Bonjour Eric,
J’ai écrit une divagation d’une douzaine de pages autour du Désordre Azerty. Je te l’envoie je ne sais quand. Dis-moi si tu préfères que je t’envoie l’intégralité du texte ou plutôt des fragments épars, en désordre donc. Je serais assez tenté par cette deuxième hypothèse.
Il y a une bonne remarque de François Bégaudeau dans son article de Transfuge. « Robinson n’est pas un personnage de la littérature : il est la littérature. » G. Deleuze a écrit un texte magnifique sur le Robinson de Michel Tournier dans Logique du Sens. « Que se passe-t-il quand autrui fait défaut dans la structure du monde ? Seule règne la brutale opposition du soleil et de la terre, d’une lumière insoutenable et d’un abime obscur. » Et dans un autre livre L’Ile Déserte Deleuze écrit aussi ces phrases « L’homme ne peut vivre sur une ile qu’en oubliant ce qu’elle représente. Les iles sont d’avant l’homme, ou pour après. » « Conscience de la terre et de l’océan, telle est l’ile déserte, prête à recommencer le monde. »
Ce que Bégaudeau dans son article par contre ne voit pas c’est la différence entre l’ordre de l’alphabet et le Désordre Azerty. En effet, le Désordre Azerty ruine précisément à la fois l’ordre de l’alphabet et le hasard de l’existence par le geste d’inventer une forme de désordre littéral, le désordre littéral (et aussi littoral) de je ne sais quoi, disons me semble-t-il le désordre littéral de l’amnésie.
Barthes a très subtilement évoqué le problème de l’ordre alphabétique, de la subversion par l’alphabet et aussi de la subversion de cette subversion dans son livre Roland Barthes par Roland Barthes. « L’Alphabet. Tentation de l’alphabet : adopter la suite des lettres pour enchainer des fragments, c’est s’en remettre à ce qui fait la gloire du langage (…) un ordre immotivé (hors de toute imitation) qui ne soit pas arbitraire (puisque tout le monde le connait, le reconnait et s’entend sur lui). L’alphabet est euphorique : fini l’angoisse du « plan », l’emphase du « développement », les logiques tordues, fini les dissertations ! une idée par fragment, un fragment par idée, et pour la suite de ces atomes, rien que l’ordre millénaire et fou des lettres françaises (qui sont elles-mêmes des objets insensés privés de sens. » « L’Ordre dont je ne me souviens plus. Il se souvient à peu près de l’ordre dans lequel il a écrit ces fragments ; mais d’où venait cet ordre, au fur et à mesure de quel classement, de quelle suite, il ne s’en souvient plus. L’ordre alphabétique efface tout, refoule toute origine. Peut-être par endroits, certains fragments ont l’air de se suivre par affinité ; mais l’important c’est que ces petits réseaux ne soient pas raccordés, c’est qu’ils ne glissent pas à un seul grand réseau qui serait la structure du livre, son sens. C’est pour arrêter, dévier, diviser cette descente du discours vers un destin du sujet, qu’à certains moments l’alphabet vous rappelle à l’ordre (du désordre) et vous dit : coupez ! reprenez l’histoire d’une autre manière (mais aussi, parfois pour la même raison, il faut casser l’alphabet). »
Ce qui te distingue cependant de Barthes c’est que pour toi l’appel rhapsodique d’azerty n’abolit pas la torsion de la logique, il est à l’inverse ce qui tord logiquement l’ordre de l’alphabet. Ce que tu tentes avec le Désordre Azerty ce serait une manière de raturer l’alphabet, une manière de raturer l’effacement de l’origine de l’alphabet. Ainsi le Désordre Azerty ne révèle ni une origine perdue ni une origine retrouvée, il révèle plutôt une forme paradoxale d’origine retrouvée comme perdue et même perdue parce qu’humoristiquement retrouvée.
« Ce qui est oublié n’est pas simplement effacé ou laissé pour compte : il est livré à l’oubli. » G. Agamben Idée de la Prose
L’oubli écrit des livres. Et nous ne savons jamais si les livres que nous écrivons sont semblables ou différents des livres écrits par l’oubli, des livres écrits par le rire de l’oubli. Ainsi cette ressemblance ou cette différence errent de façon quasi angélique entre les lettres du clavier de l’ordinateur.
« Le nom est ce par quoi rien ne se communique plus, et en quoi le langage se communique lui-même et de façon absolue. Dans le nom, l’essence spirituelle qui se communique est la langue. » W. Benjamin cité par G.Agamben in Puissance de la Pensée.
Le nom Aspe serait l’indice même de cette auto communication de la langue. Aspe serait le lapsus du langage même. Aspe serait le lapsus tautologique du langage, ce qu’Agamben appelle le gag. « La définition du mystique selon Wittgenstein - montrer ce qu’on ne peut pas dire- est à la lettre une définition du gag. Et tout grand texte philosophique est le gag qui exhibe le langage même, l’être dans le langage même comme un gigantesque trou de mémoire, comme un incurable défaut de parole. » Giorgio Agamben
A propos de Rivarol, tu m’avais déjà envoyé exactement la même phrase extraite d’un film de Godard quand je t’avais envoyé il y a quelques années diverses phrases de ma lecture un peu sidérée de son œuvre. Je te les envoie donc de nouveau, pour mémoire c’est-à-dire afin de nourrir une fois encore l’oubli.
« Il faut faire mourir l’orgueil sans le blesser. Car si on le blesse, il ne meurt pas.
La grammaire est l’art de lever les difficultés d’une langue, mais il ne faut pas que le levier soit plus lourd que le fardeau.
Un homme habitué à écrire écrit aussi sans idées, comme ce vieux médecin qui tâtait le pouls de son fauteuil en mourant.
La fatalité ou prédestination est dans les choses et non dans nous. Il est fatal que tout corps qui passera sur telle pente glisse et tombe; mais il ne l’est pas que tel homme y passera.
S’il existait sur la Terre une espèce supérieure à l’Homme, elle admirerait quelquefois notre instinct, mais elle se moquerait souvent de notre raison.
C’est par l’esprit qu’on s’amuse; c’est par le cœur qu’on ne s’ennuie pas.
Sans l’âme, le corps n’aurait pas de sentiment ; et sans le corps, l’âme n’aurait pas de sensations. »
"Les passions ont beau nous mener, la syntaxe de la langue française est incorruptible."
La polysémie du mot corruption (et par conséquent du mot incorruptible) a en français un aspect assez curieux. La syntaxe serait donc ce qui parvient à éviter à la fois la pourriture et la dépravation, la décomposition et la négligence envers le devoir. La syntaxe serait ce qui parvient à vaincre à la fois la mort et l’amoralité, ce qui parvient à vaincre l’amoralité de la mort. Pourtant j’ai aussi le sentiment que chez toi ce qui combat cette corruption (autrement dit la décomposition qui circonvient) est une forme de circonvolution, la circonvolution ultra-vicieuse de la phrase. Le jeu amoral-immoral de l’écriture se tiendrait ainsi à l’intérieur de l’intervalle infinitésimal entre circonvenir et circonvoluer. L’axe de la syntaxe est souvent pour toi semblable à celui d’une spirale. Cette syntaxe en spirale ce serait peut-être celle de l’amnésie. Ce qui parvient à vaincre l’amoralité de la mort ce serait ainsi l’immor(t)alité de l’amnésie.
Post-scriptum. As-tu lu les textes étonnants de Philippe Jaffeux à propos de l’alphabet ? Etrangement Jaffeux relie aussi le problème de l’alphabet à celui de l’ile. Tu trouveras de nombreux extraits de son œuvre sur son site Alphabet.
Je t’envoie des extraits d’une série d’aphorismes de P. Jaffeux intitulée Courants.
A Bientôt Boris
Bonjour,
et merci. Je pars pour le week-end, je n'aurai pas le temps de lire ton long et généreux courrier avant quelques jours, mais je suis curieux de ta lecture d'azerty, dans l'ordre que tu voudras,
à toi,
Eric
Bonjour Eric,
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Préambule à propos de l’oubli.
Nous oublions des pans gigantesques de notre vie. Oublions-nous ce qui nous indiffère ou oublions-nous ce que nous aimons ? A quoi ressemblerait l’existence d’un homme qui oublierait uniquement ce qui l’indiffère et qui ne mémoriserait que ce qu’il aime ? Et à l’inverse à quoi ressemblerait la vie de celui qui n’oublierait que ce qu’il aime et ne mémoriserait que ce qui lui indiffère ? J’ai l’impression que la mémoire et l’oubli ne s’accomplissent ni afin d’abolir ce qui nous déplait ni afin de sauvegarder ce qui nous plait. J’ai l’impression que la mémoire et l’oubli ne s’accomplissent que par hasard, de manière quasi aléatoire. J’ai par exemple une très grande admiration pour l’œuvre de Mallarmé et pourtant je n’en sais par cœur que quelques extraits. Je dédaigne profondément le répertoire de Michel Sardou et je sais pourtant par cœur de nombreux passages de ses chansons. Savoir par cœur, étrange formule, d’autant que le savoir de ce cœur a un aspect contingent.
Je ne me souviens plus par exemple à quoi je pensais ni ce que je ressentais à l’âge de dix ans, le jour de mon anniversaire. Je n’en ai même aucun souvenir. C’est comme si ce jour n’avait jamais existé et qu’un autre que moi aurait pu le vivre à ma place. Il y a ainsi un angélisme involontaire de l’oubli. L’angélisme d’un homme serait ainsi semblable au vice même de son amnésie, comme si du point de vue de la mémoire, la continuité de l’identité et même de l’existence n’était qu’une fiction.
Ce que nous avons oublié de notre vie, c’est ainsi comme si nous ne l’avions jamais vécu. Et cependant ce que nous avons oublié de notre vie d’autres parfois s’en souviennent. Ainsi les autres se souviennent d’une vie dont nous n’avons pas l’impression qu’elle est en effet la nôtre. Parfois les autres nous semblent donc être les dépositaires non de la mémoire de notre vie mais absurdement de la mémoire de l’abolition de cette vie même.
Il y a dans l’idée psychanalytique du refoulement inconscient une sorte de préjugé bizarre, celui de penser que l’homme a le pouvoir de mémoriser l’intégralité de sa vie et cela même s’il l’ignore. L’idée du refoulement inconscient présuppose une sorte d’omnipotence de la mémoire humaine, comme si l’homme avait le pouvoir de mémoriser la totalité des événements qu’il a vécus et des sentiments qu’il a éprouvés. Il me semble que la tragédie de l’existence a une forme beaucoup plus simple et plus dérisoire, dérisoire par sa simplicité même. La tragédie dérisoire de l’existence humaine c’est que chaque corps humain dispose uniquement du pouvoir de mémoriser des fragments de ce qu’il a ressenti. La tragédie dérisoire de l’existence humaine c’est que la mémoire d’un corps humain n’est jamais à la hauteur de ses aptitudes sensorielles. Chaque corps a l’aptitude de sentir d’innombrables choses, cependant il n’a pas le pouvoir de mémoriser l’intégralité de la multitude des choses qu’il a ainsi senties. L’homme ressemble à quelqu’un qui essaierait de ranger une avalanche dans une valise. La tragédie dérisoire de l’homme est celle de ne jamais parvenir à ranger l’avalanche du monde dans la valise de son cerveau.
Le problème reste cependant de savoir si l’existence est ce que nous mémorisons de notre vie ou si à l’inverse la vie est ce que nous mémorisons de notre existence.
« C’est un souvenir que j’ai perdu mais je me revois encore l’évoquer avec émotion. »
Le geste d’avoir écrit serait ainsi semblable à ce souvenir perdu. Le geste d’avoir écrit serait le souvenir perdu que l’écriture évoque. Le geste d’avoir écrit serait le souvenir perdu que l’émotion d’écrire évoque avec une lucidité aveugle.
« Concernant la relecture, il est à noter que souvent nous l’oublierons vite… »
C’est pourquoi, nous ne parvenons jamais à nous relire. Nous ne parvenons jamais à relire nos livres et cela simplement parce que ce qui les relit à chaque instant avant nous c’est l’oubli même. L’oubli relit à chaque instant nos livres comme notre existence. Et même l’oubli à chaque instant réécrit nos livres comme notre existence. Et cette relecture-réécriture de l’oubli ne s’accomplit ni à la surface du papier où nous écrivons, ni à l’intérieur des jours où nous vivons. Cette relecture-réécriture de l’oubli a lieu à l’intérieur du sommeil, à l’intérieur du sommeil de la nuit, à l’intérieur des gestes de sommeil de la nuit. L’oubli s’accomplit comme une forme d’écriture à blanc, comme une forme d’écriture à vide. L’oubli a lieu comme la forme d’écriture à blanc du sommeil de la nuit. Et cela parce que la nuit elle-même dort. La nuit dort à l’intérieur de l’oubli. La nuit dort à l’intérieur de l’antériorité de l’oubli. La nuit dort à l’intérieur du temps antérieur absolu de l’oubli.
L’oubli s’amuse avec les balles à blanc du sommeil de la nuit. L’oubli nous fusille à coup de balles à blanc. L’oubli jongle avec les projectiles qui nous détruisent à blanc, qui nous détruisent à blanc sans nous tuer, projectiles qui malgré tout paradoxalement nous éveillent comme des fusillés d’humour, comme les fusillés d’humour de l’immortalité. Je ne sais pas comment dire, ce n’est pas exactement ça, c’est presque ça. Il me semble que ce problème de l’oubli apparait avec insistance et intensité dans les derniers extraits de l’Autofictif. Il est peut-être temps pour toi d’écrire quelquechose à la manière de Proust. Il est peut-être temps pour toi d’écrire un livre les yeux injectés d’un goût de groseilles intact, si j‘ose dire, ce n’est pas exactement ça, c’est presque ça. Je ne sais pas comment dire, exister c’est déjà ça, pour reprendre une formule d’Alain Souchon. Exister c’est presque ça, c’est presque déjà ça, c’est déjà presque ça. Ou encore exister c’est presque ça comme déjà, c’est presque ça comme toujours déjà, toujours déjà perdu, toujours déjà perdu et retrouvé, toujours déjà perdu comme retrouvé. Exister c’est presque ça comme toujours déjà retrouvé par la répétition de la perte. Exister c’est presque ça comme toujours déjà parce que la chair de l’homme apparait comme la matière de l’art du temps ou plutôt le matériau de l’artisanat du temps, de l’art d’amateur du temps, de l’art du dimanche du temps. En effet qui sait si l’homme n’est pas ce à quoi le temps travaille pendant ses jours de repos. Qui sait si l’homme n’est pas l’œuvre de l’oisiveté du temps.
A Bientôt Boris
Post-scriptum. Et les aphorismes de P. Jaffeux, quelles sont tes impressions ?
Merci pour ces réflexions toujours fécondes. Philippe Jaffeux, il faudra que je m'y attarde, cela semble intéressant, un lettrisme post-moderne ?
Bonjour Eric,
Marges du Désordre Azerty
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Il y a de l’ersatz dans le mot azerty. Azerty c’est l’alphabet conçu en tant qu’ersatz, en tant qu’ersatz machinique. Azerty serait l’ersatz de y, l’ersatz de j’y suis, l’ersatz de j’y suis j’y disparais.
Le Désordre Azerty n’est donc pas l’ordre alphabétique. Le Désordre Azerty serait plutôt une manière d’évoquer l’alphabet, une manière de faire allusion à l’alphabet, une manière de pianoter l’alphabet, une manière de clavieriser l’alphabet c’est à dire de multiplier les doigts de l’alphabet, d’iriser les clavicules de l’alphabet, d’évoquer l’alphabet par les clavicules irisées du hasard. Le Désordre Azerty révèle le hasard de a à z. Le Désordre Azerty révèle le hasard de la tête aux pieds, de la tête aux pieds de a à z, de la tête de a aux pieds de z et de la tête de z aux pieds de a.
« Cadavre exquis (cet abécédaire en désordre pourrait en être un autre). »
Le Désordre Azerty transmute l’alphabet en cadavre exquis. Le Désordre Azerty révèle le cadavre exquis de l’alphabet. Le Désordre Azerty révèle le cadavre exquis de l’alphabet sur la table de dissection de l’ersatz, sur la table de dissection de l’ersatz de j’y suis j’y disparais.
Il y a un aspect fonds de tiroirs dans Le Désordre Azerty, cependant ce sont des fonds de tiroirs mis en abime. Le Désordre Azerty dévide des fonds de tiroirs en abime. Le Désordre Azerty dévide les fonds de tiroir comme un cocon en abime, comme le cocon de l’abime même.
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L’aspe serait l’aspect du hasard, l’aspect asocial du hasard. L’aspe serait l’aspect de la substitution, l’aspect même du vice. L’aspe serait ce qui remplace l’asociabilité comme le kangourou remplace l’homme.
L’aspe ce serait l’aspérité du vide. L’aspe ce serait ce qui reste du vide, ce qui reste du vide qui nous aspire.
« Peut-on vivre sans aspe une vie digne de ce nom ? »
L’aspe serait le nom même de vivre. L’aspe serait la puissance même de nommer la vie. L’aspe serait le nom dépourvu de sens qui parvient à donner une dignité à la vie. L’aspe serait le lapsus-mana qui parvient à doter d’un nom la vie pourtant sans nom. L’aspe serait le lapsus-mana du langage même, le lapsus-mana par lequel le langage parvient à nommer la vie, par lequel le langage parvient à nommer le cadavre exquis de la vie. Le Désordre Azerty serait ainsi une tentative de dévider le cadavre exquis de vivre. Ou encore le Désordre Azerty serait la tentative de dévider le cocon de la vie comme cadavre exquis de l’amnésie et le cadavre exquis de la vie comme cocon de l’amnésie.
2
« Notre nom est à ranger plutôt parmi nos caractéristiques physiques. »
J’ai plutôt le sentiment du nom comme nœud. Le nom apparait comme le nœud du langage, le nœud de la parole. Le nom est un nœud de vide, en cela le nom est proche du style. « Le style doit alors être tenu pour naturel. Il l’est devenu, comme le geste si complexe (si peu enfantin) de faire un nœud devient finalement une évidence. » Le nom est le nœud quasi naturel du langage, le nœud de vide quasi naturel du langage. Le nom noue les flux du langage. Le nom noue les flux de lettres et de syllabes du langage. C’est comme si le nom révélait un axe hypothétique autour duquel les flux du langage tournent, un axe hypothétique qui aimante les flux de lettres et de syllabes du langage. (J’ai par exemple le sentiment que tu n’utilises pas les mots en Che (Chevillard) au même rythme que moi et qu’à l’inverse je n’utilise pas les mots en vol (Wolowiec) selon le même tempo mental que toi. Cependant nous utilisons peut-être les mots en ri (Boris, Éric) selon des rythmes assez proches.) Et aussi le nom noue l’enfance. Le nom noue l’enfance au langage. Le nom noue le silence de l’enfance à l’altérité du langage.
« La tentation du pseudonyme est grande pour l’écrivain qui voudrait pouvoir décider de chaque mot, à commencer par celui qui le désigne. »
Imaginer à l’inverse un monde où chacun a le pouvoir de choisir son nom sans avoir cependant le pouvoir de choisir ses paroles. Imaginer un monde où le nom serait le seul mot qu’un homme pourrait inventer pendant l’intégralité de sa vie. Les autres mots qu’il prononcerait seraient eux tirés au sort selon un système de loterie universelle (l’idée de Borges). Paradoxalement le nom deviendrait alors la forme à la fois de la liberté et de la nécessité, la forme de la liberté nécessaire comme de la nécessité libre.
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Un détail de ta syntaxe. J’ai remarqué que tu utilises souvent les pronoms avant d’utiliser les noms, que tu utilises souvent les pronoms de façon antéposée. Pour toi le pronom est ce qui annonce le nom, le pronom est l’ange annonciateur du nom. (L’aspe ce serait peut-être aussi l’annonciation angélique accomplie par le pronom.) J’ai tendance à utiliser le pronom de manière inverse. Pour moi le pronom vient toujours après le nom. Pour moi le pronom n’annonce pas le nom, le pronom rappelle le nom. Quand j’écris, j’essaie même de ne jamais utiliser de pronom. Par exemple dans A Oui, il n’y a quasiment aucun pronom, excepté parfois dans les passages un peu argumentatifs. J’ai en effet l’impression que le pronom est ce qui gomme le nom, ce qui impose au nom une sorte de retour à l’indifférencié et à l’anonymat. « Tu me photographies, moi, ou n’importe qui d’autre, comment savoir ? » Le pronom serait ainsi une sorte de photographie du nom, une photographie de non-identité du nom. Le pronom c’est le masque commun du nom, c’est le nom masqué à travers le néant, le nom masqué à travers la perruque du néant, à travers la perruque de perroquet du néant. Il ou elle en effet c’est n’importe qui. Le pronom c’est monsieur ou madame n’importe qui.
Par exemple, même si le cas est un peu différent (ellipse du nom plutôt que pronom), cette phrase de L’Autofictif « En faveur de la mort, nous dirons qu’avant d’être la seule recevable, elle fut en toute circonstance déjà la deuxième solution possible. » J’aurais écrit plutôt ceci « En faveur de la mort, nous dirons qu’avant d’être la seule solution recevable, elle fut en toute circonstance déjà la deuxième possible. » En effet, j’ai toujours le sentiment que seul ce qui vient en premier, ce qui vient en première nécessité, dispose d’un nom et que le deuxième possible lui n’en a pas, que le deuxième possible est indifférencié et anonyme. Ce n’est évidemment pas un hasard si j’ai choisi cette phrase à propos de la mort afin d’illustrer d’un exemple ce problème du pronom. Cette façon d’antéposer le pronom serait ainsi pour toi une façon implicite de dire que la deuxième possibilité de la mort précède toujours l’apparition d’un nom, une façon implicite de dire que la puissance même du langage serait celle non d’une mort naturelle, d’une mort naturelle acceptable, mais plutôt d’une mort conçue en tant que deuxième possibilité (possibilité de redoublement), deuxième possibilité inacceptable qui précède cependant la mort comme premier événement naturel. A travers cet emploi du pronom antéposé au nom, tu retrouverais la théorie de la double mort de Blanchot. (Selon Blanchot en effet il y a deux morts, la mort personnelle qui est un événement, l’événement de la destruction de la vie et une mort impersonnelle, une mort impersonnelle qui n’est pas un événement mais plutôt une hantise, une sorte de virus anonyme et virtuel qui redouble chaquepensée et chaque sentiment.)
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« Que fait cet homme ainsi absorbé, retiré dans les profondeurs de sa conscience ? Vous le voyez bien : il s’expose. Mais que fait-il donc ainsi exposé, vous le voyez bien : il se cache. »
« Sans nos secrets, nous serions invisibles. Paradoxe admirable : c’est parce que nous sommes si dissimulés que nous sommes si voyants. »
Ces formules ressemblent aux remarques de G. Agamben à propos du visage dans son livre Moyens sans Fins. « Le visage est l’état d’exposition irrémédiable de l’homme et, en même temps, sa dissimulation justement dans cette ouverture. » « Ce que l’homme est vraiment n’est pas autre chose que cette dissimulation et cette inquiétude dans l’apparence. (…) Ce qui reste caché n’est pas pour lui quelque chose derrière le visage, mais le fait même d’apparaitre, le fait de n’être rien d’autre que visage. »
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« Lis : Enceinte, puis commence la lecture de Frankenstein. » « Puis à 14 h12 d’un coup de ciseaux, coupe le cordon ombilical d’Agathe Chevillard puis visionne la vidéo d’un éléphant peignant sur une toile un éléphant. »
Ainsi l’enfant apparait semblable à l’hypothèse d’un monstre. La femme est en effet toujours approximativement frankenceinte. La femme est toujours fanatiquement enceinte de Frankenstein. La femme est toujours frankenceinte d’un enfant éléphant. Chaque enfant vient au monde à la manière d’un éléphant élégant, d’un minuscule éléphant élégant éjaculé comme en abime.
Chaque enfant vient au monde comme une hypothèse de monstre parce que son corps semble composé par les télescopages des corps de ses parents. Malgré tout ce sont des télescopages révélateurs, des télescopages qui voient loin, des télescopages qui voient loin à l’intérieur du passé, à l’intérieur de l’antériorité du temps. Ce sont des télescopages de télescopes, des télescopages de télescopes aux pupilles de poupées russes, aux pupilles rusées de poupées russes.
Chaque enfant vient au monde à la manière d’un cadavre exquis. La procréation serait le geste le plus surréaliste qui soit. C’est comme si le corps de chaque enfant accomplissait le puzzle d’associations aléatoires des pensées et des sentiments de notre existence passée, le puzzle d’associations aléatoires de nos souvenirs à jamais perdus et malgré tout paradoxalement retrouvés. C’est comme si chaque enfant accomplissait le miracle monstrueux de retrouver par hasard presque des fragments épars de notre temps, comme si chaque enfant jouait à cache-cache à ciel ouvert avec les formes de notre passé, comme si chaque enfant à la fois retrouvait la perte de notre existence et ensuite perdait lui-aussi à sa manière les formes de ce temps retrouvé.
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« Avoir 50 ans, cela peut arriver à n’importe qui, même à un enfant. »
Nous n’avons jamais un seul âge. A chaque instant notre corps dispose d’une multitude d’âges. Ainsi l’âge de notre main à l’instant elle salue n’est pas le même que l’âge de nos yeux à l’instant où ils examinent le plafond ou que l’âge de nos genoux à l’instant où notre corps s’accroupit pour prendre un livre en bas de la bibliothèque. Ainsi chacun des gestes de notre corps a un âge diffèrent : l’âge où ce geste apparait accompli avec exactitude et cet âge méprise absolument la chronologie. Si le geste de saluer de la main apparait accompli avec exactitude à l’âge de 30 ans, nous aurons toujours trente ans à l’instant d’accomplir ce geste. Ce geste aura 30 ans et cela que notre corps ait 7 ou 70 ans. Ce geste aura déjà 30 ans quand le corps l’accomplira à 7 ans et il aura toujours 30 ans quand le corps l’accomplira à 70 ans. Et pourtant le corps apparait aussi en même temps, à la fois en même temps, comme le lieu où les différents âges des gestes coïncident. Il est difficile de savoir comment nous parvenons à faire coïncider les uns avec les autres ces différents âges. Est-ce par nos pulsions, par nos pensées, par nos sentiments ou encore par nos pulsions de pensées, nos pulsions de sentiments, ou encore par le prénom, par le nom, par les pulsions du prénom, par les pulsions du nom, ou encore par le vide entre le prénom et le nom, par les pulsions de vide entre le prénom et le nom, par les pulsions de pensées du vide entre le prénom et le nom, par les pulsions de sentiments du vide entre le prénom et le nom ?
Parfois l’âge apparait comme l’axe du prénom. Parfois le prénom apparait comme l’axe de l’âge. Le jour, l’âge apparait comme l'axe de la toupie du prénom. La nuit, le prénom apparait comme l’axe de la toupie de l’âge.
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« L’humoriste est surpris par la douleur ; il s’étonne d’exister vraiment ; il va lui falloir retourner le couteau dans la plaie pour en être bien sûr. » « L’émotion ne le désarme pas, il n’en voit que le ridicule ou le convenu. »
L’humoriste est surpris par les aspects prévisibles de la douleur, par les conventions prévisibles de la douleur. L’humoriste retourne le couteau dans la plaie comme celui qui cherche à découvrir le fil à couper le beurre, le beurre du bon sens, le beurre de l’eureka imbécile du bon sens, de l’eureka imbécile du bien sûr.
« L’humoriste (…) Veut rester tout seul pour pleurer de solitude sans être importuné, c’est-à-dire rire encore, puisque de toute façon, qu’il pleure ou qu’il hurle, qu’il vente ou qu’il neige, il rit encore, c’est son cri, son grincement, son klaxon. On peut lui appuyer n’importe où sur le corps, il rit. »
Mourir chatouille l’humoriste. L’humoriste serait celui que la tragédie chatouille. L’humoriste serait celui que l’automatisme même de la douleur chatouille. L’humoriste apparait à chaque instant chatouillé par l’émotion automatique de la tragédie. L’humoriste apparait chatouillé par les figures imposées de la tragédie, par les stéréotypes de la tragédie, par les aspects stéréotypés de la douleur, par les petites manies de la douleur, par les petites manies stéréotypées de la tragédie.
« L’écrivain absolu serait celui qui parviendrait à inscrire un mot encore avant, un mot qui le précède. Plutôt que de courir toute sa vie après le dernier mot, formuler le premier. »
L’écrivain absolu serait celui qui révèle le premier mot comme rire antérieur du vide. L’écrivain absolu serait celui qui révèle le rire de feu du vide. L’écrivain absolu serait celui qui révèle le rire taciturne du langage comme feu antérieur du vide ou le feu taciturne du langage comme rire antérieur du vide.
A Bientôt Boris
Merci, cher Boris, je suis à Paris pour quelques jours, je lirai attentivement comme toujours dans tes marges !