Marges Diverses 002

 

 

 

 

Bonjour Eric,

 

 

 

« Dans la cage de l’aigle, le moineau se croit libre. » Stanilas Lec 

 

J’ai cependant l’impression que la liberté n’est pas une question de point de vue. La liberté serait plutôt un problème d’espace d’évolution, un problème d’espace à l’intérieur duquel apparaitre. De plus ainsi que l’indique Flaubert chacun de nous ressemble à la fois à un moineau et à un aigle. « Les serins en cage sautillent, sont joyeux ; mais les aigles ont l’air sombre, parce qu’ils brisent leurs plumes contre les barreaux. Or nous sommes tous plus ou moins aigles ou serins, perroquets ou vautours. » C’est pourquoi celui qui a comme moineau l’impression d’être libre a aussi comme aigle l’impression de rester esclave. Et puis la formule de Lec oublie encore que nous n’évoluons pas uniquement à l’intérieur d’une seule matière. Les oiseaux n’évoluent pas uniquement à l’intérieur de l’air : l’aigle ou le moineau n’ont ainsi jamais l’impression d’apparaitre libres à l’intérieur de l’eau, que ce soit dans l’aquarium du poisson rouge ou dans l’océan du requin, ni d’ailleurs dans l’océan du poisson rouge ou dans l’aquarium du requin. Quant à la fourmi, de ces différents hypothèses de cages elle s’en fout, que les cages soient celles de l’homme, du moineau, de l’aigle, du poisson rouge ou du requin, la fourmi s’en fout miraculeusement, en effet elle se faufile à travers, elle se faufile à travers ses limites même. La fourmi, même le feu elle s’en fout, parce qu’elle sait comment l’esquiver en passant au-dessous. Pour la fourmi c’est comme si les cendres étaient semblables à un capharnaüm de farine. A quoi ressemble la cage de la fourmi ? Au signe de l’infini peut-être.

 

 

Dans la rue à l’instant où je croise une adolescente sur le trottoir, je l’entends dire ces mots : « Si je serais pas-née, alors je serais morte ? » Etrangement, la phrase parce qu’elle est grammaticalement incorrecte me semble acceptable, comme si dans un univers où le mode conditionnel remplaçait l’indicatif, la non-naissance devenait alors identique à la mort ou plutôt comme si dans un univers où le mode conditionnel remplaçait simultanément les modes indicatifs, infinitifs et subjonctifs, il n’y avait plus alors de différence entre la condition de non-né et la condition de mort. Dans Erewhon, S. Butler a décrit de façon prodigieuse cette condition de non-né. Pour Butler, la naissance serait une sorte de contrat effectué entre les vivants et les non-nés. Je ne sais si cette condition de non-né est une condition angélique ou une condition spectrale. Et il est aussi difficile de savoir si cette condition de non-né a une structure chronologique ou non. Y’a t-il une histoire des non-nés ou la condition de non-né serait-elle essentiellement anhistorique ou anachronique ? Les non-nés se mélangent-ils parmi l’histoire des hommes ou restent-ils à jamais en dehors de cette histoire. Ce problème du non-né c’est évidemment celui que tu évoques à propos de Dino Egger mais il a aussi parfois un aspect très différent. Dino Egger est en effet un non-né singulier, un non-né original, cependant il y a peut-être aussi des masses de non-nés, des foules de non-nés, des masses de non-nés quelconques. Ces masses de non-nés comment subsistent-elles, comment résident ou se déplacent-elles, nous observent-elles à distance ou nous parasitent-elles du dedans, sont-elles dicibles ou indicibles, nommables ou innommables ? E. Canetti a eu cette idée qu’il y a des « cristaux de masse », des instances qui contribuent à définir, à fixer les masses et à leur octroyer alors une sorte d’individualité. Je me demande si les noms ne seraient pas de tels cristaux de masse. Les noms seraient les cristaux de masse des non-nés. 

 

 

 

 

                                                                                                                 

 

 

 

                                                                                                                  A Bientôt          Boris