Salut à vous Sing Sing,
Je n’ai pas assez de temps disponible pour vous répondre avec précision. Quelques trucs en désordre déjà malgré tout.
ce sont bien les obsessions des chansons-mêmes,
A propos de la chanson comme forme de l’obsession intime, il y a une fois encore un livre de P. Szendy, Tubes, La Philosophie dans le Juke-Box. Ceci par exemple. « Ce n’est sans doute pas un hasard, d’ailleurs, si certains tubes deviennent des hymnes, des hymnes officiels (…) des mélobsessions, qui en chacun de nous, jouent le rôle d’une Internationale pour des commémorations intimes. Il y a là une sorte d’inthymnité, en, somme, une intimité hymnique brouillant les frontières ente le privé et le public. »
et puis l'os, cachette du rire? alors là! voulez-vous bien tirer un peu sur ce fil? voilà qui claque ou je ne connais rien à rien. j'aimerai vous voir développer.
J’ai repris cette intuition de l’os comme cachette du rire à Charles Dantzig dans son livre Dictionnaire Egoïste de la Littérature Française, je l’évoque à l’intérieur d’une conversation avec Eric Chevillard.
Sur Beckett. « Tout en ayant beaucoup appris de lui (Joyce), Beckett a fui les séductions de sa façon d’écrire, et s’est mis à écrire sans graisse, sans chair même. Que de l’os. Il le lime, le polit, le lisse, l’abandonne, là tout seul, au milieu d’un terrain vague. La drôlerie et la vivacité sont dissimulées dans le canal médullaire de cet objet banal. C’est son génie. »
Eric Chevillard a écrit un texte magnifique à propos du squelette. Commentaire Autorisé sur l’Etat du Squelette. « En hiver, je ne me hérisse pas contre le froid, je vis debout parmi les stalactites. »
Le rire des os c’est d’abord celui de la tête de mort. Le rire des os c’est d’abord le rire indestructible de la tête de mort, le rire paradoxalement immortel de la tête de mort. Et j’ai aussi le sentiment que ce rire à l’intérieur des os serait en relation avec le problème de l’équilibre. Le rire affirme une manière d’incruster la gravitation à l’intérieur des os, une manière d’incruster la gravitation à l’intérieur de la respiration des os, à l’intérieur de la respiration impeccable des os.
« L’amour est un os. »
L’amour apparait comme un os. L’amour apparait comme un os à moudre. L’amour apparait comme un os à moudre à tire-larigot, comme un os à moudre à bouche que veux-tu, à bouche que veux-tu à tire-larigot. L’amour apparait comme un os à moudre à tigre-larigot, comme un os à moudre à bouche que veux-tu à tigre-larigot. (« Et je dis je dis oh, oh oh oh amour, à tire-larigot, je t’aime. » J. L Murat)
Ce mot “langue” désigne à la fois le langage et l’organe qui le permet. C’est une forme d’abstraction et en même temps c’est de la viande. C’est l’endroit de la parole, du baiser, du plaisir sensuel. C’est à la fois très noble et un peu dégueulasse.
Arlt c’est à dire une sorte d’arbalète condensée, une sorte d’arbalète rétractée, d’arbalète rétractée à l’intérieur de sa densité, à l’intérieur de la danse de sa densité. Arlt c’est à dire l’arbalète de la langue, l’arbalète de la langue à l’instant du baiser. Arlt c’est à dire l’arbalète du baiser imprononçable, l’arbalète de la langue à l’instant du baiser imprononçable.
« Après quoi nous avons ri. »
Commencer précisément une chanson par les mots après quoi, j’aime bien ce paradoxe élégant. Cela révèle que le chant réversibilise le temps. Le rire du chant (le rire tacite du chant) serait ce qui réversibilise le temps.
« D’où vient qu’on rigole ? D’où vient la joie qui fait des trous Les trous qui font qu’on tombe dedans ? D’où vient cette vieille chanson qui brûle, de gueule en gueule, elle a au moins mille ans. »
Cela serait à rapprocher de phrases de Christophe Tarkos. « Il y a des petits trous de partout dans lesquels, hop, on peut disparaitre à n’importe quel moment ; et on est disparu. ( …) C’est à côté de nous. Juste à côté de nous. Juste avec nous. Tout le temps avec nous. C’est mélangé avec notre matière… des trous mélangés avec tous les cartons, avec tous les murs, avec toutes les routes, avec tous les chemins, avec tous les arbres. Il y a ces trous-là qui sont mélangés de partout, dans lesquels on peut tomber à n’importe quel moment. » Ecrits Poétiques
(monk, peut-être à propos du quel je n'ai pas grand chose à ajouter sinon que j''aimerai voir pousser des phrases dans le sens de ses danses d'ours hilare et somnolent (je parle de sa façon de bouger, de composer, de jouer).
A propos de Monk j’avais une fois écrit ceci à Florence Trocmé.
Il y a aussi cette anecdote extraordinaire à propos de Thelonious Monk. Un soir, Monk et un ami parlent ensemble dans un bar, pendant que Monk dit quelque chose à son ami, il y a une bagarre auprès d’eux et Monk et son ami doivent interrompre leur conversation et se séparer brusquement. Quelques mois plus tard Monk et son ami se retrouvent dans la rue par hasard. A cet instant Monk s’approche de son ami et avant même de le saluer, il commence par finir la phrase que la bagarre avait interrompue quelques mois auparavant. Cette anecdote révèle ainsi que selon Monk, les phrases apparaissent plus grandes que le temps. Pour Monk, les phrases n’avaient pas lieu à l’intérieur du temps, c’est à l’inverse le temps qui avait lieu à l’intérieur des phrases (Et de même évidemment la musique n’avait pas lieu à l’intérieur du temps, c’est le temps qui avait lieu à l’intérieur de la musique.)
Avez-vous vu le film Straight No Chaser ? Un extrait du film montre Monk qui tourne majestueusement à la fois sur lui-même et sur un trottoir de New-York comme un ours aristocrate, un ours impérial, un ours impérial dément.
Monk joue du jazz paléolithique. Monk pose ses mains sur le piano exactement comme les hommes préhistoriques incrustaient les empreintes de leurs paumes sur les parois des grottes.
leurs chutes à n'en plus finir (tout s'y casse tout le temps la gueule, j'ai mis un certain temps à m'en rendre compte et peut-être se casser la gueule est-ce le début de la danse)
J’aime beaucoup tomber. J’ai aujourd’hui le sentiment que le geste même de l’art c’est de parvenir à styliser sa chute, à styliser avec ascèse la violence de sa chute.
"frénésie d'entrelacs" dont parle cingria quand il se penche sur les écritures du moyen-âge. je ne sais pas si vous me suivez. rebondissez, rebondissez, vous me ferez plaisir.
Un seul nom pour rebondir à propos de cette frénésie d’entrelacs que vous évoquez : Jackson Pollock. C’est mon peintre préféré. Et je trouve qu’il y a parfois dans votre manière de vous pencher jusqu’à la terre quand vous jouez de la guitare une ressemblance avec Pollock. Ce que vous tentez ce serait ainsi une forme de dripping sonore, une forme de dripping rythmique ou mélodique je ne sais.
A propos de cette frénésie de l’entrelacs, il faudrait évidemment aussi évoquer Hendricks, qui essaie de composer des bouquets d’orchidées hallucinogènes avec le vertige d’indécence des vibrations électriques.
je suis touché par ce que vous dites à propos des rituels déréglés chez dumont, c'est moi-même quelque chose qui m'intrigue beaucoup et que je cherche de plus en plus sur scène et dans l'écriture même des chansons (répétitions qui tournent court, cérémonies pauvres qui vont s'effilochant, dervicheries naines, déplacements d'objets, prières qui font tousser...)
Je travaille ces derniers temps à des sortes de rhapsodies. Ce sont des textes que je compose par citations exaltées d’un seul et même auteur. Il y en a seulement quelques-unes de lisibles sur mon site (Rhapsodies avec Rimbaud, avec Sanda Voïca et celle avec Gertrude Stein intitulée Je Suis Et). En attendant je vous en envoie ci-joint une rhapsodie avec Emily Dickinson.
Il y a aussi votre pseudonyme qui m’intrigue, l’indistinction répétée du prénom et du nom, le prénom et le nom qui apparaissent de manière indistincte et qui s’enferment ainsi à l’intérieur de la prison du chant ou plutôt à l’intérieur de la prison du chanter chanter. (Ce jeu entre le prénom et le nom est aussi vous le savez celui d’Ivar Ch’Vavar. Ivar a en effet utilisé son nom Ivart pour créer le prénom de son pseudonyme.) A propos des noms un autre aspect me surprend aussi, vous n’utilisez pas de majuscules lorsque vous écrivez les noms, je ne parviens pas à deviner pourquoi.
A propos de Mozart, j’ai été un peu schématique. Disons que ce qui m’agace chez Mozart c’est sa tendance à masquer son angoisse sous des fanfreluches de subtilité sonore. Ce que je veux dire c’est que j’ai toujours eu le sentiment que la musique de Mozart était essentiellement morbide et suicidaire. C’est pourquoi d’ailleurs je trouve que le Requiem est de très loin ce que Mozart a composé de plus intense. Enfin il ne trichait plus nerveusement avec la mort, il parvenait à l’affronter avec tranquillité et élégance. Le cinéaste Pawel Pawlikowski a très bien montré cet aspect suicidaire de Mozart dans son film Ida. Il y a une scène où une juge stalinienne aux mœurs légères se suicide avec une sorte de dilettantisme eustachien en marchant par la fenêtre et cela aux notes de la symphonie Jupiter. Par cette attitude masquée envers la mort Mozart m’a toujours fait penser à d’autres artistes comme Philippe Sollers ou encore Patrick Dewaere. Bertrand Blier a d’ailleurs parfaitement révélé cette ressemblance entre Mozart et Dewaere dans son film Préparez vos Mouchoirs. Dewaere y disserte en effet apologétiquement sur la musique du mec Mozart comme il dit, dans sa cuisine de professeur de sport de banlieue.
« Les enfants qui fument de joie te laissent de marbre. »
Des sourires d’enfants brûlent à la surface du marbre. Et l’air de religieuse allumée d’Eloïse, celui de porter (presque) à chaque instant le cierge d’elle-même. Son espièglerie gelée aussi.
« Je ne sais plus de quoi on parle, si c’est la mort qui vient ou bien si c’est du café qui brûle. »
Je ne sais pas comme c’est à dire. A l’orée de l’escalier attend je ne sais pas. A l’orée de l’escalier attend je ne sais pas comme c’est à dire. A l’orée d’ombre de l’escalier attend je ne sais pas comme c’est-à-dire, l’habitude éberluée, l’habitude radieuse éberluée de je ne sais pas comme c’est-à-dire. Et l’odeur du café chatouille alors les orteils des narines. L’odeur du café chatouille les orteils de carbone des narines.
« Voilà le ciel qui recommence. Je reste là sans les bras. »
La solitude sait où et comment le ciel recommence. La solitude sait où et comment le ciel recommence. Seule la solitude sait où et comment le ciel recommence. La main d’amnésie de la solitude sait où et comment le ciel recommence. Seule la main d’amnésie de la solitude sait où, quand et comment le ciel recommence.
J’ai parlé de vous à Ivar Ch’Vavar. Ivar m’a dit qu’il connaissait déjà un peu vos chansons et que vous alliez d’ailleurs sans doute lire et jouer le même jour (le 4 juin 2016) à la Maison de la Poésie. (…) N’hésitez pas à le contacter. Soyez sans aucune inquiétude, Ivar est en effet pourvu d’une curiosité inépuisable pour les œuvres des autres.
A Bientôt Boris Wolowiec
salut
ce désordre me va, et pas de raison n'est-ce pas qu'un courrier soit moins discontinu qu'autre chose.
encore une fois, vous mettez dans le mille plutôt dix fois qu'une.
ce que vous dites d'éloïse, diable, après la sainte de giotto pour silhouette, la voilà portant le cierge d'elle-même - !
et oui trois fois oui pour cette espièglerie gelée que vous dites (bien vu. même si ce qui me frappe aussi, c'est qu'elle articule ça avec son contraire (?) qui serait comme une espèce d'austérité brûlante, une forme de solennité burlesque, un burlesque pas du tout extravagant.
dans la vie comme
sur scène, éloïse semble organiser un sempiternel feuilleté d'apparitions-évanouissements, vacillant sans cesse entre sur-incarnation et distance, entre danse et pétrification, expressivité et
blancheur, terreur et joie (encore) colère et amusement. le chant va comme de l'eau, et ses humeurs. son chant et un chant de ruisseau, un chant d'ombres de notes également. bref.
"J’ai aujourd’hui le sentiment que le geste même de l’art c’est de parvenir à styliser sa chute, à styliser avec ascèse la violence de sa chute. "
et comment!
ce que j'aimerai c'est que les chansons soient capables de saisir le moment de la chute (difficile de ne pas se contenter d'installer tout ce barda avant la chute ou après la chute, mais dans son
instant même).
et votre arbalète, alors là, c'est incroyable. très heureux de lire ça. je n'avais moi-même pas songé à déplié arlt dans ses longueurs d'arbalète. nul doute que je vais trouver à rebondir là-dessus.
quand à la réversibilité du temps. il faudrait oui que la chanson la donne à voir (novarina dit très bien, je ne sais plus où, combien la langue doit dire la réversibilité du temps).
il y a aussi que j'aimerai que l'auditeur ne perçoive ni le début ni la fin de ce qui se trame dans les chansons. qu'il puisse (parfois) avoir l'impression d'arriver à elle en cours de route et de la quitter sachant qu'elle continue sans lui. donner le sentiment que chaque chanson jouée, enregistrée n'est en vérité que l'extrait d'un déroulé plus vaste, infini même. donner le sentiment d'une écoute déambulatoire où l'on irait dans les chansons comme par effraction, comme d'une pièce à l'autre, et que faire entrer des heures dans les 3mn du morceau découpé là. enfin, pas toujours. mais parfois.
sing sing, c'est à la fois le pénitentier que vous savez, une antilope, une danse nuptiale, une boucherie à belleville, une radio locale à st malo (qui n'émet plus aujourd'hui et que je n'ai de toute façon jamais écouté) et le redoublement du verbe chanter. ça remonte à loin si loin que j'ai oublié ce qui a motivé ce choix.
et j'ai pris la fâcheuse habitude de ne mettre aucune majuscule nulle part. ici encore, j'ignore pourquoi.
je n'avais jamais pensé à pollock (en période d'enregistrement je lis les peintres, van gogh, cézanne, ensor, alechinsky, klee. leurs formulations et leurs questions me guident plus sûrement que les musiciens - je me sens très peu musicien, je ne comprends quasiment rien à la musique, et je n'y cherche (quasiment) que des variations de lumières, des couleurs, des corps, des températures, des vibrations, des saisies. et j'aime penser que la musique nettoie l'espace, le donne à voir, en donne à voir les lignes. ce que vous dites de monk me plait beaucoup. il faut aller sur l'instrument comme on lance des aurochs sur les parois (des aurochs? de l'effroi et de la joie bien plutôt, décidément).
encore une fois, tout cela est très confus pour moi et je crois bien que c'est justement pour y voir clair que j'écris des chansons. ce sont les chansons qui me renseignent sur mes obsessions et non mes obsessions qui nourrissent les chansons.
vos formulations m'aident pas mal et je vous en remercie vivement.
coq à l'âne: je me demandais comment vous réagissiez au schmidt de "cosma" par exemple, qui lui même raille le moyen-âge, sa déraison, son dit "obscurantisme"?
je me demande souvent ce que peut schmidt pour la chanson. quelque chose de la syntaxe accélérée, du présent en branle, de l'ultra synesthésie, du fusil à images de schmidt utilisés pour faire des chansons.
vous vous demandiez si ch'vavar avait lu schmidt (pas tellement, répond-il). je crois savoir en revanche que claude rhiel, par contre lisait ch'vavar, ce qui ne doit pas compter pour rien dans certains voisinages qu'on croit parfois deviner.
parlant de ch'vavar on l'aura mal renseigné: nous jouons le 3 juin à la maison de la poésie, soit la veille de sa propre venue.
je vais tâcher de
lui écrire, oui. je ne sais pas trop encore pour quoi lui dire, mais je vais lui écrire.
merci encore pour votre infernale attention.
bien à vous.
sing sing.
et merci aussi pour la rhapsodie que je vais prendre le temps de lire.
je suis en tournée, commencé hier à st nazaire.
on joue ce soir dans une grange à cherbourg.
votre histoire d'arbalète me travaille.
je vous espère en forme.
bien à vous.