Envoi de A Oui.

 

 

 

 

 

 

 

Eh bien, voilà, cher Boris, tu as inventé le papier. Merci pour cette somme crépitante qu'on ne sait trop par quel bout prendre : comme quoi, tu as beau te résoudre au livre, cela reste en effet plutôt un fagot d'éclairs. Difficile à compacter en volume. Dans quelle position doit se tenir ton lecteur ? De face, de profil ? Sur quel fauteuil ? Et de quels doigts, quels yeux user ? Quel homme ? C'est intimidant, ces questions que tes écrits nous posent...

 

 

 

T'avais-je envoyé "En territoire cheyenne" ?

 

A toi,

 

Eric

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Eric,

 

 

 

 

 

Merci de ta lettre, elle m’a mis un baume de boum au cœur.

 

 

 

J’ai écrit environ 200 pages à propos de la lecture, de l’escalier, de l’ange, du prénom, de la syntaxe et compagnie. Je n’ai cependant pas le temps de les dactylographier en intégralité. J’ai l’intention de t’envoyer un jour ou l’autre les extraits déjà saisis (comme la viande rouge, l’objet de l’effroi ou le col du voleur). Excuse-moi d’avance si la structure des phrases reste approximative et si quelques formules batifolent parfois de guingois.

 

 

 

J’aime bien les dernières semaines de l’Autofictif : les jeux paradoxaux et fictionnels du vent, la ménagerie imaginaire (le guépard-araignée, le lion autodompteur lénifiant de sa voracité), les nuances sur Cioran et les paroles d’Agathe.

 

 

 

Je trouve aussi la désinvolture mentale et le baratin rythmique des extraits d’Iguanes et Moines très alléchants. Si tu souhaites m’envoyer quelquechose j’aimerais volontiers recevoir ce livre-là.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt      Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonjour Eric,

 

 

 

 

 

 

 

Merci de l’envoi presque instantané d’Iguanes et Moines. A mon tour de jouer à l’aérolithe.

 

 

 

 

 

« Puis, (…) il se mit à pleuvoir des pavés et la belle neige qui s’était posée hier sur la ville bientôt en fut entièrement recouverte. »

 

Il serait plaisant d’imaginer un monde où les choses que nous utilisons, les choses dont nous avons besoin, tombent à chaque instant du ciel,  un monde littéralement composé de météores. Ainsi chaque matin, la table, la chaise, le bol, le café, le pain tomberaient du ciel. Dans ce monde, la terre ne serait plus le lieu de création des choses, elle deviendrait plutôt un lieu d’inscription, le lieu d’inscription des choses venues du ciel.  Après avoir été utilisées, les choses disparaîtraient, elles se volatiliseraient sans que nous parvenions jamais à savoir où. La terre ressemblerait ainsi à une page d’imminence minérale, à une page d’écriture instantanée.

 

 

 

Quelques semaines plus tard je retrouve ceci dans Poétique du cinéma 2 de R. Ruiz « Je crois que c’est Carmelo Bene qui a découvert, comme une évidence, que n’importe quel décor, aussi banal soit-il, était un système planétaire et un cosmos, que les chaussures qui traînent par terre sont des météorites, que la table dans la cuisine est une planète et les miettes de pain sur la tables sont ses lunes. Littéralement. » J’avais oublié avoir lu ces phrases et elles me sont revenues comme si je les avais inventées. Etrange plagiat involontaire. C’est comme si je les avais sauvées sans le savoir et sans le vouloir, sauvées par l’oubli, par l’oubli de la lecture comme par la lecture de l’oubli.  Il y a ainsi une lecture par l’oubli dont la conscience et l’inconscient ne sont que des aspects. Ce n’est pas la lecture qui est une forme de la conscience ou de l’inconscient, c’est la conscience et l’inconscient qui sont des formes de la lecture. Ce n’est pas la lecture qui est consciente ou inconsciente, c’est la conscience et l’inconscient qui sont lus ou non. Ces phrases me sont revenues comme des indices de la lecture même. Les deux mots revenus quasi intacts : météore et littéralement. Ainsi lire c’est sentir, toucher les mots comme des météores de la littéralité. Il y a une relation matérielle entre la pluie et la lecture, un pacte physiologique, anatomique, musculaire, humoral, hormonal. Pourquoi est-il si apaisant de lire quand il pleut ? Précisément parce que les mots semblent tomber du ciel comme de simples météores de la littéralité. « Nous oublions les météores, nous donnons toujours une causalité humaine à mille événements dont décide le climat. » M. Serres. Lire c’est sentir le climat du langage. Lire c’est humer les aléas climatiques du langage. Lire c’est écouter les éclaircies et passages nuageux du langage. Lire c’est écouter doucement les subtilités climatiques, les nuances atmosphériques du langage et y acquiescer d’un sourire.

 

 

 

Le suicide du géranium. Y-a-t-il un suicide des choses ? A quoi ressemble le suicide d’un lavabo ou d’un revolver ? Le lavabo se jette-t-il à l’eau pour se noyer ? Le revolver se tire-t-il une balle dans la tête ? La fenêtre se jette-elle dans le vide ? Ou bien est-ce le lavabo qui se jette dans le vide, le revolver qui se jette à l’eau et la fenêtre qui se tire une balle dans la tête ? Ou bien les choses se suicident-elles simplement en se jetant dans les bras de l’homme, quand elles choisissent d’adresser la parole aux hommes, quand elles désirent que les hommes s’intéressent à elles et les aiment ?

 

 

 

« Je ne sais pas si  Fernando Pessoa a vraiment existé

 

(en admettant que nous sachions ce qu’exister veut dire),

 

mais je pense qu’il existe autant

 

que chacun de nous pense qu’il existe

 

Et qu’en ce sens il est unique.

 

Non pas au sens où chacun de nous est unique

 

-ou croit l’être-

 

mais au sens où Fernando Pessoa est unique,

 

c’est à dire comme un géranium

 

au milieu d’autres géraniums,

 

c’est à dire comme tout le monde.

 

 

 

Ce qui le rend différent de beaucoup d’autres poètes

 

c’est son indifférence à tout,

 

y compris à la poésie et à l’indifférence.

 

 

 

 

 

 

Etre Fernando Pessoa c’est être tout, à soi tout seul,

 

Et quelque chose qui a un rapport avec le sommeil.

 

 

 

 

 

 

Seigen Ishin affirmait qu’avant d’étudier le Zen

 

Les montagnes sont des montagnes et les eaux sont des eaux.

 

Que, parvenu à une certaine vision intérieure de la vérité,

 

Les montagnes ne sont plus des montagnes

 

Et les eaux ne sont plus des eaux.

 

Mais qu’une fois atteint l’asile du repos,

 

de nouveau les montagnes sont des montagnes

 

et les eaux sont des eaux ;

 

je ne comprends pas très bien ce que cela veut dire,

 

mais je pense que Fernando Pessoa aurait été content

 

d’entendre cela.

 

 

 

Sans l’ombre d’un doute, c’est autour de cela,

 

ou de quelque chose d’approchant, que tourne sa lucidité

 

et sa rhétorique de géranium. »          

 

                                                      Emmanuel Hocquard

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt      Boris