Salut Florian,
Je viens seulement de découvrir sur internet la lecture-concert d’Arlt avec Céline Minard. J’ai trouvé ça sobre et magnifique. Céline Minard, très spontanément swinguante, Eloïse plus bressonienne que jamais (et pourtant aussi un brin actrice) et toi impeccable et tonitruant racleur du calme.
Je trouve qu’une fois encore tu as sacrement bon goût. J’ai en effet le sentiment que l’œuvre romanesque de Céline Minard est avec celle d’Antoine Volodine une des plus intenses de notre époque (Je n’inclus pas ici Eric Chevillard dans ce hit-parade un peu idiot parce que j’ai toujours considéré Eric comme un fabuliste plutôt que comme un romancier.)
Il y a une incroyable puissance de fluidité à l’intérieur de l’écriture de Céline Minard. Elle écrit à la manière d’un torrent, d’une cataracte et c’est par la puissance même de sa limpidité qu’elle parvient à charrier parfois d’énormes masses obscures avec lesquelles elle jongle un instant au cœur d’une phrase. Son écriture, ça cavale et ça éclabousse comme une cataracte de clarté. Son écriture, c’est la vitesse narrative de Stendhal qui aurait intégré en plus la pulsation organique de Géricault.
Une phrase surtout à l’intérieur du Dernier Monde m’avait étonné. « Le sable est là depuis tant de millions d’années, l’océan est là depuis tant de millions d’années (…) que je peux bien rester devant tout ça immobile et muet à bouger un cil quand ça me plait. » La phrase dit en effet magnifiquement la désinvolture de la contemplation, la désinvolture prodigieuse de l’extrême contemplation. Il est en effet inutile à celui qui contemple la présence minérale des millénaires de désirer être attentif ou concentré. Pour répondre à la présence minérale des millénaires, il apparait simplement nécessaire d’exister, il apparait simplement nécessaire d’affirmer son existence par la volonté même de son insouciance.
Post-scriptum.
Jean-Daniel Botta m’a parlé de la peinture d’Orsten Groom. Je lui ai envoyé une lettre en réponse. Et j’ai vu en même temps que Arlt avait joué à l’intérieur de la galerie où Orsten Groom exposait ses tableaux. C’est pourquoi cette lettre, eh bien je te l’envoie aussi.
A Bientôt Boris
J'ai vu les tableaux de Simon Leibowitz : "Orsten Groom "
(…) C’est un peintre à l’évidence étonnant. Orsten Groom a en effet magnifiquement intégré Basquiat pour la dégoulinure déglinguée (celle d’Icarus Rex par exemple) ou encore Karl Appel pour l’impact tonifiant et tonitruant de la couleur. Il y a aussi une virtuosité de l’équilibre enchevêtré, de l’équilibre par enchevêtrements multiples, de l’enchevêtrement derviche des figures qui ressemble à la peinture-sculpture de Frank Stella. Enfin par le tableau composé comme filet, filet jeté sur l’espace afin d’y attraper au vol des figures, la peinture d’Orsten Groom a indiscutablement un aspect pollockien.
ce sont des tapis volants, tapis debout, tapis de boue volante, (…). Dès le départ on voit les coulées de vitesse sur le torse des tapis volants,
Oui ces tableaux apparaissent comme des tapis volants, des tapis volants de viande, des tapis volants de viande irradiée, des tapis volants de viande radieuse. (Il y a donc aussi quelque chose de soutinien dans cette vision.)
On se tient bien parallèle à un torse de tableau,
Ça se tient comme le poitrail rayé d'une gorge
tout part de la nuit de gorge, ce sont les peintures rupestres de la gorge,
ici on voit la gorge du tableau, les épaules de l'aplat de gorge du tableau,
Ces tableaux apparaitraient alors comme des tapis volants du thorax, des tapis volant de la poitrine, des grottes-tapis volants, des grottes-tapis volants du thorax, des grottes-tapis volants de la poitrine. La peinture d’Orsten Groom donnerait ainsi à contempler la poitrine comme pacte d’épaules de la gorge, pacte d’épaules tourbillonnantes de la gorge.
tableaux de la taille d'un ours, tableaux sont des torses de colère d'ours.
Je ne suis pas certain cependant qu’Orsten Groom peigne comme un ours. Dans le film vidéo qui le montre au travail dans son atelier, il ressemble plutôt à une fouine ou à un furet : sa façon par exemple de retrousser les narines lorsqu’il trace une ligne avec application. Orsten Groom ressemblerait aussi qui sait à la martre qui demeure dans une synagogue d’un texte de Préparatifs de Noce à la Campagne de Kafka. « Dans notre synagogue vit un animal qui a à peu près la taille d’une martre. Il arrive qu’on puisse très bien le voir, car jusqu’à une distance de deux mètres environ, il tolère l’approche des hommes. Sa couleur est un vert bleu clair. Personne n’a jamais touché ses poils, on ne peut donc rien en dire, on serait presque tenté d’affirmer que sa couleur réelle aussi est inconnue, peut-être la couleur visible provient-elle de la poussière et du mortier qui se sont pris dans ses poils, elle n’est d’ailleurs pas sans rappeler le badigeon de l’intérieur de la synagogue, seulement en un peu plus clair. » Ou bien encore Orsten Groom ressemblerait à un singe, comme quand il pose une empreinte de main blanche dans un coin de sa toile et s’exclame « macaque ». Celui qui peint à l’inverse comme un ours, c’est Karl Appel (Voir la superbe vidéo où il semble boxer la toile à coups de couteaux).
c'est l'aplat de noyade qui donne à voir le mélange des noyés sur le fond sec des grandes flaques.
En effet, ce sont des figures de noyés, Orsten Groom peint des figures de noyés à l’intérieur de la lave, des noyés à l’intérieur du volcan. Ainsi seuls ceux qui savent comment se noyer à l’intérieur d’un volcan parviendraient à transformer la terre en tapis volant.
Par son intuition de la peinture comme coulée de boue, collée de boue de la lumière même, Orsten Groom serait ainsi une sorte de peintre pompéien. Groom utiliserait l’éruption du volcan, l’éruption de volcan de la peinture afin de radiographier la présence des figures humaines (un peu comme Warhol utilisait le flash de l’explosion de la bombe atomique pour radiographier l’homme, pour révéler malgré tout l’aura paradoxale de sa banalité, l’aura paradoxale de la disparition de son aura). C’est ce que Orsten Groom appelle si j’ai bien compris le schéol. (Les silhouettes de ses tableaux ressemblent alors parfois à des décalcomanies fossiles. C’est presque le truc de la transparence de Picabia en plus brutal.)
J’ai regardé sur internet la présentation de sa peinture en compagnie de Paul Ardenne. C’est souvent passionnant. J’aime d’abord beaucoup les deux postulats que pose Groom « Le monde existe. » et « La peinture existe. ». Cette manière d’affirmer à la fois l’immanence du monde et l’immanence de la peinture me plait beaucoup.
Pour le dire franchement, il y a à l’intérieur de son discours d’innombrables formules qui me plaisent. La comparaison de la peinture avec l’animal qui s’ébroue, la superbe anecdote du canard crucifié, et il y a même un instant où il évoque l’hypothèse de porter sa colonne vertébrale en équilibre au sommet de sa tête, ce qui apparait extrêmement proche de ma vision d’un corps composé comme un tas totémique de têtes.
Et il y a aussi surtout cette intuition étonnante du tableau comme dos d’un vitrail. C’est une formule extraordinaire je trouve. Et cela rejoint le problème que j’ai évoqué à ma manière à l’intérieur de Fenêtre. A quoi ressemble le dos de la translucidité ? Peindre serait ainsi une manière de montrer le dos de la translucidité et même le cul de la translucidité. J’ai ainsi le sentiment que ce que tente Orsten Groom c’est de provoquer la coïncidence entre la paroi de la grotte préhistorique et le dos du vitrail, ou plutôt c’est de transformer la paroi de la grotte préhistorique en dos du vitrail.
Un aspect surprenant c’est son refus de l’expressionnisme et aussi son apologie de Mondrian. Ce qui est déconcertant alors, c’est son idée de neutralisation par saturation. Pour être honnête, je ne ressens aucune neutralité dans sa peinture, une sorte d’exubérance filigranée plutôt, l’exubérance filigranée de la bobine, l’exubérance filigranée de la bobine de l’âme (à savoir celle de l’Odradek de Kafka). (Il me semble d’ailleurs qu’Orsten Groom du fait de cette revendication de la neutralité risque de voir sa peinture assimilée à des stéréotypes de la modernité. Orsten Groom deviendrait alors une sorte de Jackson Pollock qui penserait à la façon de Roland Barthes (la suspension du sens) ou même à la façon de Jacques Derrida, et le tableau serait alors un all over de la déconstruction. Les commentateurs seraient satisfaits parce qu’ils auraient désormais la possibilité de bavarder ad libitum. (Eh bien je trouve cela un peu regrettable, ce mot de neutralisation a en effet tendance à atténuer l’audace pourtant indiscutable de sa peinture.)
A un moment Groom dit en plaisantant sérieusement « Le protestantisme c’est bien mais le judaïsme c’est mieux. ». Il revendique ainsi explicitement l’héritage judaïque de sa peinture, celui de l’interprétation infinie. Finalement ce qui est intéressant (et troublant) dans la peinture de Groom, c’est la conjonction entre l’affirmation d’une immanence matérialiste « le monde existe, la peinture existe » et l’affirmation d’un principe d’interprétation (de traduction, d’enquête) selon une logique judaïque. Ce qui est intéressant ainsi c’est l’hybridation paradoxale de ces deux instances a priori inconciliables. En effet le matérialiste de l’immanence aurait plutôt tendance à se méfier de la transcendance (sournoise) de la pensée et la tradition de l’interprétation judaïque aurait plutôt tendance à prétendre qu’il n’y a pas d’existence, que le monde n’existe pas, qu’il y a exclusivement des processus de signification à la fois diffractés et infinis. Par cette manière de réconcilier l’immanence et l’interprétation, l’immanence du monde et l’interprétation des figures que cette immanence du monde toujours déjà propose ou expose, Groom aurait un aspect deleuzien. Pour Groom, l’immanence du monde serait alors ce qui donne à penser. Le tableau sans centre où les figures surviennent avec intensité sans être hiérarchisées aurait la forme d’un rhizome. Le tableau serait à la fois rhizome deleuzien et seuil du schéol. Pour Groom le rhizome deleuzien deviendrait seuil du schéol ou encore même qui sait porte de la loi. Peindre pour Groom ce serait d’essayer d’incruster, de filigraner, d’incruster en filigrane le rhizome deleuzien comme seuil de l’œil, comme seuil de l’œil de la loi.
Dans sa présentation à la galerie Beaubourg, Orsten Groom dit aussi qu’il recherche une dignité de la figure, une dignité de la figure qui surviendrait en dehors de toute relation narrative, une dignité de la figure à l’intérieur du chaos de la lave, de l’anarchie de boue de la lumière. Cette dignité de la figure existe déjà à l’intérieur de la peinture byzantine ou encore à l’intérieur des icônes, elle serait aussi à rapprocher pourquoi pas de l’apparition des figures à l’intérieur du cinéma de Paradjanov. Cette dignité de la figure serait une sorte de dignité allégorique, même si je ne suis pas certain que Groom accepterait ce terme. Je le hasarde ici quasiment. Ou bien plutôt une forme de dignité parabolique. Et cette fois étant donné la volonté de Groom de répondre à l’œuvre de Kafka, le mot me semble plus exact. Il y aurait ainsi du parabolique à l’intérieur de cette peinture. Peindre pour Groom serait essayer de paraboliser la boue de la lumière, la boue d’apocalypse de la lumière.
Il y a d’ailleurs quelque chose de très étrange à affirmer ainsi l’œuvre de Kafka comme socle mental ou tremplin de la peinture. A priori en effet l’écriture Kafka ne semble pas très picturale. Et surtout l’écriture de Kafka n’est pas celle d’une prolifération. Il y a aussi une saturation chez Kafka malgré tout cette saturation asphyxiante n’est pas provoquée par une prolifération des situations ou des discours (Kafka n’est pas Rabelais ou Dostoïevski), c’est plutôt une saturation par concentration, par attention, l’attention même de la prière, la saturation d’une prière opaque, la saturation d’une prière opaque adressée au vide de la loi.
Je suis cependant un peu réticent lorsque Groom compare l’autonomie de la peinture à la loi selon Kafka. Cela revient à assimiler la peinture à une sorte de tribunal avec juge, témoin et avocat. Et il me semble que la structure du tribunal est une structure dangereuse. Deleuze remarquait par exemple qu’une des plus grandes erreurs de Kant, c’était d’avoir conçu la pensée en tant que tribunal, c’était d’avoir développé l’image philosophique (la vision philosophique) d’un tribunal de la pensée. En effet, la difficulté avec la loi c’est qu’elle a tendance à anéantir les figures de l’imagination. Et seul Kafka précisément est parvenu à faire coexister esthétiquement le sens de la loi et les figures de l’imagination, à faire coexister le sens de la loi et les formes de la mythologie par l’invention même de la parabole. En cela Kafka est paradoxalement un Christ de la littérature.
A ce propos je ne comprends pas non plus comment Groom parvient à relier la loi à la couleur. En effet j’ai plutôt le sentiment que la couleur apparait radicalement en dehors de la loi. Ce que je veux dire ainsi c’est que la couleur n’est pas interprétable.
Je ne comprends pas non plus une fois encore à propos de la couleur une remarque de Groom dans une interview.
l’horizon idéal est le Suprématisme, dont on retrouve le champ coloré dans l’expressionisme abstrait avec Pollock
En effet je n’ai pas le sentiment que le champ de vide, le champ magnétique de vide de Malevitch (celui qui selon sa formule révèle « le zéro des formes ») soit en relation avec le champ coloré de Pollock, avec le champ magnétique de la couleur de Pollock. Malevitch et Pollock se ressemblent par leur manière de mépriser extatiquement la perspective, malgré tout les techniques par lesquelles Malevitch et Pollock méprisent la perspective apparaissent extrêmement différentes.
L’attitude de Groom envers la couleur est parfois assez proche de celle de Picasso à l’époque des crucifixions rouges, jaunes et orangées. Groom pense en effet la couleur comme valeur. Groom sait très bien la puissance de chaos de la couleur, la puissance d’anarchie de la couleur, malgré tout il essaie de la dominer en pensée. Groom change les couleurs en valeurs complémentaires, en valeurs qui se complètent aux quatre coins du cadre (pour reprendre l’expression qu’il emploie). Et cette fois Groom n’est plus pollockien, pour lui la couleur n’est pas ce qui provoque l’explosion ou l’implosion du cadre, il désire à l’inverse cadrer la couleur, cadrer la couleur par complémentarité, en cela son fatras reste un échiquier et il retrouve alors en effet Mondrian.
L’aspect gris de ses tableaux pourquoi pas. Ce gris ce serait peut-être aussi celui de Paris, de l’ambiance même de Paris. Gris de Paris qu’Henry Miller dans Jours Tranquilles à Clichy évoque ainsi. « Paris est essentiellement une ville grise (…) En France, la gamme des gris parait sans fin ; ici, l’effet même du gris est perdu. »
La grande force de la peinture d’Orsten Groom c’est celle de la composition. Là aussi, Groom a piqué quelques procédés à Picasso (la composition de Dybbuk ou Minautaurus Mess par exemple serait à rapprocher de la composition des plages d’Antibes visible dans le Mystère Picasso de Clouzot). (Nachsprechen est aussi une sorte de palimpseste de divers tableaux de Picasso, un tableau de charnier et une reprise d’un tableau des exécutions pendant la guerre de Corée si je me souviens bien).
Et il y aurait aussi le problème de savoir si la peinture de Groom est ou non en relation avec le geste du montage cinématographique. A propos des cinéastes qu’il admire Groom évoque Herzog et Lars von Trier. Ce ne sont pourtant ni l’un ni l’autre des virtuoses du montage. Alors de quel cinéaste au montage virtuose le rapprocher : Gance, Godard, Peckinpah, Resnais, Pelechian ? (Pour proposer différentes techniques de montages très disparates.)
Par la coïncidence paradoxale de l’épilepsie et de la neutralité, de l’épilepsie qui provoque un effet de neutralité, qui provoque un impact de neutralité, Groom ressemblerait aussi à Flaubert. Il y avait en effet chez Flaubert une transe de l’hébétude sensorielle qu’il cherchait pourtant à neutraliser par le polissage du style.
A propos du génie, quand Groom dit que c’est la peinture qui est géniale et non le peintre, j’ai l’impression qu’il ruse un peu. Je dirais plutôt que ce qui est génial ce n’est ni la peinture ni le peintre, ce serait plutôt l’instinct particulier d’une existence, la pulsion particulière d’une chair à l’instant où elle rencontre les formes de la peinture afin de les transformer avec exactitude. Et là Orsten Groom ne serait sans doute pas d’accord. En effet, Orsten Groom n’utilise jamais les mots d’instinct, de pulsion ou de chair, il préfère parler de la peinture comme d’un acte de la pensée, un acte d’interprétation de la pensée. (En cela je comprends parfaitement pourquoi Pacôme Thiellement a été séduit par ses tableaux, en effet leurs discours théoriques souvent se ressemblent).
A propos du génie G. Agamben a écrit dans son livre Profanations des trucs intéressants. Ceci par exemple. « Tout ce qu’il y a d’impersonnel en nous est génial ; géniale, avant tout la force qui pousse le sang dans nos veines ou qui nous fait sombrer dans le sommeil, géniale, la puissance inconnue qui règle la vie de notre corps et (…) qui détend ou contracte les fibres de nos muscles. » Ou encore « On écrit pour devenir impersonnel, pour devenir génial, et néanmoins en écrivant, nous nous individuons comme auteur de telle ou telle œuvre, nous nous éloignons de Genius, qui ne peut jamais avoir la forme d’un moi, et encore moins celle d’un auteur. Toute tentative du moi, de l’élément personnel, pour s’approprier Genius, pour le contraindre à signer en son nom est nécessairement destinée à l’échec. »
Quant au problème dont parle Groom de savoir si la forme humaine appartient ou non au monde, c’est un problème qui me passionne. Je l’ai déjà évoqué par exemple à l’intérieur des Conversations avec Eric Chevillard et avec P. Jaffeux.
(Conversations avec Eric Chevillard)
« Il faut que l’homme s’écoute en son centre, l’intermédiaire est en lui, c’est ce no man’s land qui est proprement l‘homme. » G. Perros
Ainsi ce qui invente l’homme, la figure humaine, la figurine humaine, c’est le vide même à l’intérieur de l’homme. Cependant je n’ai pas le sentiment que ce vide soit au centre. Ce vide qui évoque l’homme est plutôt excentrique, il est plutôt une excentricité, un axe excentrique semblable à l’éthique de son sourire, au sourire de son éthique, axe excentrique par lequel l’homme à la fois se révèle et tourne sur lui-même, par lequel l’homme devient le satellite de son existence.
Ce no man’s land n’est pas le propre de l’homme, il est plutôt ce qui révèle l’impropriété de l’homme. Ce vide révèle que l’homme n’appartient à personne, que l’homme n’est la propriété de personne, pas même de l’homme. L’humain n’est pas au centre de l’homme. L’humain n’est pas un no man’s land au centre de l’homme. L’humain serait plutôt un no man’s land autour de l’homme. L’humain serait plutôt un no man’s land qui papillonne à chaque instant autour de l’homme, une ruche de vide, la ruche de l’absence ambiante. L’humain serait l’ambiance de l’homme, le bruit d’ambiance de l’homme.
« Au monde il existe et il n’existera jamais qu’un seul homme. Il est tout entier en chacun de nous, donc il est nous-même. Chacun est l’autre et les autres… Sauf qu’un phénomène, dont je ne connais même pas le nom, semble diviser à l’infini cet homme unique, le fragmente apparemment dans l’accident et dans la forme, et rend étranger à nous-mêmes chacun des fragments. » J. Genet
Plutôt, il y au monde une seule espèce humaine, cette espèce humaine n’existe pas, elle est justement ce qui hante en tant qu’il y a, il y a de l’insomnie. Cet il y a de l’espèce humaine désire notre identité, elle désire nous identifier, cependant elle ne nous nomme pas, elle identifie sans nommer. Le vide entre le nom et le prénom parvient à transformer cet il y a de l’espèce humaine en geste anthropomorphe, en geste anthropomorphe de l’existence. Par le vide entre son prénom et son nom chacun dispose d’une forme humaine étrange, c’est-à-dire étrangère à son espèce.
« L’anthropomorphose n’est pas achevée…L’homme doit être laissé comme non fini, c’est-à-dire comme appartenant à une espèce en cours de métamorphose infinie dans une nature qui est elle-même une métamorphose infinie.» P. Quignard
Chaque homme serait une hypothèse, une hypothèse contingente de l’espèce humaine. Chaque homme ne serait pas un pur représentant de l’humanité, il serait plutôt ce qui cherche à se tenir en équilibre à la limite même de l’humanité. Chaque homme serait une hypothèse limitrophe de l’espèce humaine, une hypothèse de métamorphose (une hypothèse de mutation) de l’espèce humaine.
Dans le monde, l’homme semble à la fois de trop et quelconque, de trop en tant que quelconque, sorte d’emblème d’une banalité extravagante. L’homme fait tache dans le paysage et pourtant on ne le voit pas, l’homme est une tache transparente, une souillure diaphane. S’il y a une incongruité de l’homme, c’est d’emmener partout avec lui son cadre naturel, à la façon d’un caméléon qui s’observe dans un miroir. C’est comme si l’homme devait sans cesse se vêtir d’innombrables peaux animales, comme s’il devait sans cesse jouer le rôle d’un animal pour avoir une chance d’apparaitre au monde. L’homme est un Palafox qui s’ignore, un Palafox qui à la façon du bourgeois gentilhomme fait des animaux, joue des rôles animaux sans le savoir. L’homme serait l’arlequin conventionnel des attitudes animales. L’homme serait le suppôt de la métamorphose animale, alors que les animaux eux parviendraient à l’inverse à incarner une forme animale unique. Et c’est peut-être cela qui en l’homme déplait aux animaux, son inconsistance, son manque de maintien à l’intérieur d’une forme animale précise, cette sorte de frégolisme frileux par lequel il choisit de passer d’une forme animale à une autre sans jamais en aimer une seule. « L’incuriosité des animaux à notre endroit est une constante vexation. » Ce qui agacerait les animaux, ce serait notre infidélité envers les formes animales, cette façon que l’homme a de consommer des virtualités animales spirituellement sans jamais avoir l’audace de les incarner, sans avoir jamais le courage de les posséder par l’intégralité de sa chair. Ce qui déplait aux animaux en l’homme c’est son manque de confiance formelle, son inaptitude à avoir une confiance absolue en une forme animale précise. « Nous allons muter, nous mutons : moutons… » Ce que l’homme cherche peut-être en passant ainsi d’une forme animale à une autre, ce serait paradoxalement d’éviter la mutation animale pour rester éternellement identique à lui-même. Ainsi il n’y aurait de mutation incarnée que pour les animaux. Les animaux incarneraient une mutation sans métamorphose. Les hommes représenteraient une pseudo-métamorphose sans mutation. Ils changeraient sans cesse spirituellement de formes animales pour mimer et fixer à jamais le sens flou de leur identité.
(Conversations avec Phillippe Jaffeux)
Il y a une négation systématique de l’animalité, de la bêtise subtile de l’animalité à notre époque. L’animalité est le plus souvent réduite à des stéréotypes d’agressivité. Ce que notre époque refuse systématiquement de sentir, c’est que chaque animal propose une forme de monde, un style d’habitude (une ritournelle selon Deleuze) par lequel il invente un monde. Chaque animal invente le chant d’habitude comme d’extase d’un monde. Heidegger pensait que l’homme avait un monde et que l’animal n’avait qu’un environnement. J’ai toujours eu le sentiment que c’était l’inverse qui était exact. Chaque animal incarne la forme particulière d’un monde et l’homme est l’animal qui n’a aucun monde, l’homme ne fait que reproduire des signes à travers son environnement. Et ainsi le jeu de l’écriture, le jeu tragique de l’écriture (et plus globalement de l’art) ce serait d’essayer de donner un monde à l’homme qui n’en a pas.
Groom pense ainsi que la forme humaine n’appartient pas au monde. A ce propos, je nuancerais et je dirais plutôt que la forme humaine appartient au monde et que ce qui n’appartient pas au monde, c’est l’homme, c’est l’espèce humaine. Ainsi l’enjeu de l’art ce serait d’apprendre à l’homme à appartenir au monde par le geste de lui apprendre à devenir une forme, par le geste de lui apprendre à exister comme forme. Comme le disait aussi Maillol « La forme humaine est antérieure à l’homme. ». L’art ce serait ainsi la manière de retrouver cette forme humaine exacte toujours antérieure à la signification informe d’être homme (à la signification informe de l’espèce de l’être).
J’ai aussi le sentiment que le problème de la respiration est au cœur de cette peinture. C’est comme si Groom respirait avec son cœur et impulsait le sang avec ses poumons, d’où l’asphyxie, l’épilepsie de l’asphyxie. Ce qui est remarquable, c’est que pour Groom la respiration n’est pas donnée par le monde, par l’espace du monde, la respiration serait plutôt volée, la respiration serait volée à l’autre, volée à l’autre homme. (Quand Groom évoque les peintures pariétales de la préhistoire il indique superbement que l’homme qui a peint des figures d’hommes, des silhouettes d’hommes, est sans doute alors mort étouffé.) Et pourtant Groom reconnait aussi ce principe de respiration, de vol de respiration comme une autorité. Ainsi paradoxalement pour Groom le vol fait loi, le vol de la respiration fait loi. (Le philosophe Peter Sloterdijk a étudié en détail ce problème du partage de la respiration dans son livre Ecumes.)
«« Et où habites-tu ? » « Sans domicile fixe », dit-il en riant, mais ce n’est qu’un rire comme on peut en produire sans poumons. Cela ressemble un peu au bruissement des feuilles mortes. » Kafka (Le Souci du Père de Famille - Odradek)
Groom essaie ainsi de peindre le rire de l’asphyxie, le rire de l’apocalypse, le rire d’asphyxie de l’apocalypse. Il y a un rire étouffé à l’intérieur de ses tableaux, un rire asphyxié par sa prolifération même, un rire asphyxié par la prolifération de son éclat.
Cet étouffement ce serait celui de la honte, de ce qu’Agamben à propos de Kafka nomme la libération de la honte. « Il (Kafka) avait en face de lui une humanité (…) qu’on avait expropriée de toute autre expérience que sa honte - la honte c’est à dire la forme pure, et vide, du sentiment du moi le plus intime. Pour une telle humanité, la seule innocence possible aurait consisté à éprouver la honte sans être mal à l’aise. (…) C’est pourquoi Kafka cherche à enseigner aux hommes l’usage de l’unique bien qui leur soit resté : non pas se libérer de la honte, mais libérer la honte. » G. Agamben, Idée de la Prose.
A Bientôt Boris