Notes du 7 septembre 2013
De la répétition (Wolowiec)
Elle « rature la vérité du langage » (40)
« La répétition d'une même phrase à deux instants différents métamorphose la posture de cette phrase.
Dire toujours la même phrase à chaque instant face à la multitude des événements. »
Et surtout
« Déclarer inexorablement une phrase unique affirme la joie de donner forme à une existence insensée »
→ Toute vie est singulière, toute mort est singulière. 79, 1476 victimes sont soixante-dix-neuf fois ou mille quatre cent soixante-seize fois une seule et unique victime multiplié par 2 à 20 personnes proches au moins, bouleversées ou détruites par cette mort
→ Mais aussi toute écriture est unique. Les mots sont faussement les mêmes. Ils sont en fait uniques, chaque usage qui en est fait est un usage unique, non répétable et l'écrivain est celui qui sait faire don de ses mots uniques aux autres.
Existence insensée ou déterminée (Wolowiec)
Wolowiec oppose « existence insensée » « existence déterminée ».
→ Faut-il entendre ici « insensée », comme ce qui échappe au conditionnement omniprésent et de plus opiniâtrement entretenu et recherché dans les sociétés de consommation ?
Questions (Wolowiec)
On ne peut que s'interroger sur ce chapitre sur la répétition alors que celle-ci joue un rôle central dans le livre. Beaucoup des formules me restent hermétiques. Ne pas vouloir comprendre me dit BW (Il est inutile d’essayer d’interpréter À Oui . Essayez plutôt d’y répondre, même de manière fragmentaire. N’essayez pas d’y déchiffrer un sens, jouez plutôt à répondre à sa forme.)
Relancer les balles. Imaginer la suite du pouring et dripping pollockien, participer. Il me semble soudain que le livre non seulement ne laisse apparaître aucun ego peut être même aucun moi mais aussi qu'il accueille le lecteur en le poussant à continuer à dérouler le fil, à participer à l'éclaboussure généralisée des mots et des formules.
Pollock, Wolowiec, les fractales
Je lis l’article de Wikipedia sur Pollock et je note cela qui me semble pertinent aussi pour l’approche de Wolowiec, surtout parce que je m’interroge sur les récurrences, les répétitions de mots, de formes, de rythmes et que je me demande si une telle analyse ne serait pas aussi appropriée à son travail :
« L'analyse fractale des œuvres de Jackson Pollock proposée par Richard Taylor, Adam Micolich et David Jonas montre que le principe d'autosimilarité statistique y est respecté. Cette analyse consiste à vérifier par l'intermédiaire d'une grille de N carrés posée sur la toile que la proportion de motifs reste constante quel que soit le nombre de carrés étudiés et donc quelle que soit la taille des carrés. La peinture noire occupe 36 % de la surface d'un carré, de deux carrés… ou de n carrés. Il en est de même pour les autres couleurs qui occupent 13 % de la toile. La dimension fractale de densité d est égale à ~1,66. Dans Autumn Rhythm (Number 30), d vaut 1,67.
La dimension fractale est constitutive de la technique de Jackson Pollock et non consécutive. Elle définit de manière mathématique le all-over. L'analyse a ainsi démontré que les premières œuvres ont une dimension fractale supérieure à 1,1 et, à la fin de sa vie, à 1,7. D'ailleurs Pollock avait détruit une œuvre de dimension fractale 1,9 qu'il jugeait mauvaise, trop dense alors qu'il était filmé par Hans Namuth. ».
Formule (Wolowiec)
Formule, mot polyvalent qui m'est venu ce soir et qui me semble assez adéquat à divers niveaux : alliage de mots déjà décrits ou phrases mais aussi en raison des différentes acceptions du mot, formule mathématique, formule magique ou rituelle, formule chimique, formule d’un médicament, formule sanguine, etc. : il y a un peu de tout cela dans les phrases de Wolowiec.
Elles ont quasi toute la même « composition » : un sujet qui est majoritairement le mot-nom du chapitre, un verbe d'action, un COD suivi d'une cohorte de génitifs sur 1, 2,3, niveaux, parfois eux-mêmes articulés avec un génitif.
Il y a un effet de lecture produit par le changement de sujet. Décalage, déstabilisation, à-coups dans le régime répétitif.
Comme des couleurs ? (Wolowiec)
Est-ce que certains alliages de mots font office de couleur, ces couleurs dont les noms sont en général parmi les derniers à mourir dans une langue qui disparaît (voir article du Monde de ce jour sur la disparition de langues en Inde).
Faut-il imaginer ou même faire naître, susciter en soi une vision de la page ou sans doute plutôt du chapitre comme d'un tableau. Et la technique ? Serait-elle un geste ? Un lancer ? Mots, phrases, formules sur la page. Gestes répétés identiques et différents. Disposition fractale. À l’échelle de la page, du chapitre, du livre ?
Bonjour Florence,
A propos de l’existence insensée, vous avez lu un peu trop vite. Je n’oppose pas existence insensée et existence déterminée. Je distingue existence insensée et vie déterminée, sens déterminé, sens de la vie déterminé. (Distinction que je reprends explicitement dans le chapitre Existence). J’essaie ainsi d’affirmer une forme d’existence en dehors de la détermination du sens, en dehors du sens de la vie et de la vie du sens, de la vie quotidienne du sens. J’ai d’ailleurs le sentiment qu’il n’y a pas d’existence déterminée. L’existence (approchée à la manière de Heidegger c’est-à-dire comme être-là jeté au monde) n’est jamais déterminée, elle apparait précisément comme chute en dehors du sens déterminé de la vie, en dehors de la vie déterminée du sens. Vous dites que l’affirmation de cette existence insensée serait une manière de s’extraire du conditionnement social, de la société de consommation capitaliste. Soit. Malgré tout c’est aussi beaucoup plus que cela, c’est s’extraire de la condition humaine elle-même, s’extraire du conditionnement humain, de la condition d’être homme en tant que signe de l’espèce.
Disposition fractale. À l’échelle de la page, du chapitre, du livre ?
Il y aurait un aspect fractal de A Oui. En effet, pourquoi pas, j’en serais heureux. Etant donné que selon la théorie des fractales (Mandelbrot), la structure même de la nature est intégralement fractale, ce serait l’indice que A Oui apparait exactement à la manière d’une forme naturelle. (C’est pourquoi Pollock a dit une fois « Je ne peins pas d’après nature, je suis la nature. » Phrase qui en français pourrait d’ailleurs être entendue différemment qu’en anglais, à savoir : j’incarne instantanément la nature et aussi je poursuis les trajectoires innombrables de la nature à chaque instant.) Cette forme fractale que vous évoquez serait aussi à rapprocher de la forme arborescente. La forme fractale serait une manière d’écrire comme un arbre, une manière de retrouver l’effraction de paix de l’arbre à la surface même du papier.
Formule, formule mathématique, formule magique ou rituelle, formule chimique, formule d’un médicament, formule sanguine, etc.
Une fois encore, pourquoi pas. La formule rituelle, chimique et sanguine surtout. Ecrire comme ritualiser la chimie du sang. Ecrire comme ritualiser l’effervescence chimique du sang. Ecrire comme ritualiser le précipité chimique du sang. Ainsi la table des matières de A Oui serait semblable à la table des éléments chimiques fondamentaux. La formule serait aussi à mettre en relation avec le problème des valences chimiques des atomes. La cascade des génitifs correspondrait alors à la valence chimique de chaque mot.
Le livre (…) ne laisse apparaître aucun ego peut être même aucun moi.
Disons plutôt. Ce qui écrit n’est pas le je. Le je serait plutôt ce qui est parfois écrit. C’est pourquoi aussi Je est un chapitre parmi d’autres du livre. Le je est un des éléments du livre, un des éléments chimiques de la table des matières.
Faut-il imaginer ou même faire naître, susciter en soi une vision de la page ou sans doute plutôt du chapitre comme d'un tableau.
Si vous voulez. Même si j’ai le sentiment que ce sera difficile. Parce qu’il n’y a presque pas de dessin, de figures dessinées dans mon écriture, il y a seulement une manière d’utiliser chaque phrase afin de rythmer le silence, afin de sculpter le silence, afin de sculpter le rythme du silence.
Participer à l'éclaboussure généralisée des mots et des formules.
En effet, c’est exactement ça. Ce serait le geste de lecture que j’aimerais rencontrer.
Toute écriture est unique. Les mots sont faussement les mêmes. Ils sont en fait uniques, chaque usage qui en est fait est un usage unique, non répétable.
Je dirais plutôt. Chaque usage d’un mot apparait unique précisément par la sensation intense de la répétition, par la sensation symbolique de la répétition. Chaque usage d’un mot apparait unique à l’instant où la chair a la sensation de cet usage par la répétition, comme répétition, par comme la répétition. La répétition affirme ainsi le geste d’usage de l’unicité. La répétition affirme la manière d’utiliser l’unicité de chaque chose du monde. (Il me semble que quelqu’un comme Péguy avait l’intuition profonde de cela.) Et ainsi, la répétition affirme le geste d’user l’unicité de l’âme, de s’amuser à user l’unicité de l’âme comme chose du monde.
A Bientôt Boris Wolowiec
Une lettre d’Ivar Ch’Vavar
(à la suite des notes de Florence, 04-07/09)
La poésie de B.W. nous hante (Florence : « Et il va advenir cette chose étrange (…) que certaines de mes notes du flotoir auront une référence FANTÔME. »). Presque immédiatement cette poésie devient notre hantise, et je ne crois pas que le jeu de cache-cache de Boris y soit pour grand chose ; mais c’est par sa force même que cette poésie établit son emprise.
Florence écrit à propos d’À Oui : « Mais ici il y a une forme de dématérialisation : rien de concret, apparemment en tout cas, au début ».
Discussion entre B.W. et Laurent Albarracin : pour ce dernier la poésie de B.W. est une poésie de la pensée, cérébrale, quand B.W., lui, y voit une poésie de la sensation.
B.W. : « Dans l’univers du langage, chaque objet est enveloppé à travers une scintillation de sens qui anéantit sa présence. L’univers du langage spectralise les choses en tant qu’objets esclaves de la pensée. » Mais dans À Oui c’est justement la pensée qui investit et je dirais bien infeste le langage.
L.A. voit la poésie de B.W. comme une pensée opérante, opérant selon un mode poétique… B.W. lui parle d’une poésie qui avance par le toucher, le tact, la sensation… En tous les cas, c’est moins le monde qui apparaît dans ces textes, que la pensée opérant, pensée cérébrale ou pensée du bout des doigts (du bout des sens), ce qu’on voit, lecteur, d’abord dans ces textes ça n’est pas un monde, mais un truc qui avance, et qui fait peur, et qui est tout de même bien de la pensée. (B.W. rend pourtant le monde évident, c’est sûr qu’il le fait voir ! mais comme grossi par la pensée, comme si le monde se trimbalait sur le dos une grosse loupe qui le grossit et dans laquelle aussi on a toujours la trouille de voir un gros œil qui nous regarde. La poésie de B.W. grossit le monde aussi dans le sens qu’elle ne le dégrossit pas, c’est pourquoi j’ai écrit grossi avec des guillemets, il y avait ce sens caché, ce sens second en tout cas que la poésie de B.W. fait tout le contraire de dégrossir le monde.)
« Que me fait le texte ? Il m’intéresse mais il me démunit », écrit Florence. Oui, il me démunit, parce qu’il prend le pouvoir sur moi, m’investit, m’infeste : il me subjugue, et m’actionne (ce pourquoi, Flo. le note, « les verbes sont quasi tous des verbes d’action »). Munire en latin c’est fortifier, protéger, abriter. Être démuni, c’est donc être exposé, sans défenses. – B.W. recommande à Florence d’être devant son texte comme un petit enfant. Recommandation superflue !
Écrire comme Jackson Pollock peint… c’est-à-dire saturer l’espace pictural (ici l’espace du texte) de sa propre énergie. Mais B.W. ne considère pas l’espace littéraire comme un espace pictural : une surface. Il ne travaille pas une surface : il avance tout droit, vague par vague. C’est comme une armée en marche qui ne se déploierait jamais, resterait toujours en colonne. Dans ce sens, il n’y a pas de cadre au poème, même quand B.W. écrit Fenêtres. B.W. travaille sans cadre comme d’autres sans filet.
Mais en même temps sa colonne avance sur un front incroyablement large. Elle avance vite. Elle est tout de suite sur nous, au-dessus de nous, en surplomb. Par ce surplomb elle prend autorité sur nous, nous subjugue, et bientôt nous tétanise. Elle nous force pourtant à marcher, tétanisés, à marcher à reculons devant elle, nous devenons (lecteurs) son avant-garde dérisoire, ou ses boucliers humains ! C’est une expérience assez terrifiante, et évidemment B.W. a un bon conseil à nous donner (lettre à Flo.) : « la manière la plus efficace de lire À Oui ce serait de lire comme un enfant qui joue à jeter un ballon, le ballon de son âme, à la fois face et contre la muraille cyclopéenne d’un tableau de Jackson Pollock ».
Attention à ceci : « le ballon de son âme »…
La répétition « rature la vérité du langage »… Elle affirme ou affermit cette vérité en traçant des marques, des bâtonnets ? des encoches ?
La répétition donne à la poésie un cadre temporel qui devient aussi un cadre spatial, ou en tient lieu.
La répétition court toujours après la poésie pour la maintenir dans le rang et au pas, pour lui donner la cadence.
La répétition contient les embardées de la poésie. Elle est indispensable au bon fonctionnement de la poésie comme machine guerrière.
Grâce à la discipline imposée par la répétition, la poésie millepattes ne se marche pas sur les pieds et ne s’emberlificote pas dans ses propres jambes.
La répétition ne rappelle rien (du passé) et ne prépare rien (du futur) : elle nous maintient juste dans l’urgence du moment présent.
La répétition nous oblige (lecteurs) à répondre à chaque instant « Présent ! ».
La tentation d’appeler formules les « vers » de B.W. (Florence, note du 07/09). – Ce qui hante Florence à ce moment-là, c’est bien sûr beaucoup plus la « formule magique » que la formule mathématique, chimique, sanguine…
Il y a dans chaque vers ou verset, ou dans chaque proposition de B.W., un « ton » de vérité qui, s’il demande la répétition, n’admet pas la réplique. D’autre part, on sent bien qu’il n’y a rien à répliquer, car la « vérité » de ces formules est évidente, mais comme suspendue : elle est indémontrable ; elle est donc imposée (injonction). Il y a un efficace (lui-même « suspendu ») de ces formules, comme dans les formules magiques.
À propos de la couleur. Florence a relevé quelque part ceci : que ce sont les noms des couleurs qui « sont en général les derniers à mourir dans une langue qui disparaît »… Cette affirmation m’étonne. Il m’aurait semblé plutôt que le lexique des couleurs était extrêmement fragile et changeant (à l’échelle des siècles, en tout cas). C’est bien ainsi dans le domaine indo-européen ?