Bonjour Florence,
Je suis profondément d’accord avec ce que vous écrivez à propos des voix saturées de notre époque. De la saturation. Ce sont des voix neuronales, strictement intellectuelles, des voix hygiéniques aussi, des voix qui ne cessent de discourir à travers l’hygiaphone du cerveau. Je ne pense pas cependant que ce soient des voix narcissiques même si elles souhaitent le plus souvent avoir le dernier mot. Je dirais plutôt que ce sont des voix ambitieuses et théoriques, les voix de l’ambition théorique donc (celle de Michel Onfray par exemple a les mêmes caractéristiques). Ces voix restent désaffectés parce que ceux qui parlent ainsi n’écoutent jamais rien d’autre que le sens du discours, ils n’écoutent jamais l’émotion ou le sentiment de la parole, l’émotion ou le sentiment que la parole provoque.
Ceux qui parlent ainsi refusent obstinément une forme de jeu ou encore d’ambivalence entre leur voix et leur discours. C’est pourquoi à l’inverse, j’aime tant la voix de Deleuze. Quand Deleuze parle, sa voix et son discours se répondent et parfois même se contredisent à chaque instant. La parole de Deleuze a un aspect héraclitéen, elle révèle le lieu d’un combat ambivalent et contradictoire entre la voix et le discours. Et le charme de sa parole survient précisément par ce jeu à chaque instant imprévisible entre sa voix et son discours.
Dans son livre Portrait Oratoire de Gilles Deleuze aux Yeux Jaunes, Claude Jaeglé a subtilement évoqué la bizarrerie de la voix de Deleuze. « A vrai dire, ses cordes vocales roulent un grain singulier : un jeune homme et une vieille femme parlant dans une même voix dirait-on ; une gaieté traversée de sentences acariâtres. Un engouement juvénile, un émerveillement touché au vif et une lenteur narquoise, des grognements las. (…) Par moment, la voix paisible et touchante de Deleuze enfle jusqu’à prendre une sonorité de spectre jaillissant, d’ogre. (…) Pendant quelques secondes, Deleuze grogne avec une voix de basse trainante, porteuse de sentence et de menace. J’écoute un séminaire de philosophie, pourtant. J’entends évoquer les traditionnelles notions d’âme, d’essence, de nature et de connaissance, mais l’univers sonore de ce cours ne ressemble pas à ce que j’attendais. Comme si, pendant quelques secondes, le séminaire passait du philosophique au philosophal. Comme si la substance du concept résultait d’une opération sonore occulte. Une voix d’ogre racontant une histoire de fantômes. (…) L’étrangeté redouble avec ce constat : le plus souvent, c’est au moment de dire un concept que Deleuze adopte pendant quelques secondes ce ton spectral qui racle sa gorge et provoque l’intense gravité de sa voix. C’est au moment de dire le concept que s’élève cette incantation semblable à un sombre sortilège. ( …) C’est au cœur du propos philosophique et dans la plus haute concentration d’esprit qu’émerge cette vocalisation fantastique. C’est la diction du concept lui-même que j’entends. » Voix d’ogre fantomatique, note Jaeglé. C’est ainsi comme si pour Deleuze penser était semblable au geste de manger avec sa voix, au geste de dévorer avec sa voix. Cela est d’autant plus surprenant que Deleuze s’est toujours théoriquement méfié de la nourriture. Il y a un dédain évident de Deleuze envers la substance organique ; son apologie par exemple du corps sans organes et son intérêt aussi pour l’anorexie. Ainsi c’est comme si Deleuze avait choisi de manger uniquement avec sa voix ce qu’il préférait cependant ne pas dévorer avec sa bouche, dévoration ainsi uniquement accomplie avec la gorge, la glotte et la langue sans être accomplie avec les mâchoires.
Ces voix saturées résulteraient peut-être aussi du système désormais majoritaire de la compression numérique des sons. Un ami musicien m’a dit un jour que ce qui le gênait le plus dans la compression de l’enregistrement numérique, c’est qu’il était alors presque impossible d’entendre l’espace entre les instruments. De même cette vitesse saturée du discours abolit l’espace d’émotion entre les mots, l’espace de sentiment entre les mots. Cette vitesse saturée du discours anéantit la forme de respiration particulière de chaque mot ou de chaque phrase. Ces voix théoriques ne cessent de connecter les mots les uns aux autres, ce sont des voix d’ordinateur ou de machine à coudre, des voix qui picorent automatiquement le sens à la façon de poulets du pur esprit, à la façon de coqs de Minerve. Ces voix théoriques ignorent qu’il y a des pistes de chants à l’intérieur même de la bouche. Jamais ces voix n’ont l’intuition qu’il y a des espaces démesurés et déchirants entre les mots d’une même bouche (ce que vous appelez des fenêtres d’ombre). A. Giacometti disait que quand il dessinait il voyait parfois un désert entre les ailes du nez d’un même visage, eh bien il y a parfois aussi un continent ou un océan, un continent d’eau ou un océan de pierres d’une lèvre à l’autre de la bouche de celui qui parle.
Des acteurs et des actrices parviennent parfois malgré tout à styliser cette vitesse saturée du discours. La voix clavecinée à la Scarlatti de Catherine Deneuve, la diction fatidiquement punaisée de Fabrice Lucchini ou encore l’emphase burlesquement bloquée de Benoît Poelvoorde. (Le comédien Denis Podalydès a écrit un livre intéressant à propos des voix : Voix Off, je ne sais si vous l’avez lu.)
Certains livres contemporains aussi saturent l’espace de la page de telle sorte qu’il est impossible de trouver un point d’accès à ce « mur ». Il peut s’agir de très belles écritures mais elles laissent trop peu de place au lecteur. Elles tendent à le tétaniser, à obnubiler sa conscience (la répétition joue souvent un rôle crucial)
Pour être franc, votre remarque m’inquiète un peu. En effet la forme de A Oui apparait précisément comme celle d’un mur de répétitions tétanisantes. J’ai malgré tout aussi essayé de donner à sentir des blancs de respiration à l’intérieur de ces murs de phrases. J’ai ainsi essayé d’écrire A Oui comme une cathédrale en ruine, comme une cathédrale immédiatement en ruine.
Enfin, à propos de la folie du développement de l’information, ces quelques phrases de Chesterton. « Si l’on considère tout ce qui se déverse en lui (l’homme moderne), tout ce qu’il reçoit, ce sont vraiment des cataractes de choses, des Niagara cosmiques qui ne s’étaient encore jamais déversés dans aucun être humain. Mais si l’on considère ce qui sort de lui, le résultat de tout ce qu’il absorbe, ce que nous constatons est plutôt grave. Dans la grande majorité des cas, il ne sort rien ; même pas une conversation comme autrefois. »
A Bientôt Boris Wolowiec
Cher Boris
juste vous dire que j’ai bien reçu votre grande lettre. Je la lis mieux dès que possible et vous écris sans doute à nouveau.
Je suis heureuse que vous me l’ayez adressée.
Florence