Bonjour Eric,
D’abord quelques friandises métaphysiques.
« Des pièces d’un jeu d’échecs sorties de leurs cases, serrées toutes ensemble au milieu de l’échiquier ; une vision humaine. » P. Handke
« Et c’est drôle cette histoire d’identité c’est drôle d’être soi parce que vous n’êtes jamais vous-même à vos propres yeux sauf dans le souvenir que vous avez de vous et alors bien sûr vous ne vous croyez pas. (…) C’est ce qui fait que votre identité n’est pas une chose qui existe mais quelque chose que vous vous rappelez ou que vous ne vous rappelez pas. » G. Stein
« Chaque fois que nous établissons une relation, chaque fois que nous connectons deux termes, nous oublions que nous avons à retourner à zéro, avant de parvenir au terme suivant (…) On oublie qu’il faut à chaque fois, pour passer d’un mot à l’autre, revenir au zéro. » J. Cage
Etant donné la confusion aberrante de ma calligraphie, je t’envoie une autre fois des extraits de ma lettre antérieure.
Eric,
Je t’envoie plusieurs lettres à la fois, comme au poker, pour voir, pour voir le noir, l’inouï du noir, pour voir l’inouï du noir à l’intérieur du blanc de l’œil du temps.
Je ne sais si tu parviendras à lire l’intégralité de mes phrases. Ma calligraphie reste en effet toujours aussi absurde. Malgré tout je tente le truc.
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Dans L’Idiot et les Hommes de Paroles, P. Senges écrit ceci au sujet du personnage de Crab : « Cet homme métamorphosé un matin au sortir d’un rêve agité, en un monstrueux être humain ». La formule est subtile, l’intuition de Senges me semble profonde et cependant inexacte. Au cœur de ce que tu écris, il y a en effet une métamorphose humaine, une mutation anthropomorphe. Malgré tout, tu ne révèles pas comment l’homme se métamorphose en être humain, tu révèles plutôt comment l’animal devient homme, comment la forme animale devient forme humaine. Deleuze pensait qu’il y a un devenir-animal, un devenir-femme, un devenir-enfant, mais qu’il n’y a pas de devenir-homme. (Pour Deleuze l’homme est de l’ordre de l’être et non du devenir). J’ai le sentiment que ce que tu écris contredit cette idée de Deleuze. Il y a un devenir-homme, autrement dit il y a une mutation de l’identité humaine. Les formes animales se métamorphosent en même humain, à savoir en « notre homme » ou en « monsieur tout le monde ». P. Jourde a très bien vu et dit cela, ce qui t’intéresse c’est le vide même de l’identité, le vide de l’identité humaine où se jouent la multitude des formes. Le problème reste cependant de savoir si ce vide de l’identité est pour toi lui aussi une forme ou non. Je ne parviens pas à savoir exactement en quoi se métamorphose selon toi les diverses formes du monde. Est-ce en identité humaine, en forme humaine, en identité humaine informe, en forme humaine sans identité, ou encore en être humain, en essence humaine, ou encore en spécificité humaine, en spécimen humain, en effet spécial ? Dans une interview tu indiques que « monsieur tout le monde » est une singularité fictive, une sorte d’individu invisible. Et tu retrouves alors malgré tout Deleuze et son concept de devenir-imperceptible. La différence entre Deleuze et toi c’est que Deleuze pensait que pour devenir comme tout le monde, il était indispensable de sortir de l’homme. Pour lui, le devenir-imperceptible était un devenir-inhumain. Tu as plutôt tendance à considérer que pour devenir humain, il est préférable d’ironiser les formes animales en les faisant tourner sur elles-mêmes dans la cage rhétorique des phrases.
Il y a aussi un autre paradoxe, c’est comme si tu avais l’intuition que ce devenir humain ne vient pas cependant après l’humanité, après l’histoire humaine. Selon ton intuition, c’est précisément l’inverse : le devenir humain apparaît avant l’histoire de l’humanité, le devenir humain apparaît de manière préhistorique, comme préhistoire de l’espèce humaine. Et ainsi pour toi, l’histoire de l’humanité n’est pas l’accomplissement du devenir humain, elle en est plutôt le déchet, le détritus dérisoire, le résidu ridicule.
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« Les quatre points cardinaux sont trois : nord et sud. » V. Huidobro
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Je suis venu vous voir en avril à Dijon, le portail de la rue était ouvert et la maison était fermée et vide. Sur et devant les marches du seuil, il y avait seulement un hérisson en céramique, un petit boomerang de plastique rouge et une étiquette de bagage où étaient inscrits ton prénom, ton nom et un numéro de téléphone…Sur un mur non loin, il y avait aussi des chaises posées auprès d’une bicyclette. Ainsi je me suis assis dans le jardin ou j’ai lu Une Rencontre de M. Kundera parmi les gestes de l’herbe et les cris des enfants, les gestes de l’herbe que je voyais à mes pieds et au-dessus de ma tête les cris des enfants que je ne voyais pas.
« Le poète marche sur une corde, elle est posée par terre. » C. Dantzig
En mars, j’ai parlé de tes livres à quelqu’un qui alors ne les connaissait pas, quelqu’un par qui tu as peut-être un jour rêvé avoir été lu. Un indice avant la révélation, ce n’est pas Nicole Kidman. Selon mon sentiment, c’est beaucoup plus extraordinaire encore. J’ai parlé de l’existence de tes livres avec Rita Gombrowicz. La conversation a eu lieu devant un escalier que nous venions de descendre l’un à côté de l’autre.
A Bientôt Boris
Bonjour Eric,
J’ai du temps. C’est pourquoi j’ai assez envie de composer, au rythme qui nous plaira, une mosaïque diderotienne de mails avec toi. Je ne sais si tu es aussi disponible que moi. Je t’envoie pour commencer quelques phrases de Chesterton.
« Le fou n'est pas l'homme qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison. »
« Si les anges volent c'est parce qu'ils se prennent eux-mêmes à la légère. »
« Quand Byron divisa l’humanité en ennuyeux et ennuyés, il omit de noter que les plus hautes qualités se rencontrent chez les premiers, les plus basses chez les seconds… L’ennuyeux par son enthousiasme radieux, par son bonheur solennel prouve qu’en un certain sens il est poète. Il nous paraîtrait sans doute assommant de compter tous les brins d’herbe d’une pelouse, ou toutes les feuilles d’un arbre, mais ce ne serait pas à cause ce notre intrépidité ou de notre gaieté, ce serait à cause de notre manque d’intrépidité ou de gaieté. L’ennuyeux irait de l’avant, hardi et joyeux, et trouverait les brins d’herbe aussi splendides que les sabres d’une armée. L’ennuyeux est plus fort et plus joyeux que nous. C’est un demi-dieu; bien plus un dieu. Car ce sont les dieux que ne lasse point la répétition des choses… »
A Bientôt Boris
Cher Boris,
La dernière citation fait écho de manière amusante au début de chacun des volumes de L'Autofictif, qui commencent en effet par le vain (mais donc aussi hardi et joyeux) dénombrement des brins d'herbe de ma pelouse... (en étais-tu conscient en me l'envoyant ?) Je suis toujours heureux de te lire (ce déferlement de tes derniers courriers : la page infinie de l'ordinateur convient parfaitement, à croire que tu écris pour elle ou qu'elle s'est étirée finalement comme la pierre se creuse sous la cascade). Hélas, moins disponible que toi en ce moment pour engager un vrai échange. Une nouvelle petite va nous naître dans trois mois. Je voudrais finir avant (cette invasion) deux ou trois textes en cours.
A ce propos, voudrais-tu bien me recopier la belle page de Chesterton que tu nous avais lue sur les fillettes ?
Merci.
A toi,
Eric
(…)
Bonjour Eric,
J’avais en effet en mémoire les extraits de l’Autofictif au sujet de l’herbe quand je t’ai envoyé le texte de Chesterton. (Et si l’herbe devient un sujet, que devient l’homme ? problème posé et reposé par Ponge dans Le Pré). Cependant je ne savais pas que ces deux extraits se trouvaient aux commencements de tes deux volumes et cela simplement parce que j’ai lu tes deux livres sur des feuilles d’imprimante après les avoir enregistrés sur ordinateur. Paradoxalement, de ces deux livres je n’ai lu en volume que la dédicace du premier d’entre eux que tu m’avais envoyé.
« Je commencerai par les cheveux d’une petite fille. Ça, je sais que c’est bon dans l’absolu. Si mauvais soit le reste, la fierté d’une bonne mère pour la beauté de sa fille est chose saine. C’est l’une de ces tendresses inaltérables qui sont les pierres de touche de toutes les époques et de toutes les races. Tout ce qui ne va pas dans ce sens doit disparaître. Si les propriétaires, les lois et les sciences s’érigent là-contre, que les propriétaires, les lois et les sciences disparaissent. Avec les cheveux roux d’une gamine des rues, je mettrai le feu à toute la civilisation moderne. Puisqu’une fille doit avoir les cheveux longs, elle doit les avoir propres; puisqu’elle doit avoir les cheveux propres, elle ne doit pas avoir une maison mal tenue; puisqu’elle ne doit pas avoir une maison mal tenue, elle doit avoir une mère libre et détendue; puisqu’elle doit avoir une mère libre et détendue, elle ne doit pas avoir un propriétaire usurier; puisqu’elle ne doit pas avoir un propriétaire usurier, il doit y avoir une redistribution de la propriété, puisqu’il doit y avoir une redistribution de la propriété, il doit y avoir une révolution.
Cette gamine aux cheveux d’or roux (que je viens de voir passer en trottinant devant chez moi), on ne l’élaguera pas, on ne l’estropiera pas, en rien on ne la modifiera; on ne la tondra pas comme un forçat. Loin de là. Tous les royaumes de la terre seront découpés, mutilés à sa mesure. Les vents de ce monde s’apaiseront devant cet agneau qui n’a pas été tondu. Les couronnes qui ne vont pas à sa tête seront brisées. Les vêtements, les demeures qui ne conviennent pas à sa gloire s’en iront en poussière. Sa mère peut lui demander de nouer ses cheveux car c’est l’autorité naturelle, mais l’Empereur de la Planète ne saurait lui demander de les couper. Elle est l’image sacrée de l’humanité. Autour d’elle l’édifice social s’inclinera et se brisera en s’écroulant; les colonnes de la société seront ébranlées, la voûte des siècles s’effondrera, mais pas un cheveu de sa tête ne sera touché. » Chesterton
Même si tu n’as pas le temps d’y répondre, j’ai envie de jouer à t’envoyer divers autres extraits en désordre. Parfois quand je lis, je pense à toi et je me dis qu’il y a quelques intuitions et remarques qu’il serait agréable que tu rencontres. Il y a plusieurs années que je désirais te les indiquer, et nous ne nous sommes pas vus assez souvent pour que je t’en parle avec précision. Considérons que cette cataracte sera ma réponse aux deux livres de l’Autofictif. J’ai ainsi approximativement 500 pages devant moi, cela s’appelle avoir de la marge. Malgré tout je serais évidemment heureux si je voyais parfois ta voix apparaître sur le cadran de l’ordinateur que l’avalanche de mes paroles tentera de transformer en écran de cinéma.
A Bientôt Boris