Bonjour Eric,
J’ai lu ton article du Monde des Livres à propos de Nuages assis sur un banc face à un bassin d’eau sombre du Jardin des Plantes à Angers. J’aime bien ce jardin. Son calme me plait. J’y ai donné rendez-vous l’autre jour à Laurent parce que cela m’amusait de rencontrer Laurent à l’intérieur d’un jardin au nom quasi tautologique.
Je venais déjà dans ce même jardin quand j’étais enfant, en compagnie de ma grand-mère et de ma cousine Virginie Beauclair. Je jouais parfois avec Virginie à jeter des bâtons ou des feuilles d’arbres parmi la petite cascade de rocaille en ciment au-dessus du bassin. Nous nous amusions ainsi à faire des courses de feuilles d’arbres parmi le flux contorsionniste de la chute d’eau. Très souvent les feuilles d’arbres disparaissaient à l’intérieur des vortex confus de la cataracte et nous les perdions du regard sans jamais savoir où elles se trouvaient exactement.
Assis sur mon banc pendant que je lisais ton article, j’ai eu ainsi le sentiment que les pages de papier sur lesquelles maintenant j’écris ressemblent à ces feuilles d’arbres que je jetais ainsi enfant du haut d’un pont de jardin public. J’ai eu le sentiment que les pages de papier sur lesquelles maintenant j’écris ressemblent à ces feuilles d’arbres que je jetais ainsi enfant dans le flux d’une cataracte où mon regard précisément se perdait comme ça pour voir, comme ça pour le plaisir paradoxalement pour voir, pour voir où va le regard, pour voir jusqu’où va le regard, pour voir jusqu’où le regard parvient à tenir malgré tout jusqu’à ce que disparaisse ce qu’il voit. Ou encore je jette les pages de papier sur lesquelles maintenant j’écris pour avoir la certitude que le pont d’où je jetais ainsi enfant des feuilles d’arbres reste malgré tout à jamais indestructible à l’intérieur même de la cataracte de translucidité du temps.
J’ai ainsi lu ton article non loin d’une femme blonde un peu triste, d’un couple qui photographiait son enfant parmi les cygnes et d’adolescents qui flirtaient sur les bancs, habillés très à la mode et pourtant sans le savoir personnages un peu désuets d’une chanson de G. Brassens quant à elle toujours jeune (sans oublier cependant que le rôle qui m’avait été attribué était tout aussi désuet, celui du passant honnête).
Alors que je lisais cette phrase, « Il peut lancer bravement sa sonde dans l’inconnu même s’il n’est pas assuré de la revoir jamais. », j’ai relevé la tête un instant et j’ai vu passer dans l’allée devant moi un homme allongé sur un lit-brancard à roulettes somptueusement doté d’une machine de respiration artificielle. Trois femmes plutôt débonnaires poussaient très tranquillement le lit au milieu de l’allée. C’était la promenade nonchalante du comateux. Je ne sais si l’homme qui semblait somnoler profondément ainsi allongé sur le dos parvenait à voir quelques feuilles d’arbres au passage.
Et ensuite pendant que je relisais l’article, une petite fille biberonnant éberluée s’est aussi approchée. Je l’ai vu essayer de lire le journal à l’envers très intéressée (sans doute une future grande lectrice envoutée par le fumet télépathique de tes phrases). Sa mère l’a alors doucement interpellée « Eh oh Dorothée, regarde où tu marches ! »
J’ai bien aimé ton utilisation littérale de l’expression « conquête spatiale » et surtout ta manière d’insister sur l’apparition des phrases de Nuages comme des formes immédiates en dehors du sens. « Le livre entier, par son mouvement, par son rythme sourd, étouffé, ressemble à ce qu’il nomme : des formes apparaissent (…) Il ne faut pas chercher le sens derrière le texte, mais jouir du texte comme du nuage même, du merveilleux nuage. » C’est en effet ainsi que j’aimerais que le texte apparaisse lu, apparaisse comme lu, c’est-à-dire apparaisse présent par le geste même de la lecture.
Immense Merci et A Bientôt Boris
Cher Boris,
à mon tour de te remercier pour ta lecture dans ce jardin que je connais bien (les lions de bronze m'obéissent ; d'ailleurs, si tu regardes bien, tu constateras qu'ils échangent parfois leurs places : je suis passé par là et je leur ai fait exécuter quelques tours).
Bon, c'était un article de presse, il faut appâter, séduire, harponner le nonchalant lecteur (autre passant honnête). Ton livre et tes nuages vont plus loin, bien sûr. Mais quand ton œuvre aura pris sa place, je me féliciterai d'en avoir salué la naissance publique.
A toi,
Eric
Ps
... je m'avise que j'ai confondu le Jardin des Plantes et le mail... en même temps, la confusion s'explique mieux dans un mail...