sur la tête, au moins le temps de voir que l’homme est un animal étrange et même décidément très étrange. » Ainsi si Chesterton s’amuse à retourner à chaque instant le monde, ce n’est pas par désir d’anarchie, c’est plutôt par volonté d’ordre ou plutôt par volonté d’équilibre, c’est en effet afin d’apprendre au monde comment retrouver son équilibre. Ainsi pour Chesterton, le geste révolutionnaire de retourner le monde apparait comme une manière paradoxale de faire l’expérience de l’équilibre indiscutable du monde, de l’équilibre quasi immortel du monde. Ce geste révolutionnaire de retournement chez Chesterton serait alors un geste presque semblable à celui du tao. L’humour théologique de Chesterton ressemblerait ainsi à une sorte de cataolicisme.
(…)