Michelangelo Antonioni, Marges de Vide du Monde
Antonioni ne filme pas des silhouettes humaines ou des figures humaines. Antonioni filme plutôt des silhouettes d’existence, des figures d’existence.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, ces silhouettes d’existence, ces figures d’existence donnent le sentiment d’attendre l’espace. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, des figures d’existence attendent l‘espace, des figures d’existence attendent l’apparition comme la disparition de l’espace, des figures d’existence attendent les mutations de l’espace, les mutations d’intact de l’espace, les mutations de quasi intact de l’espace.
L’espace d’Antonioni apparait en effet comme un espace mutant, comme un espace à la fois de la métamorphose et de l’étrangeté. L’espace d’Antonioni apparait comme une forme absolue. L’espace d’Antonioni apparait comme une forme non seulement extraterrestre mais plus encore cosmique et même extra-cosmique. Antonioni filme ainsi chaque rue des villes comme si ces rues se trouvaient déjà au-delà même du cosmos.
L’extraordinaire beauté du cinéma d’Antonioni c’est ainsi de donner à sentir la forme absolue de l’espace. Antonioni donne à sentir la forme absolue de l’espace comme forme d’avant le monde, comme forme antérieure au monde. Par cette manière de donner à sentir la forme absolue de l’espace, le cinéma d’Antonioni a un aspect kantien.
Les figures d’existence d’Antonioni ne se tiennent pas à l’intérieur de l’espace ou face à l’espace. Les figures d’existence d’Antonioni marchent plutôt en marge de l’espace. Les figures d’existence d’Antonioni marchent et errent en marge des mutations de l’espace, en marge d’un espace mutant. Et cette marge de l’espace c’est le monde. Et cette marge de l’espace c’est précisément le monde.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, des figures d’existence attendent l’architecture de l’espace. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, des figures d’existence attendent l’architecture à la fois intacte et en ruine de l’espace. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, des figures d’existence attendent la ruine d’intact de l’espace.
L’espace d’Antonioni ressemble à une rue impossible à traverser, une rue par-delà le cosmos impossible à traverser. Pour Antonioni, l’espace apparait comme une forme absolue impossible à traverser.
Pour Antonioni, l’espace ressemble à une impasse. Pour Antonioni, l’espace ressemble à l’impasse du vide. Pour Antonioni, l’espace ressemble à une éclipse. Pour Antonioni, l’espace ressemble à l’impasse d’une éclipse, à l’impasse de vide de l’éclipse.
Pour Antonioni l’espace survient comme une éclipse. Pour Antonioni l’espace survient comme l’éclipse du temps, comme l’éclipse de vide du temps.
Pour Antonioni, le monde survient comme le hors-champ de l’espace, comme le hors-champ du vide de l’espace.
Pour Antonioni, ce qui apparait visible ce n’est pas le monde, c’est le vide. Pour Antonioni, le vide apparait visible et le monde reste à jamais invisible.
Pour Antonioni, le monde survient comme le hors-champ invisible de la visibilité du vide, de la visibilité de l’espace, de la visibilité du vide de l’espace.
Pour Antonioni, le monde survient comme le hors-champ invisible du vide visible, comme le hors-champ invisible de l’espace visible. Pour Antonioni, le monde survient comme le hors-champ invisible du vide visible de l’espace comme de l’espace visible du vide.
Pour Antonioni, le vide survient comme disparition visible et le monde survient comme apparition invisible. Pour Antonioni la forme du vide survient comme apparition visible et la forme du monde survient comme apparition invisible.
Antonioni filme ainsi le vide de l’espace afin de donner à sentir l’invisibilité du monde. Antonioni filme le vide visible de l’espace afin de donner paradoxalement à sentir l’apparition invisible du monde.
Pour Antonioni, le monde survient toujours au-delà de l’image. Malgré tout le monde n’est jamais antérieur à l’image. Pour Antonioni, ce qui survient antérieur à l’image ce n’est pas le monde, c’est le vide, et parfois ainsi paradoxalement le vide du monde.
Le cinéma d’Antonioni révèle deux formes de vide, le vide du monde et le vide de l’espace. Le vide du monde c’est celui de l’apparition et le vide de l’espace c’est celui de la disparition.
Le geste cinématographique d’Antonioni c’est le geste d’accomplir une image du vide. Le geste cinématographique d’Antonioni c’est le geste d’accomplir une image du vide afin de provoquer la sensation invisible du monde, la sensation invisible du monde au-delà de l’image, la sensation invisible du monde en marge de l’image.
Pour Antonioni le monde apparait comme une marge. Pour Antonioni, le monde apparait comme la marge de l’espace, comme la marge de vide de l’espace.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, le monde apparait comme auréolé par l’espace comme auréolé par le vide de l’espace, comme auréolé par la marge de vide de l’espace. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, le jour le monde apparait comme auréolé par la marge de vide de l’espace et à l’inverse la nuit, l’espace apparait comme auréolé par la marge de vide du monde.
Il y a une étrange marge-auréole à l’intérieur du cinéma d’Antonioni, une marge-auréole de désespoir, une marge-auréole athée, une marge-auréole de désespoir athée.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, ce n’est pas uniquement le plan qui survient comme asymptote du vide. Ce qui survient comme asymptote du vide c’est le film. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, le cadre du film, le cadre de temps du film survint comme l’asymptote du vide. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, le cadre de temps du film survient comme l’asymptote de vide de l’espace.
Le problème cinématographique d’Antonioni n’est jamais celui du champ-contre champ. Le problème cinématographique d’Antonioni est toujours celui du hors-champ et du contre-hors champ.
Pour Antonioni, le monde apparait comme le hors-champ du vide, le hors-champ du vide visible, de la visibilité du vide et l’existence (l’existence humaine) disparait comme le contre-hors-champ du monde, comme le contre-hors champ du monde invisible, comme le contre-hors-champ de l’invisibilité du monde.
Il y a quelque chose de kantien chez Antonioni, malgré tout le kantisme d’Antonioni n’est pas un kantisme de la pensée, c’est plutôt un kantisme de la main, un kantisme maniériste, et même un kantisme indiciel, un kantisme qui indique le vide au-delà de l’espace.
Pour Antonioni filmer c’est ainsi essayer de montrer le vide au-delà du vide, le vide au-delà de l’espace vide. Malgré tout afin de montrer ce vide au-delà de l’espace, Antonioni a besoin de figures humaines, de figures humaines abstraites. Antonioni utilise ainsi la femme, la présence de la femme comme figure abstraite afin d’indiquer le vide au-delà de l’espace, le vide au-delà de l’espace vide. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la figure abstraite de la femme survient comme un indice. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni la figure abstraite de la femme survient comme l’indice du vide au-delà du vide, l’indice du vide au-delà de l’espace vide.
Le hors-champ d’Antonioni apparait comme un hors-champ absolu. Ce qui apparait hors-champ à l’intérieur du cinéma d’Antonioni ce n’est pas la transcendance, c’est à l’inverse l’immanence. Ce qui apparait hors-champ à l’intérieur du cinéma d’Antonioni c’est l’absolu de l’immanence comme l’immanence de l’absolu, c’est l’absolu de l’espace, l’immanence absolue de l’espace.
C’est comme si pour Antonioni la présence du monde n’était pas visible. Pour Antonioni, la présence du monde est invisible, reste hors du visible. Seule apparait visible la disparition du monde. Seul apparait visible le vide. Seul apparait visible le vide de la disparition du monde. L’étrangeté du cinéma d’Antonioni c’est d’abolir la convention selon laquelle la présence serait visible et la disparition invisible, la convention selon laquelle la matière serait visible et l’immatériel invisible. Le cinéma d’Antonioni insinue à l’inverse que la matière apparait invisible et que l’immatériel apparait visible.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la présence du monde apparait comme le hors-champ du vide, comme le hors-champ de la disparition du vide, comme le hors-champ de la disparition de l’espace.
Antonioni filme ainsi une volatilisation paradoxale, la volatilisation du vide. Antonioni filme la volatilisation du vide de l’apparence comme matière du monde, comme matière invisible du monde.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la présence du monde existe hors-champ, l’intégralité du monde existe hors-champ, la présence intégrale du monde existe hors-champ. Pour Antonioni, le hors-champ apparait paradoxalement comme la présence du monde. Pour Antonioni, la présence du monde existe comme vide hors-champ. Pour Antonioni, la présence du monde c’est le hors-champ même.
Le cinéma d’Antonioni essaie d’indiquer paradoxalement que là où l’homme regarde, le monde n’existe plus, que là où l’homme regarde le monde disparait. Pour Antonioni, le monde existe uniquement par-delà le regard de l’homme.
Pour Antonioni, à l’intérieur du champ il y a uniquement le vide de l’apparition comme l’apparition du vide. Pour Antonioni, à l’intérieur du champ il y a l’apparition du vide qui erre à la recherche de la présence du monde.
L’illimité du hors-champ d’Antonioni n’est pas celui du possible. L’illimité du hors-champ d’Antonioni apparait comme celui de l’absolu. L’absolu c’est-à-dire ce qui détruit le rapport, ce qui détruit la relation. C’est pourquoi le plan d’Antonioni n’a aucun rapport avec son hors-champ. Le plan d’Antonioni apparait contigu à son hors-champ sans être en rapport avec le hors-champ. Le plan d’Antonioni apparait ainsi abstrait. Filmer pour Antonioni c’est abstraire le vide, c’est abstraire le vide de l’absolu, c’est abstraire le vide de l’immanence, c’est abstraire le vide de l’absolu de l’immanence.
Le cinéma d’Antonioni abstrait un horizon d’événements humains de l’immanence absolue du cosmos, de l’absolu immanent du cosmos. À l’intérieur du cinéma d’Antonioni, l’horizon du plan est celui des événements humains et la destruction d’horizon du hors-champ c’est celui de l’illimité du cosmos. Ce que montre le cinéma d’Antonioni c’est qu’il n’y a pas de rapport entre l‘horizon des événements humains et l’illimité du cosmos (ce serait l’aspect quasi pascalien d’Antonioni). A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, l’horizon des événements humains et l’illimité du cosmos, et l’immanence illimité du cosmos ne raccordent pas.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, il n’y a aucun rapport, aucun raccord entre l’horizon humain et la présence du monde, pas même un rapport d’extériorité. Ce problème de non- relation, de non-raccord entre l’horizon humain et la présence du cosmos apparait aussi à l’intérieur du cinéma de Kubrick. Malgré tout Kubrick relie de force l’homme au cosmos par la démiurgie même du montage, par la démiurgie outrecuidante du montage. Antonioni à l’inverse n’accomplit pas de force la rencontre de l’horizon humain et de l’illimité du cosmos par le montage. Antonioni préfère plutôt filmer en attendant que cette rencontre de l’horizon humain et de l’illimité du cosmos ait lieu par hasard ou par miracle, par hasard du miracle. Antonioni filme précisément afin que cette rencontre, jusqu’à ce que cette rencontre ait lieu comme un miracle fragile, comme le miracle d’une énigme, comme le miracle fragile d’une énigme, d’une énigme au-delà du vrai et du faux.
Pour Antonioni, il y a un vide du monde. Malgré tout ce vide du monde n’est pas entre les plans. En effet, le montage, le raccord entre les plans n’est pas le problème d’Antonioni. Le problème d’Antonioni n’est ni celui du découpage ni celui du montage. Le problème d’Antonioni c’est d’abord celui du cadrage. Malgré tout ce problème du cadrage n’est pas uniquement celui du plan. En effet, à l’intérieur du cinéma d’Antonioni, ce qui cadre ce n’est pas le plan, c’est le film. Antonioni invente ainsi une forme de cadrage-temps. Antonioni essaie de cadrer l’espace par la sensation même du temps. Antonioni essaie de cadrer le vide de l’espace par la sensation même du temps.
À l’intérieur du cinéma d’Antonioni ce n’est pas seulement l’œil qui cadre. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni ce qui cadre c’est la sensation, c’est la coïncidence de l’œil, de l’ouïe, de l’odorat et du toucher, quatre sensations qui composent précisément un cadre, un carré.
Il y a ainsi une ressemblance entre le cinéma d’Antonioni et le cinéma de Tarkovski. C’est un cinéma de la sensation, de la sensation contemplative plutôt que du regard. La différence entre Antonioni et Tarkovski, c’est que Tarkovski essaie plutôt de sculpter l’espace avec la sensation.
Le cinéma d’Antonioni est l’inverse de celui de Lang (ou de Chabrol). Dans le cinéma de Lang, il n’y a pas d’autre réalité que celle du plan. Pour Lang, le réel c’est ce qui est dans le plan. Hors-champ, il n’y a rien, ou plutôt il n’y a que le regard même du cinéaste.
Pour Antonioni à l’inverse, à l’intérieur du plan, il n’y a pas le monde. Pour Antonioni à l’intérieur du plan il y a plutôt le regard même du cinéaste et le monde, le vide du monde c’est ce qui se trouve hors-champ. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, le monde, le vide du monde c’est ce qui se trouve senti par-delà le plan.
Antonioni n’immisce pas le vide entre les hommes et le monde. Antonioni n’immisce pas le vide entre l’espace et le monde. Antonioni n’immisce pas le vide entre les hommes et l’espace. Antonioni immisce plutôt le temps, le cadre du temps, le cadre de la sensation du temps entre le vide de l’espace et le vide du monde.
« Combien y’a-t-il de morts ? Qui sont-ils ? Et surtout où sont-ils ? » Antonioni, Ce Bowling sur le Tibre.
S’il y a une éthique du cinéma d’Antonioni ce n’est pas une éthique du vivant, c’est une éthique de la mort, ou plutôt une éthique des morts. Filmer c’est ainsi essayer de savoir où se trouvent les morts, où les morts se sont volatilisés. Les morts se trouvent-ils à l’intérieur du plan ou hors-champ. Ou bien les morts ne seraient-ils pas ceux qui parviennent à révéler un passage entre le plan et le hors-champ. A l‘intérieur du cinéma d’Antonioni, ce sont les morts même qui sont le Styx, le Styx entre le plan et le hors-champ. Selon Antonioni, il n’y a aucun rapport entre le plan et le hors-champ. Malgré tout cet intervalle a lieu, cet intervalle sans rapport, cet intervalle sans relation a lieu, cet intervalle sans relation a lieu comme indiqué, insinué, évoqué par les morts. Ainsi pour Antonioni, les morts révèlent le passage entre l’apparition du vide et la présence du monde, entre l’apparition visible du vide et la présence invisible du monde. (Que la mort soit ce qui accomplit le passage entre le plan et le hors-champ, le plan final de Profession Reporter le révèle de manière superbe.)
Comment marcher ? Antonioni pose ce problème à l’intérieur de chacun de ses films. Comment marcher à l’intérieur d’une maison et comment marcher au dehors ? Comment marcher à l’intérieur d’un lieu d’habitation (les évolutions compliquées de Monica Vitti sur le carrelage en damier de La Notte par exemple) et comment marcher aussi à l’intérieur d’un dehors inhabitable (la démarche erratique de Monica Vitti parmi les rochers de l’ile de L’Aventurra ou la démarche erratique de Monica Vitti entre les immeubles et les usines du Désert Rouge) ?
A l’intérieur du Désert Rouge, Monica Vitti indique qu’elle a perdu la sensation de la terre, la sensation du sol. Et en effet, elle ne marche plus sur la terre, elle marche sur des journaux, elle marche sur les papiers des nouvelles du jour, sur le papier journal qui tombe du ciel le long des murs de façon morne.
Le Désert Rouge est un film du suspens, du suspens sans élévation, du suspend engourdi, du suspens englué, suspens du feu et de la fumée des cheminées d’usines, suspens du journal, suspens des pylônes électriques mêmes. C’est comme si pour Antonioni, l’industrie (les machines industrielles) suspendaient le monde au-dessus de lui-même, suspens qui n’est pas cependant une ascension, suspens presque hallucinatoire qui interdit désormais au corps humain de marcher sur la terre, de marcher à la surface du sol. Antonioni montre alors comment l’homme et la femme des sociétés industrielles modernes marchent plutôt à travers une sorte de grésillement d’images, de grésillements de visions en suspens.
Les figures d’Antonioni ne désirent pas identifier l’espace. Les figures d’Antonioni cherchent plutôt à photographier l’espace avec leurs pas, à photographier l’espace avec leur démarche même (geste de photographier à la façon de Baudrillard « L’acte photographique, le moment de disparition, à la fois du sujet et de l’objet dans la même confrontation instantanée, le déclencheur abolissant le monde et le regard pour juste un instant, une syncope. » C’est par exemple le geste photographique des chaussures de Monica Vitti à l’intérieur de L’Eclipse ou à l’intérieur du Désert Rouge, geste par lequel elle appuie du talon ou de la plante du pied sur le sol et tourne ensuite autour de l’axe de cet appui comme si elle enregistrerait à la fois la présence et l’absence du sol par le déclencheur photographique de sa chaussure, geste de photographier avec sa chaussure qui révèle une forme de coquetterie métaphysique du pied.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la présence de la femme fait pivoter le monde sur lui-même, osciller le monde sur lui-même, osciller le monde autour de lui-même. Si la présence de la femme à la fois fascine et inquiète Antonioni c’est parce qu’il ne sait jamais à l’instant où il la regarde, s’il regarde cette femme, le monde ou lui-même. La présence de la femme fascine Antonioni parce qu’il ne sait jamais à l’instant où il la regarde s’il regarde la femme à l’intérieur du monde, la femme à l’intérieur du vide, la femme à l’intérieur du vide du monde ou lui-même, lui-même à l’intérieur du vide ou le vide à l’intérieur de lui-même.
Pour Antonioni, la femme montre le vide du monde. Malgré tout, la femme ne voit pas le vide du monde. Ce qui voit le vide du monde c’est l’homme. L’homme voit le vide du monde que la femme montre. La femme montre le vide du monde sans voir le vide du monde. L’homme voit le vide du monde que la femme montre.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, le vide entre le monde et l’espace apparait comme le vide entre un homme et une femme.
Antonioni immisce le temps de l’amour entre le monde et l’espace. Antonioni immisce le temps de l’amour entre le vide du monde et le vide de l’espace. Antonioni immisce l’amour d’une femme entre le monde et l’espace, entre le vide du monde et le vide de l’espace. Antonioni immisce le temps d’amour d’une femme entre le monde et l’espace, entre le vide du monde et le vide de l’espace.
Quand Antonioni filme une femme, le vide du monde survient comme le hors-champ de l’espace. Et quand Antonioni filme un homme, le vide de l’espace survient comme le hors-champ du vide du monde.
Antonioni filme l’amour de la femme et jamais l’amour de l’homme. C’est flagrant à l’intérieur de L’Eclipse. En effet pour Antonioni seule la femme aime, à l’inverse l’homme ne sait pas comment aimer.
Pour Antonioni, l’homme désire rencontrer la femme précisément afin de contempler le sentiment de l’amour, afin de contempler le sentiment de l’amour à la surface du corps de la femme.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni la femme n’apparait pas au monde. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la femme n’apparait ni au monde ni à l’homme. À l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la femme apparait plutôt à la peinture, à la peinture abstraite. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la femme apparait à l’abstraction de la peinture. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la femme apparait à la fois à la peinture abstraite et comme peinture abstraite. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la femme incarne la peinture abstraite, la femme incarne l’abstraction de la peinture.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la femme figure l’abstraction de la peinture. La femme figure l’abstraction de la peinture qui provoque l’oscillation insensée, irrationnelle entre le vide de l’espace et le vide du monde.
Antonioni filme afin de révéler la coïncidence de l’espace et de la lumière, la coïncidence érotique de l’espace et de la lumière et qui sait même le coït de l’espace et de la lumière, le coït de charme de l’espace et de la lumière, le coït de distinction de l’espace et de la lumière, le coït de charme distinct de l’espace et la lumière.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, cette coïncidence érotique de l’espace et de la lumière a lieu aux carrefours. Aux carrefours la lumière et l’espace coïncident par leur retard. Au carrefour, la lumière et l’espace coïncident par l’anticipation de leur retard.
« A tout croisement de routes, il y a un retard de la lumière. » Malcolm de Chazal
Selon Antonioni, au carrefour, la lumière survient en retard sur l’espace et l’espace survient en retard sur la lumière, malgré tout la lumière et l’espace y coïncident par leur anticipation même.
Selon Antonioni, l’érotisme, la forme de l’érotisme c’est toujours celle de l’anticipation du retard. De même que dans L’Eclipse Monica Vitti et Alain Delon se rencontrent à un carrefour parce qu’ils ont l’un et l’autre anticipé leur retard, de même aux carrefours la lumière et l’espace se donnent rendez-vous.
« Aux carrefours …il y a une diminution de conscience de l’homme. » Malcolm de Chazal
Selon Antonioni, au carrefour la conscience de l’homme disparait sans cependant y être remplacée par l’inconscient. Selon Antonioni, aux carrefours, la conscience et l’inconscient de l’homme et de la femme disparaissent et apparait alors la coïncidence, la coïncidence striée de la lumière et de l’espace.
Au carrefour, l’homme et la femme marchent sur la striure de l’espace et de la lumière. Au carrefour, l’homme et la femme ne marchent plus sur la terre, l’homme et la femme marchent plutôt sur la disparition de la conscience et de l’inconscient comme coïncidence striée comme striure de coïncidence de l’espace et de la lumière.
(Et si pour Antonioni il y a un problème de l’érotisme c’est parce qu’il est impossible de savoir si l’espace est masculin ou féminin et si la lumière est masculine ou féminine.)
Selon Antonioni, la lumière et l’espace se rencontrent érotiquement, coïncident érotiquement comme l’homme et la femme sans qu’il soit malgré tout jamais possible de savoir de quel sexe est la lumière et de quel sexe est l’espace. Et selon Antonioni, ce qui abolit la révélation du sexe de l’espace et du sexe de la lumière, c’est le temps.
« Un récit qui nait d’un fait aussi grave qu’un crime pour arriver à un autre fait qui n’a rien à voir avec le premier, si ce n’est qu’il est éclairé par la même lumière. »
Étrangement ces phrases d’Antonioni ressemblent à du Gombrowicz. Pour Antonioni, la lumière ne révèle pas le monde. Selon Antonioni, la lumière serait plutôt la révélation même du rien à voir. Pour Antonioni, la lumière c’est le rien à voir entre les événements, entre les événements des hommes. Pour Antonioni, la lumière ne révèle même pas le vide. Pour Antonioni, la lumière c‘est plutôt le vide qui voit. La lumière c’est la vision même du vide. La lumière c’est la vision du vide entre les événements humains.
Pour Antonioni, la lumière n’est pas ce qui révèle la matière du monde. Pour Antonioni, la lumière c’est plutôt la vision du vide à la surface de la matière du monde. Pour Antonioni, la lumière dessine le lieu du vide. La lumière dessine le lieu du vide à la surface de la matière du monde. Pour Antonioni, ce qui est illuminé apparait comme touché par le vide. Ce qui est illuminé apparait touché par la forme du vide.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, non seulement l‘espace apparait antérieur à l’histoire des hommes et plus encore surtout l’espace apparait antérieur au temps et à la lumière. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, l’espace apparait antérieur au temps de la lumière et à la lumière du temps.
Pour Antonioni, la lumière a lieu à l’intérieur du vide de l’espace. Ou plutôt la lumière a lieu à l’intérieur de la disparition de l’espace, à l’intérieur de la disparition de vide de l’espace.
Les figures d’Antonioni ressemblent souvent à des personnages de romans-photos. Les figures d’Antonioni ressemblent à des personnages de romans-photos philosophiques. Les figures d’Antonioni ressemblent parfois à des personnages de romans-photos leibniziens, parfois de romans-photos kantiens, parfois de romans-photos schopenhaueriens, parfois de romans-photos husserliens, parfois de romans-photos heideggériens.
Le cinéma d’Antonioni révèle des silhouettes heideggériennes, des silhouettes d’un roman-photo heideggérien qui errent à la fois avec nonchalance et désespoir à l’intérieur d’une forme d’espace kantien.
Les figures d’Antonioni ressemblent à des personnages de romans-photos inhumains, à des personnages de romans-photos inventés non pas par des hommes, inventés plutôt par le carrefour de l’espace et de la lumière, par le croisement aporétique de l’espace et de la lumière.
Les figures d’Antonioni ont un aspect étrangement fanatique. Les figures d’Antonioni évoluent tels les fanatiques de leur incertitude, les fanatiques de leur anxiété, les fanatiques de leur incertitude anxieuse. Les figures d’Antonioni transmutent l’espace en un temple d’incertitude, en un temple d’anxiété, en un temple d’incertitude anxieuse, en un temple d’anxiété incertaine.
Selon Antonioni, la figure humaine n’est qu’un symptôme de l’espace. Selon Antonioni, l’histoire même des hommes n’est finalement qu’un symptôme de l’espace. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, les figures humaines sont des symptômes obsessionnels de l’espace. A l’intérieur du cinéma d‘Antonioni les figures de la vie humaine sont des symptômes obsessionnels de l’espace.
C’est comme si pour Antonioni la vie humaine elle-même était un symptôme de maladie, le symptôme d’une sorte de contamination de l’espace, de contamination obsessionnelle de l’espace. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, l’espace semble en effet à chaque seconde contaminé à travers l’anxiété de vivre des êtres humains.
Dans Identification d’une Femme, un personnage propose l’hypothèse selon laquelle Dieu existe mais les hommes n’existent pas. En effet à l’intérieur du cinéma d’Antonioni, les hommes n’existent pas, les hommes ne sont que les automates de la maladie de leurs sentiments. Ainsi à l’intérieur du cinéma d’Antonioni, seules existent les femmes. Seules existent les femmes comme des déesses de l’évidence, comme les déesses de l‘évidence malgré tout à chaque instant contaminées à travers la maladie du sentiment des hommes.
Antonioni filme comme les augures grecs qui traçaient une ligne abstraite à l’intérieur du ciel afin d’y interpréter des signes. Cependant à la différence des augures de l’antiquité, Antonioni ne distingue pas le tracé du temple à l’intérieur du ciel et le déchiffrement des signes. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, le tracé augural du templum semble toujours déjà l’unique interprétation de ce que qu’Antonioni nomme la maladie des sentiments, la maladie moderne des sentiments.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, le tracé architectural de la contemplation, de la contemplation du monde apparait toujours déjà comme la forme de son interprétation. Antonioni ausculte ainsi le monde de manière architecturale. Antonioni filme à la manière d’un architecte-médecin. La caméra d’Antonioni n’est pas un scalpel qui découpe, c’est plutôt un scalpel qui ausculte, un scalpel qui écoute battre la respiration de l’espace, la respiration absolue de l’espace.
Il y a une ressemblance entre le cinéma de Melville et le cinéma d’Antonioni, celle des rues vides, celle des rues désertes. Pour Antonioni comme Melville, les rues, les rues des villes ressemblent à des déserts. Pour Antonioni comme pour Melville, la rue n’est pas un lieu de passage, le lieu de passage d’une multitude d’hommes, la rue apparait comme un lieu désert, le lieu désert d’une solitude. Pour Antonioni, la rue n’est presque jamais peuplée (à l’exception de la scène de foule de l’Aventurra, et ce qui peuple la ville c’est alors le désir d’une foule d’hommes pour une seule femme). Pour Antonioni, la ville n’est pas l’espace du peuple (comme la ville l’est pour tant d’autres cinéastes, Rossellini d’abord). Pour Antonioni, la ville apparait comme le lieu du désert de l‘âme. Antonioni ne filme pas alors la ville comme si la ville était une création de l’homme, une invention de l’homme. Antonioni filme plutôt les hommes comme s’ils étaient des tics de la ville, des tics de distraction de la ville, des rictus de la ville, des rictus de distraction de la ville. Antonioni filme les hommes comme s’ils étaient des émanations symptomatiques de la ville, des émanations à la fois distraites et obsessionnelles de la ville.
Les personnages d’Antonioni ont des aspects de flâneurs. Cependant à la différence des flâneurs de Baudelaire médités par Benjamin, leur flânerie ne révèle aucun passage, leur flânerie ne flirte avec aucun passage. Les personnages d’Antonioni semblent plutôt errer tels des flâneurs de l’infranchissable, des promeneurs de l’impasse de l’espace.
La malédiction des figures d’Antonioni c’est de n’être ni des sédentaires ni des nomades. Les personnages d’Antonioni sont plutôt des promeneurs du désert, de dérisoires promeneurs du désert, d’à la fois majestueux et dérisoires promeneurs du désert. Les figures d’Antonioni n’appartiennent ni à l’espace lisse ni à l’espace strié (que Deleuze a théorisés dans Mille Plateaux). A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la rue (le coin de la rue, le carrefour) c’est précisément quelque chose comme une frontière, une frontière infranchissable entre l’espace lisse et l’espace strié, espace infranchissable qui est celui de l’échiquier (échiquier autrement dit l’espace comme trajectoire de l’échec). Echiquier de La Nuit où Marcello Mastroianni et Monica Vitti essaient désespérément de s’amuser, frontière infranchissable qui apparait aussi comme celle du désert devenu un échiquier de sable dans Profession Reporter. Dans Profession Reporter Antonioni filme alors le désert comme échiquier de sable de l’espace.
Antonioni hitchcockise l’espace, en particulier et surtout dans Blow Up. Antonioni hitchcockise l’architecture de l’espace. Le suspens narratif d’Hitchcock devient chez Antonioni quelque chose comme un suspens phrastique de l’espace. Le suspens narratif Hitchcock devient chez Antonioni le suspens d’un haïku d’espace, un haïku d’espace qui semble séparé, distinct de son évanouissement même, d’un espace qui donne l’impression de s’éloigner de sa disparition même.
A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, l’espace apparait comme une forme absolue. A l‘intérieur du cinéma d’Antonioni, l’espace apparait comme la forme du destin, comme la forme absolue du destin. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, l’espace apparait comme la phrase du destin, comme la phrase absolue du destin. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la figure humaine n’a pas lieu à l’intérieur de l’espace. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la figure humaine apparait destinée à l’espace, à la forme de l’espace, à la forme absolue de l’espace. A l’intérieur du cinéma d’Antonioni, la figure humaine apparait comme la ponctuation d’anxiété, comme la ponctuation d’anxiété vitale de la forme absolue de l’espace, de la forme-espace du destin.
Il y aurait peut-être aussi une ressemblance entre le cinéma d’Antonioni et celui de Cronenberg, celle de la mutation, celle d’une insistance de la mutation, d’une mutation qui serait celle de l’assentiment.
Chez Antonioni, la mutation révèle une forme d’assentiment à la distinction, une forme d’assentiment à la distinction de l’invisible, d’assentiment à l’épouvante élégante de l’invisible, à l’épouvante dandy de l’invisible.
Antonioni filme les intonations de l’espace. Antonioni filme les intonations mentales de l’espace. Antonioni filme les intonations de sentiment de l’espace, les intonations de sentiment mental de l’espace. Antonioni filme les intonations de lumière de l’espace, les intonations de lumière comme de sentiment de l’espace.
Le cinéma d’Antonioni révèle le problème de la transformation des sensations inhumaines en sentiments humains. En effet les figures d’Antonioni ne parviennent pas à transformer l’aisance de leur sensualité en bonheur du sentiment. L’aisance de leur sensualité n’a lieu qu’à l’intérieur même de leur désespoir.
Les figures d’Antonioni apparaissent ainsi sensuelles à destination du monde. Les figures d’Antonioni apparaissent sensuellement destinées au monde sans cependant apparaitre adressées aux sentiments des autres hommes.