Poursuivre la Phrase du Jour, Peter Handke
L’écriture de Handke révèle d’abord l’avoir lieu, l’avoir lieu du monde. « Les grands poètes n’étaient-ils pas avant tout des gens qui connaissaient parfaitement un lieu.» « Ma seule croyance est bien celle de la force des lieux, et les lieux s’éteignent. »
Ecrire pour Handke c’est à la fois avoir lieu et relier les temps de l’avoir lieu, les instants de l’avoir lieu. Écrire pour Handke c’est inventer la suite des avoir lieu, la suite des avoir lieu de l’existence. « Je vais bien quand je vois en moi l’espace d’un instant, tranquilles, tous les lieux de la terre qui comptent pour moi, d’une beauté presque inquiétante, l’un auprès de l’autre, l’un après l’autre. »
« Que je me dise : « j’ai le temps », les choses prennent forme sur le champ. » « Le travail comme temps libre : un idéal que j’ai vécu malgré tout quelque fois. Maintenant enfin dans mon travail, je suis à ma place, libre, et j’ai tout le temps du monde, je suis travaillant ainsi maitre de mon temps. »
Handke écrit afin d’avoir lieu comme d’avoir le temps. Handke écrit afin d’avoir le temps du lieu comme d’avoir le lieu du temps. Pour Handke, l’écriture affirme ainsi la coïncidence de l’espace et du temps à savoir la forme par laquelle le temps vient autour de l’espace, le temps survient autour de l’espace, le temps survient comme aura de l’espace. « Je ne peux retenir les lieux que dans leur aura : dans leur manière de temps, dans leur « aura » de temps. »
Pour Handke, la seule manière d’avoir lieu c’est d’affirmer le vide à l’intérieur de soi. « Le vide en moi et devant moi ce qui est ouvert : c’est à dire je suis vide et devant moi tout est ouvert, avec les couleurs et les formes dans la diversité, dans son temps devenu aussi le mien. » « Le vide vient au-devant de moi comme un appel céleste, un appel à créer la forme. »
Pour Handke, l’avoir lieu apparait aussi comme un problème, une manière de poser un problème, une manière qu’a le dehors (la nature, le dehors de la nature) de poser un problème, de poser un problème de temps. « Fuite dans la nature : le reproche est justifié quand je me refugie dans la nature pour échapper à un problème, au lieu d’emporter le problème dans la nature. Mais se rendre dans la nature avec le problème, ce serait la conséquence idéale de ce problème, le contraire de la fuite. »
« Maintenant ! m’écriai-je pour ordre. Et le ciel devint une voûte. »
Le problème de l’écriture pour Handke c’est ainsi le problème de la tenue et du maintenant, de la tenue du maintenant. Le problème de l’écriture pour Handke c’est ainsi le problème de la tenue de la langue à l’intérieur de la main du temps.
Ecrire pour Handke c’est tenir la langue, c’est tenir la langue debout, c’est maintenir la langue en équilibre, c’est maintenir la langue en équilibre par la lenteur. Ecrire pour Handke c’est architecturer la langue par la lenteur de l’imagination. « Une architecture (construction) des phrases qui donnerait le vrai retentissement (accumulation, apaisement de la conscience) ce serait la véritable littérature (en me retentissant par la construction je trouve la mesure de ce temps qui fait naitre l’imagination. »
Handke a le sentiment intense d’une forme de salut matériel. En cela Handke ressemble à Ponge. Handke sait ainsi que le salut apparait seulement par l’existence du dehors, par l‘existence du monde du dehors, par l’existence du monde quand l’homme a l’audace de le contempler. Pour Handke, sentir le dehors du monde c’est toujours déjà apparaitre sauvé. « En présence de ce que tu vois, parce que cela t’a peut-être déjà sauvé. »
« Sans forme l’expérience vécue n’existerait même pas. Mais à force de forme, il pourrait bien ne plus avoir d’expérience vécue. »
Pour Handke, la forme affirme la sensation même, la sensation même d’exister. Malgré tout cette sensation de la forme n’est pas une expérience vécue, n’est pas une expérience de la vie. Cette forme de la sensation apparait plutôt comme un événement, un événement de l’existence, l’événement d’immortalité de l’existence.
Handke cherche à rester à chaque instant en forme, à rester à chaque instant comme forme afin que chaque chose trouve grâce à l’intérieur de ses yeux.
« Imaginer voudrait dire, il a quelqu’un à qui penser. »
Handke sait la différence entre la pensée et l’imagination à savoir la différence entre penser quelque chose et penser à quelque chose ou penser à quelqu’un. Handke sait la différence entre penser, l’acte de la science ou de la philosophie et penser à, le geste de l’imagination.
Handke affirme ainsi une forme de bienveillance lointaine, une forme de reconnaissance sans contact, de reconnaissance dépourvue de contact. « Seul, j’éprouve pour beaucoup de gens une reconnaissance que je ne pourrais pas éprouver en leur présence. »
« C’est l’hiver, enfin j’ai de nouveau des rêves profonds. »
Handke sait qu’il y a une profondeur du froid. Et cette profondeur du froid apparait aussi comme une profondeur de l’imagination. Cette profondeur du froid apparait à la fois comme une profondeur de l’imagination et comme une profondeur du souffle. « La neige, une respiration large. Oui, les choses respirent. »
Handke sait la sauvagerie du froid. Handke sait l’animalité de la neige. « Je rêvai de la première neige et en m’éveillant là voilà, et je ne bougeai pas, comme quand on observe un animal. »
« Dehors je contemple les brins d’herbe oscillants et je sentis que moi aussi, peu à peu, je me mettais à avoir un visage. » « Une forme porteuse sait de manière illégale. » L. Hohl »
Pour Handke, la contemplation donne un visage. La contemplation donne un visage à celui qui contemple. Pour Handke il y a un avoir forme de la contemplation et cet avoir forme de la contemplation donne un visage illégal, un visage en dehors de la loi, le visage d’une clandestinité extatique qui apparait à la fois en dehors du crime et de la loi.
Handke trouve la paix par le mépris. Handke révèle la paix du mépris. Handke révèle l’ascèse du mépris, l’ascèse paisible du mépris. Et qui sait même Handke révèle la sainteté du mépris, la sainteté paisible du mépris, la sainte lenteur du mépris.
Handke invente ainsi une forme de contemplation méprisante, une forme de mépris contemplatif. Handke invente une forme de contemplation par le mépris, une forme de contemplation par mépris intense.
« C’est seulement ainsi que les objets peuvent pour moi avoir un nom, quand ils rappellent quelque chose. Ce qu’ils rappellent c’est la paix. » Images du recommencement
Ainsi c’est comme si pour Handke, le mépris révélait la mémoire même de la paix. Ainsi c’est comme si pour Handke la seule manière de sauvegarder la paix, la paix du monde était de mépriser les hommes.
« Je suis heureux que le dehors existe. Mais je ne puis me réjouir du dehors que lorsqu’il est pacifique. Je veillerai donc à ce que le dehors soit pacifique. »
Le mépris contemplatif de Handke apparait précisément comme cette forme d’extrême vigilance. Le mépris contemplatif de Handke affirme l’extrême vigilance de la paix. Le mépris contemplatif de Handke affirme l’extrême vigilance du calme, l’extrême lucidité du calme.
« Je ne peux me montrer ouvert que comme forme fermée. »
La posture de mépris contemplatif de Handke apparait à la fois comme celle d’une fermeture ouverte et comme celle d’une ouverture fermée. Le geste de mépris contemplatif de Handke c’est d’apparaitre à la fois comme visage ouvert et corps fermé ou comme corps ouvert et visage fermé.
« Je ne veux penser qu’à ce dont je veux penser du bien. Penser du mal de quelque chose ne me donne pas le sentiment d’envol de la pensée. »
Le paradoxe de l’écriture de Handke c’est de parvenir à dire le bien par le mépris, par les formes du mépris. Le paradoxe de l’écriture de Handke c’est de parvenir à dire le bien par la distinction du mépris, par la lenteur du mépris, par la distinction de lenteur du mépris.
« On peut écrire de façon saccadée sur le mal (à la « jazz »), par lui-même il est suggestif. Le bien, il faut le dire calmement. »
L’écriture de Handke se tient ainsi aux antipodes de celle de Céline (ou de celle de Bernhard). Plutôt que d’exciter la langue, que d’exciter musicalement la langue pour dire le mal, Handke préfère apaiser la pensée pour donner à sentir la banalité du bien, la banalité éblouissante du bien.
« Chez le grand écrivain, rage, mépris, amour seraient complètement passés dans la langue, comme un mouvement nouveau, un mouvement autre, comme une paix nouvelle. » « Réserve donc la rage du mépris pour le calme d’un amour. »
Pour Handke, la paix de la phrase n’est pas l’expression d’un sentiment, la paix de la phrase apparait plutôt comme partage des sentiments, comme partage de l’amour, du mépris et de la colère. Pour Handke, à l’intérieur de la paix de la phrase, il y a à la fois un amour colérique et un amour méprisant, une colère amoureuse et une colère méprisante, un mépris amoureux et un mépris colérique.
Pour Handke, l’écriture affirme une forme de reconnaissance amoureuse, une forme de reconnaissance amoureuse paradoxale. Pour Handke, écrire c’est reconnaitre amoureusement le connu afin de transformer ainsi le connu en inconnu. « Aussitôt que s’enclenche l’amour pour quelque chose de simplement connu auparavant, ce caractère connu est totalement effacé. Dans ce que j’aime à présent, je ne sais plus ce que j’aimais auparavant. »
Cette reconnaissance est celle d’un regard qui contemple ou entrevoit sans jamais scruter ou observer, sans jamais examiner. « Les visages des gens quand je les regarde simplement, sans les observer, sont plein de clarté. » Ainsi pour Handke la reconnaissance d’amour n’est pas ce qui réitère le connu. La reconnaissance d’amour apparait plutôt comme ce qui recommence l’inconnu.
Pour Handke la valeur la plus intense de l’existence c’est toujours celle de l’inconnu, de l’inconnu ainsi, de l’inconnu ainsi maintenant. « Je pourrais avoir autant d’amis qu’on voudrait, je n’en vivrai pas moins avec les objets et les inconnus, les visages inconnus de tous les jours. Et c’est seulement d’après eux que je mesurerai ce qu’il y a de beau et de mauvais dans ma vie. »
« Chacun se plaint de l’esprit du temps et chacun est cet esprit du temps. »
Le mépris contemplatif de Handke apparait ainsi comme le geste de s’abstraire de l’esprit du temps, de s’abstraire du sens de l’histoire. Le mépris contemplatif de Handke apparait comme le geste de s’abstraire de la croyance en un sens de l’histoire de l’humanité.
Le mépris contemplatif de Handke apparait aussi comme une manière d’esquiver un crime latent, le crime latent du regard latéral, du regard latéral distrait, crime latent du regard distrait qui anéantit l’imagination. « Arrière-pensée et regards de côté empêchent l’imagination de relier les détails. » « Mais en jetant un regard latéral sur une zone carrelée, je ressentais tout à coup une irrépressible envie de tuer. »
Pour Handke, il y a à l’intérieur de la pensée une gigantesque hésitation, une hésitation qui paradoxalement invente un chemin et parfois un pont, une hésitation à la fois comme un chemin vers soi et un pont vers les autres et comme un chemin vers les autres et un pont vers soi.
« … en écrivant je me retentis (le retentissement est un déploiement). »
Pour Handke, l’écriture fait retentir l’hésitation, fait retentir l’hésitation même de la pensée. Chaque phrase de Handke survient comme le carillon de l’hésitation de la pensée. Pour Handke, l’écriture apparait ainsi comme une manière de donner un rythme à la pensée. Pour Handke écrire c’est déployer le rythme d’une hésitation, c’est déployer l’hésitation de la pensée, c’est déployer le rythme d’hésitation de la pensée et par ce déploiement essayer de sanctifier l’hésitation de la pensée comme lenteur, comme « sainte lenteur » « Ses gestes ne deviennent vraiment les siens que lorsqu’il se met à les accomplir avec lenteur. Alors il se laisse porter par la lenteur des choses.»
L’écriture de Handke révèle la grande et belle hésitation du comment poursuivre, du comment relier une phrase à une autre, belle hésitation dont Handke trouve aussi l’exemple en Cézanne. « Nulle part, dans ses tableaux, Cézanne n’était sûr de la façon dont les choses allaient continuer. Même au sein de la forme la plus réduite qui soit, il ne possédait pas de formule automatique. »
Pour Handke le problème de l’écriture apparait d’abord comme le problème de la poursuite des phrases. Comment poursuivre une phrase ? Avec quoi poursuivre une phrase. Quand apparait-il préférable de poursuivre une phrase avec une autre phrase ou avec l’événement du vide ?
Pour Handke, ce qui relie les phrases les unes aux autres, ce par quoi les phrases se rencontrent, se joignent et se touchent, c’est la forme du jour, c’est la forme de la journée, la forme singulière de la journée, la forme unique de la journée. « Penser vastement à savoir à travers les siècles, je ne sais pas le faire, sauf si j’ai l’inspiration. Je peux seulement d’un point de vue unique, penser d’un jour à l’autre, du matin au soir.»
Pour Handke la poursuite d’une phrase apparait ainsi toujours en relation avec la forme particulière d’une journée. Dans ses entretiens, Handke indique qu’il reste parfois assis plusieurs heures à sa table de travail à attendre sans écrire la venue de la phrase exacte après celle qu’il a déjà écrite et cela en s’interdisant la moindre rature (la moindre correction). Il explique qu’il doit ainsi attendre même s’il n’écrit pas parce que la forme de cet enchainement entre deux phases sinon ne reviendra jamais. Il pense en effet que s’il arrête d’écrire pour recommencer à travailler le lendemain, la forme de cet enchaînement aura disparu à jamais. « Un homme aux nerfs paisibles dirait : rien ne vient aujourd’hui, je me lève … mais je sais très bien que si je ne reste pas concentré sur mon but, je dis intentionnellement concentré sur mon but, demain ce but en question aura disparu. » C’est pourquoi pour Handke, le sommeil, la nuit ont un aspect dangereux. En effet pour Handke le sommeil et la nuit ont le pouvoir d’interrompre la poursuite des phrases, la poursuite des phrases du jour et qui sait de l’interrompre à jamais. C’est pourquoi Handke rêve parfois d’une existence où les jours auraient une même et unique forme. « Comme ils sont nombreux, les gens qui se plaignent que les jours sont tous les mêmes, et comme je voudrais qu’ils soient tous les mêmes. »
Ainsi pour Handke, ce qu’il y entre deux phrases, ce qui parvient malgré tout à relier une phrase à une autre, c’est une intuition qui n’existe qu’un jour et un seul, c’est l’intuition d’un seul jour, c’est l’intuition d’une solitude du jour. Pour Handke, ce qu’il y a entre les phrases, ce par quoi, ce grâce à quoi les phrases se relient et se poursuivent, c’est la solitude du jour, c’est le sentiment de solitude du jour.
« Je n’ai le droit de me mettre à écrire que quand j’ai attendu assez longtemps pour que l’intuition soit de nouveau plus forte que ce que je sais. »
Ainsi d’une phrase à l’autre, Handke attend l’intuition du jour. Handke attend la solitude du jour comme intuition. Handke attend la solitude de l’aujourd’hui, la solitude de l’aujourd’hui comme intuition.
« Avoir le temps, ma fierté. »
La fierté de Handke c’est ainsi d’avoir le temps jour après jour, d’avoir le temps au jour le jour. La fierté de Handke c’est d’avoir le temps au jour le jour sans que jamais le temps d’un jour ne présuppose ou ne programme le temps d’un autre jour. « Le meilleur travail malgré tout est peut-être celui qui nous empêche de penser au-delà du jour suivant. »
Handke ne vit pas dans le présent. Handke préfère exister au jour le jour. Cette manière d’exister au jour le jour, d’exister à l’intérieur d’un seul jour n’abolit pas malgré tout la nostalgie. La tendresse apparait en effet pour Handke comme la forme de la nostalgie à l’intérieur du jour même. La tendresse nostalgise la présence. La tendresse nostalgise la présence à l’intérieur d’un même jour. « Je me souviens d’un instant de tendresse, il y a longtemps, or c’était aujourd’hui même. »
« Toujours cette envie de traverser le monde devant moi avec le mouvement de l’écriture, faire ainsi le tour du monde. »
Ecrire pour Handke c’est ainsi une manière de faire le tour du monde d’un jour, une manière de faire le tour du monde en un seul jour comme une manière de faire le tour du jour en un seul monde.
Ecrire pour Handke c’est ainsi accomplir le partage du jour avec le lieu du monde. Et Handke ne sait malgré tout alors jamais si ce geste apparait comme celui d’un trajet connu ou comme celui d’une errance inconnue. « Je suis sûr qu’il n’existe pas d’autre chemin que le mien ; mais parfois je ne sais pas si je suis sur un chemin. »
« Pour écrire, j’ai besoin de ma tranquillité puis de l’excitation puis de l’apaisement et cela phrase après phrase. »
Comment poursuivre une phrase ? La seule manière c’est d’abord d’exciter la paix et ensuite d’apaiser l’excitation. Ce double geste paradoxal, seul le mépris, seul le mépris même du jour a le pouvoir de l’accomplir, seule l’intuition de mépris de chaque jour a le pouvoir de l’accomplir.
« Tracer des frontières rien qu’en inspirant et expirant. »
Pour Handke, l’écriture révèle les frontières du souffle. Pour Handke l’écriture révèle les frontières du souffle à l’intérieur même du cœur, ou plutôt les frontières du souffle à la surface du cœur. Pour Handke, l’écriture joue avec les frontières du souffle. Pour Handke, l’écriture joue avec les souffles du cœur, avec les frontières de souffle du cœur.
« Comment puis-je continuer à vivre ? Et la réponse fut « posément » »
Comment poursuivre une phrase ? Par une pause. Par la pause du jour comme souffle à la surface du cœur, par la pose du souffle comme jour à la surface du cœur, et par la pause du cœur comme jour à la surface du souffle.
Ecrire pour Handke survient comme le jeu de faire tenir le souffle debout. Ecrire survient comme le jeu de faire tenir le souffle debout à la manière d’un seuil, à la manière d’un seuil à la surface du cœur. « Vouloir la grandeur veut dire pour moi : langue dans laquelle je peux me redresser (non pas m’anoblir, ou « m’améliorer » mais tout simplement me maintenir droit. »
Handke sait aussi que ce seuil du souffle debout à la surface du cœur n’est pas rationnel, qu’il apparait plutôt comme une forme de la déraison, comme la déraison du calme, comme le cri de déraison du calme. « La raison est certes incontournable mais ce qui m’enthousiasme et donne à ce que je fais la cohésion c’est depuis toujours ce qui surpasse la raison, le chant céleste, le cri céleste. »
« Et que ne rien faire même devienne un jeu, je suis là inactif et je joue. »
Pour Handke l’écriture affirme ainsi le jeu de la paralysie, le jeu à la fois cordial et cardiaque de la paralysie.
« Toute phrase quand on l’écrit doit être précédée d’une onde préalable sans paroles qui en donne la longueur et le rythme. » « Chez Homère, les morts ne savent rien des vivants. »
Chez Handke le rythme de la phrase survient ainsi antérieur à l’inscription même de la phrase exactement comme les morts oublient les vivants.
« A l’intérieur des mots, entre les mots règne plutôt la chimie, entre les phrases plutôt la physique (au sens d’un effet de levier) » « Ma vision préférée : soulever quelqu’un (non pas le porter) »
Pour Handke, le problème de la poursuite des phrases apparait ainsi comme un problème physique à savoir un problème de levier, un problème de soulèvement. Comment une phrase a-t-elle la force d’en soulever une autre ? Pour Handke, seule l’intuition du jour dispose de cette force de soulèvement.
Pour Handke, les phrases se soulèvent les unes les autres par l’intuition du jour, par l’intuition d’un même jour sans jamais se soulever les unes les autre d’un jour à l’autre. Ce qui pour Handke donne ainsi une force de soulèvement aux phrases c’est à la fois que le jour survient comme ouvert à l’intérieur de lui-même et reste cependant fermé aux autres jours.
« Le « et, et ,et… »du narrateur est comme un « enfant , enfant , enfant… » »
Handke sait que le et révèle l‘enfance du jour. Handke sait que le et insinue l’intuition d’enfance du jour entre les jours. Pour Handke, la poursuite des phrases a lieu par soulèvement et ce qui soulève comme souffle les phrases les unes après les autres c’est le et , c’est le et du jour , c’est le et d’enfance du jour. Pour Handke, ce qui soulève comme souffle les phrases les unes après les autres c’est l’enfance du jour comme force de gravitation du et, comme force de respiration du et , c’est l’enfance du et comme force de gravitation du jour, comme force de respiration du jour, comme force de gravitation-respiration du jour qui à la fois, en même temps, à la même fois du temps, ouvre le jour à l’intérieur de lui-même et ferme le jour aux autres jours.
« Les poèmes avec « et » montrent l’heureuse association de deux objets. »
Pour Handke, le et indique un heureux hasard. Pour Handke, le et indique le heureux hasard des apparitions, le heureux hasard de l’apparition des choses. Pour Handke, le et indique le heureux hasard de l’apparition des choses à proximité l’une de l’autre, de l’apparition des choses à l’intérieur d’un espace de proximité.
Le et de Handke n’est pas celui de Deleuze, le et de Handke ressemble plutôt à celui de Deguy. Pour Handke, le et c’est à la fois ce qui joint et ce qui sépare, ce qui relie et ce qui distingue. Cette relation distante du et c’est pour Handke à la fois celle de la tristesse et celle de la joie. Pour Handke, le et indique à la fois une joie triste et une tristesse joyeuse.
Il y a un aspect flaubertien chez Handke. Comme Flaubert, Handke essaie de révéler la beauté de la banalité même. Handke essaie d’indiquer les poses éblouissantes de la banalité, les poses éblouissantes du quotidien.
Comme Flaubert, Handke cherche à explorer méthodiquement et à composer harmonieusement les aspects du quotidien. « Toute lecture est dépourvue de sens si elle n’enseigne pas le quotidien (la tranquille expérience du quotidien) »
Handke se tient aussi à la fois à proximité et à distance l’œuvre de Kafka. Handke ressemble à Kafka par l’extrême conscience du seuil, par l’importance du seuil, par l’importance du seuil comme structure décisive, essentielle de la conscience. « Au lieu de « sensibilité » « vulnérabilité », « délicatesse », etc dis « conscience des seuils « (à cet égard Kafka … est le modèle même de l’homme ayant la conscience des seuils. » « Le seuil est lui-même déjà écriture et image.» « La conscience des frontières comme de quelque chose d’obscur »
« Le monstre de Frankenstein hésite lui aussi sur le seuil. »
Handke sait ainsi que le sentiment apparait semblable à un monstre qui hésite sur le seuil, un monstre qui hésite sur le seuil de la pensée ou plutôt comme un monstre qui hésite comme seuil de la pensée.
Handke ressemble encore à Kafka par son apologie de la posture assise. « Il faut que les choses me viennent à force de rester assis. » Pour Handke, le courage de celui qui écrit c’est d’abord de rester assis. « On devient saint en restant assis tranquille prêchait Maitre Eckart. » Ce serait à rapprocher de ces phrases de Kafka « Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi. » La différence majeure entre Handke et Kafka, c’est que pour Handke, la solitude donne immédiatement le monde. Pour Handke, la solitude donne immédiatement le monde sans démasquer quoi que ce soit. C’est pourquoi Handke critique parfois aussi Kafka avec discernement. « Kafka n’a-t-il pas esquivé ce qu’il y a de plus difficile dans l’écriture, mettre la nature en un ordre successif. N’a-t-il pas au lieu de la nature toujours voulu voir des apparitions de rêve dont l’ordre de succession s’établit de lui-même. »
Pour Handke, c’est comme si le vide indiquait un seuil, le seuil entre la nature et la civilisation. Approcher le vide c’est approcher l’intervalle entre l’homme et l’inhumain. Approcher le vide c’est approcher l’intervalle entre la nature inhumaine et la civilisation humaine et aussi entre la nature humaine et la civilisation inhumaine. « A chaque rencontre avec le vide, (…) le vide houleux, céleste, fécondant, attirant, ne m’est jamais apparu dans une nature vide d’hommes, mais toujours à proximité des hommes. C’était toujours une lisière par exemple à la lisière de la ville… toujours en des frontières ou plus exactement sur des seuils. … Cela a toujours quelque chose à voir avec la proximité, l’accessibilité du monde des hommes, (…) c’est toujours là où l’on pourrait presque les toucher de la main. »
Pour Handke, le sentiment d’appartenir à l‘humanité, de disposer des aptitudes et des caractéristiques de l’humanité n’est pas quelque chose de donné, c’est à l’inverse quelque chose à conquérir, à conquérir phrase après phrase. Pour Handke, il n’y a jamais de nature humaine instantanée, immédiate, la nature humaine doit plutôt apparaitre reconstruite, recomposée phrase à phrase, mot à mot. « Les sentiments auquel l’humanité avait pu accéder peu à eu au cours des millénaires, ne surgissaient donc chez lui que par impulsions de quelques dixièmes de secondes et étaient alors à chaque fois effacés tout aussi vite. »
Écrire pour Handke c’est sauvegarder ainsi des extraits de nature humaine. Malgré tout pour Handke paradoxalement sans l’artifice, sans l’illusion de l’art, la nature humaine serait alors vouée à une perdition distraite. C’est comme si pour Handke sans la forme de l’art l’humanité vivrait sans le savoir, vivrait pour rien, vivrait à la fois vulgairement et distraitement pour rien.
Cette reconstitution de la nature s’accomplit par le franchissement du seuil. « L’expérience du seuil va être pour moi très évidente. (...) Cette expérience n’est pas celle de la peur éprouvée devant un seuil, mais de l’apaisement de pouvoir franchir un seuil menant à l’autre être humain. »
Pour Handke, la feuille de papier sur laquelle il écrit apparait ainsi semblable à une porte, une porte afin d’atteindre l’être humain, une porte afin d’atteindre l’autre être humain, une porte afin d’approcher le sentiment de l’autre être humain.
Handke admire profondément l’art de l’acteur. Handke considère parfois même l’art de l’acteur comme un idéal d’écriture. « Un grand acteur comme Robert de Niro qui parle et se meut à la fois comme le modèle et la reproduction (il existe et en même temps qu’il existe, décrit une vie) : jalousie de ce que de tels acteurs, aujourd’hui dans leur disponibilité si intense pour d’autres sont les véritables écrivains, leur écriture va de soi. »
Pour Handke, les hommes ne sont pas des acteurs qui ne joueraient qu’un rôle, celui de leur propre vie. Pour Handke, les hommes apparaissent plutôt comme les acteurs les uns des autres. Chaque homme a ainsi l’aptitude de jouer les rôles de la multitude des autres hommes. « S’imaginer être acteur des gens qui viennent à votre rencontre : comme il y a « mon marchand de légumes » ou « mon boulanger » il devrait exister quelqu’un dont on pourrait dire « mon acteur ». »
Handke rejoue ainsi chaque chose du monde comme un acteur. Pour Handke, c’est comme si chaque homme ou événement du monde devenait alors un rôle, un rôle à jouer sur le papier, un rôle à jouer sans être cependant à interpréter. Le mépris contemplatif de Handke c’est aussi une manière de jouer le monde, une manière de rejouer le monde, une manière de rejouer le monde comme à blanc.