salut boris
je te remercie d'être venu à participer à la tremblote et d'avoir participé à la faire trembloter
je n'ai pas pu discuter avec toi autant que j'aurais aimé mais je dois veiller à tout et je n'arrive presque pas à souffler. je vous aurai tous regardé prendre langue les uns avec les autres et échanger sans moi même trouver le loisir de monter sur les attractions. mais c'était une joie que de vous apercevoir tous de loin qui boxiez sur vos "rings invisibles". (le secret d'un festival, son coeur même, bat peut-être avant tout dans ses coulisses).
(…)
bon retour à toi
repose toi bien
sang sang
Salut Sang-Sang,
Après le concert d’Arlt, nous avons (H. Bouchard, A. Calleja et je) perdu un instant la trace du troupeau de Tremble Parlure à un carrefour parisien. C’est pourquoi nous ne sommes pas parvenus à vous retrouver au restaurant.
Ainsi ce mail pour simplement te dire que j’ai trouvé la mosaïque des auteurs invités superbe et le dialogue avec Eric plutôt amusant.
J’ai parlé à Arno Calleja avec joie. Et il m’a souvent surpris. Ce que tu m’avais indiqué était en effet exact, c’est un grand lecteur qui oublie paradoxalement ce qu’il a lu quand il écrit. J’ai le sentiment que le truc d’Arno c’est précisément de composer sa rhétorique avec son oubli, avec l’alcool de son oubli, avec la lenteur de son oubli, avec l’alcool de lenteur de son oubli.
Hervé Bouchard m’a semblé aussi extrêmement sympathique et empathique c’est à dire fonçant à l’intérieur de l’âme humaine avec l’énorme moto de son cœur. J’aime quand il parle du sentiment de la lucidité et j’aime aussi beaucoup sa manière d’évoquer le comme ça, la force indiscutable du comme ça.
Enfin j’ai été étonné par l’incroyable gentillesse de Christophe Manon. Nous avons un peu pataugé clownesquement ensemble pour accorder nos intuitions et puis j’ai tranquillement compris l’enjeu de son écriture quand il a évoqué Faulkner. J’avais déjà deviné cette ressemblance entre eux. Malgré tout, c’est seulement quand la voix de Christophe, le timbre de la voix de Christophe a dit le nom de Faulkner que cela est devenu alors flagrant c’est à dire manifeste.
Ainsi étant donné que nous avons en effet peu parlé, je t’envoie ci-joint les notes de préparation que j’avais ébauchées pour la rencontre de Tremble Parlure.
A Bientôt Boris
Tremble Parlure
« Trembler pour grandir. » Michaux
« L’artiste qui a l’usage de l’art a la main qui tremble. » Dante
Une connivence d’admirations avec Eric. Ponge, Michaux, Lautréamont, Schmidt, Chazal, Lichtenberg et aussi de manière plus satellitaire Gombrowicz, Laforgue, Perros, Péret.
Michaux, l’espace du dedans. Ponge, l’espace du dehors. Problème, comment parvenir à allier les deux.
Importance de l’imagination. Imagination de Bachelard pour moi. Imagination de Michaux plutôt pour Eric. Importance de la métaphore. Combattre le réalisme capitaliste (G. Richter) Combattre le réalisme capitaliste par l’affirmation de l’imagination, par l’affirmation de la métaphore.
Eric est un rhétoricien, il a une conscience ultra développée des stéréotypes et des procédés. Extrême conscience de ses effets. Dompter la folie par la conscience. (Le problème aussi de Jarry : maitriser la folie par l’extrême conscience rhétorique.) J’ai un aspect intuitif plus brutal. Distance de la conscience pour Eric, abstraction de l’imagination plutôt pour moi.
Deux manières d’écrire différentes. Pour Eric le lecteur est plutôt un ennemi, un adversaire à affronter et à piéger. Pour Eric le lecteur est un homme ennemi, un homme ennemi à piéger rhétoriquement. Pour moi le lecteur apparait plutôt comme un ami, le lecteur apparait comme un ami malgré tout ce n’est pas être humain. Le lecteur apparait comme un ami inhumain, comme un ami qui doit cependant accepter de devenir inhumain, qui doit accepter de lire comme un inhumain, qui doit accepter de lire de manière inhumaine.
« Qui cache son fou meurt sans voix. » Michaux
« Qui libère son fou finit en pitre. » Ponge (citation de mémoire)
Une indication. Pour moi la folie a une valeur négative. Voir le chapitre Infini Sens Folie de A Oui. Le fou c’est celui s’enferme dans l’infini de la pensée, dans le sens infini de la pensée. Une phrase de Chesterton. « Le fou n’est pas celui qui a perdu la raison, le fou est celui qui a tout perdu excepté la raison. »
Donc pas d’apologie de la folie à la façon de Rimbaud. Plutôt que le « dérèglement raisonné de tous les sens » que prône Rimbaud, je préfère inventer quelque chose comme une règle déraisonnée de la sensation.
Croyance en la folie. C’est la ligne Nerval, Rimbaud, Artaud ou même Deleuze (apologie de la folie comme liberté schizophrénique, comme ligne de fuite schizophrène).
Une phrase de Normand Lalonde. « Y’a-t-il moins d’imbéciles chez les fous ? »
Affirmer l’irrationalité, les formes de l’irrationalité sans croire à la folie. Exemples de Bachelard et de Chazal. Ce qui apparait aussi intéressant c’est l’extrémité du rationalisme, c’est le rationalisme aberrant, le rationalisme extravagant, celui de Lichtenberg ou de Diderot.
Affirmer l’irrationnel sans croire à la folie. La folie n’étant que l’envers malheureux de la raison, l’envers de souffrance de la raison, l’envers de malheur de la raison.
Chazal. Ecrire comme un anti-fou. Dépasser la folie pour affirmer une lucidité de la démence, c’est-à-dire une translucidité, une lucidité de la transe (anti-fou, contre-fou comme un contre-feu).
Affirmer l’imagination plutôt que la pensée. Ainsi plutôt que machine à penser, j’apparais comme la bête de somme du délire. Pas de transhumanisme, de transhumanisme machinique. Ni apologie de la machine, ni dégoût envers la machine. Affirmer plutôt une manière rituelle d’utiliser les machines, un ritualisme lucide avec les machines. Par exemple utiliser l’ordinateur pour composer, utiliser l’ordinateur comme instrument de musique, utiliser l’ordinateur comme piano. Devenir ainsi l’Art Tatum ou le Duke Ellington de l’ordinateur.
Affirmer plutôt la main que l’œil, la main de la coïncidence des cinq sens, la main de l’abstraction, la main abstraite de la coïncidence des cinq sens plutôt que la voyance du regard. Ainsi plutôt que voyant rose, apparaitre tactile multicolore, apparaitre aveugle multicolore, apparaitre tactile aveugle multicolore.
Parvenir à équilibrer la démence. L'homme sain a toutes les maladies mentales, l'aliéné n'en a qu'une. » Musil.
Distinguer folie et délire. L’aspect flou du fou, l’aspect fiole de la folie. Il y a un flou du fou. Ecrire ce serait pour Eric essayer de faire le point sur le flou du fou, de faire le point par broderie rhétorique, par broderie rhétorique du baratin, de faire le point à la fois par broderie rhétorique et par baratin mental, par broderie rhétorique du baratin mental.
A noter que l’expression désormais stéréotypée de l’enthousiasme est « C’est ouf ». La joie ce serait alors de dire la folie à l’envers, ce serait de prononcer la folie à l’envers. Il serait intéressant d’étudier les expressions stéréotypées de l’approbation exaltée selon les époques. Elles sont souvent des sortes de symptômes, des symptômes prophétiques de la société, de la situation de la société. A l’époque de la crise pétrolière dans les années 1970, l’expression stéréotypée de bonheur était « C’est super. » Et avant l’époque des attentats terroristes les jeunes avaient malheureusement tendance à exprimer leur bonheur à travers l’expression « c’est mortel » ou « c’est une tuerie. » sans comprendre ce qu’ils disaient, sans comprendre que cette expression avait un aspect suicidaire.
Comment écrire après Lautréamont.
Deux attitudes différentes. J’ai le sentiment qu’après Lautréamont, la poésie apparait achevée. Pour Eric, la poésie se poursuit malgré tout d’une autre manière, la poésie se prolonge comme fable. Ce qui vient après Lautréamont c’est La Fontaine, un La Fontaine ultra-bizarre, une hybridation de Michaux et de La Fontaine.
Problème. Savoir qui a intégré l’œuvre de Lautréamont et ainsi qui répond à l’œuvre de Lautréamont. Une esquisse de liste. Bloy, Jarry, Ponge, Michaux, Blanchot, Sollers, Chevillard, Ch’Vavar, Wolowiec.
L’existence impeccable de Lautréamont. L’existence et l’œuvre impeccables de Lautréamont. Lautréamont c’est l’auteur indiscutable, l’auteur inexorable.
L’animal c’est à la fois la présence et la métamorphose. Extraordinaire présence de l’animal à l’intérieur de l’espace. Pas seulement le tigre ou l’éléphant mais aussi la mouche, le moustique ou le rat. Imaginer un tigre qui entre à l’intérieur d’une pièce. L’impact est beaucoup plus grand que si c’est un être humain quand bien même ce serait G. Clooney ou Angelina Jolie.
L’animal c’est d’abord la forme, la puissance de la forme. Les animaux apparaissent comme des inventeurs de formes. Les animaux affirment des mondes. Il y a une multiplicité des mondes parce qu’il y a un multitude d’animaux A l’inverse de l’idée de Heidegger, l’homme a un monde, les animaux ont des milieux, des environnements, j’ai plutôt le sentiment que les animaux ont des mondes et l’homme n’a qu’un environnement, un environnement de signes. Aimer les animaux c’est aimer les formes. Aimer les animaux c’est préférer les formes aux signes. Aimer les animaux c’est préférer les formes du monde, le monde des formes à l’univers des signes. Aimer les animaux, c’est préférer le monde inhumain des formes à l’univers humain des signes.
La relation entre la rhétorique et la métamorphose animale. Pour Lautréamont la rhétorique c’est la métamorphose animale elle-même. Pour Lautréamont la rhétorique apparait provoqué à chaque phrase, à chaque instant, à chaque phrase de l‘instant par la métamorphose animale.
« Il me semble d’ailleurs que la plupart des animaux ne savent pas tirer profit de leurs attributs exceptionnels comme nous le ferions si nous en étions dotés à leur place. » E. Chevillard
Ainsi l’art joue à affirmer les gestes animaux, les postures animales que les animaux eux-mêmes n’ont pas l’audace ou l’insouciance d’affirmer. Ecrire ce serait ainsi devenir un animal d’une manière qui reste malgré tout inconnue aux animaux même. Ecrire c’est devenir une forme animale inconnue, c’est composer des formes animales inconnues, c’est à dire devenir un monstre.
(Employer une trompe mieux qu’un éléphant c’est quand même présomptueux. Cette présomption c’est celle du trope, du trope rhétorique.)
Un agneau monstrueux, un agneau à gueule de monstre.
Une idée de Kafka. Celui qui écrit évolue à l’intérieur du terrier du langage. Celui qui écrit apparait terré à l’intérieur du langage même.
Ecrire c’est devenir un animal à l’intérieur du langage. Ainsi à chaque forme animale a son style d’écriture. Evoluer comme un lion à l’intérieur du français, c’est différent d’y évoluer comme une otarie ou comme une coccinelle.
Je ne parle pas comme un chrétien. Je ne parle pas comme un grec. Je ne parle pas comme un juif. Je ne parle pas comme un français. Je parle plutôt comme un hybride d’anglais et de polonais. Je parle comme un animal hybride anglais-polonais. Je parle comme un ours-escargot anglais-polonais.
Comment savoir si une fourmi n’a pas déjà lu les œuvres complètes de Schopenhauer ? Comment savoir si une bactérie n’a pas déjà lu les œuvres complètes de Karl Marx ? Comment savoir si le bacille de la peste n’a pas déjà lu l’Ethique de Spinoza ?
Imaginer la nature comme une composition artistique, comme une composition artistique inventée par les minéraux, les végétaux et les animaux. La nature apparait alors comme un amalgame en équilibre ultra précis d’innombrables civilisations - la civilisation du tigre, la civilisation de la gazelle, la civilisation de l’otarie, la civilisation de la sangsue...
Il y aurait ainsi des formes de civilisations animales. Il y aurait par exemple une civilisation du chat, une civilisation ultra-raffinée du chat (qu’Eric a superbement évoquée). Civilisation du chat où l’homme serait un outil du chat, un outil parfaitement inconscient du chat, où l’homme serait une sorte d’outil télépathique du chat, un outil magnétique du chat. Les hommes seraient à chaque instant mentalement séduits pour accomplir les désirs les plus subtils des chats.
L’humour métaphysique de Chesterton. Non pas rire de celui qui a un gros nez, rire plutôt simplement de l’homme parce qu’il a un nez. Non pas rire de celui qui a un nez bizarre, rire de l’homme qui a un nez parce que c’est déjà bizarre d’avoir un nez. Non pas rire de celui qui bégaie lorsqu’il parle, de celui qui parle bizarrement, plutôt rire de l’homme qui parle parce que c’est déjà bizarre de parler. Ne pas rire de celui qui marche bizarrement plutôt rire simplement de l’homme qui marche parce que c’est déjà bizarre de se tenir debout et de marcher.
Ainsi le rire devient une forme d’hommage paradoxal et même selon Chesterton une forme de flatterie paradoxale.
« Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi il serait humiliant de prêter à rire, puisque c’est procurer aux autres un plaisir esthétique élevé. Si un monsieur, en nous voyant dans la rue, éclatait en sanglots à la seule pensée de notre existence, nous trouverions son émoi aussi inquiétant que peu flatteur. Le rire, lui, est flatteur. » Chesterton
J’écris à la recherche d’une forme de burlesque kantien. Le burlesque comme geste de raturer le sublime (la formule est de Vimala Pons). Cette volonté de raturer le sublime c’est la pulsion même de mon écriture.
Affirmer l’enfant comme totem. Affirmer l’enfant comme totem animal.
L’enfant dispose d’un savoir intuitif, malgré tout son savoir n’est pas lucide. Un génie ce serait un enfant lucide comme Cioran, autrement dit c’est impossible. Un génie ce serait un enfant qui pourrait « Mourir pour une virgule. », malgré tout c’est une absurdité étant donné que l’enfant ignore la mort.
« Un enfant qui, dans son enfance, se destine à devenir enfant, voilà le monstre. » P. Muray
Dès l’âge de 13 ans environ, j’ai compris que ce que la société capitaliste interdisait essentiellement c’était l’imagination c’est-à-dire le geste de donner une forme aux sensations. Le capitalisme accepte la pensée critique, elle accepte aussi évidemment l’expression de la subjectivité et même elle n’accepte plus que cela. A la télévision du fait qu’il est désormais presque impossible de parler des autres sans être accusé d’anti-ceci ou d’anti-cela, chacun se satisfait alors très niaisement de parler exclusivement de soi. Parler c’est désormais faire la promotion incessante de sa propre subjectivité, attitude à la fois fastidieuse et grotesque.
Il y a à ce propos l’effrayante politique de l’identité qui se développe aux Etats-Unis. Selon cette idéologie il est interdit de parler d’autre chose que soi. L’homme n’est pas autorisé à parler de la femme. L’homme blanc n’est pas autorisé à parler de l’homme noir… L’unique parole désormais concevable et acceptable c‘est celle de l’expression de soi, de l’apologie de soi. Ce qui était il y a quelques années encore un discours aliéné de plateau de télévision est désormais revendiqué en tant que discours obligatoire et idéal.
Pour la politique de l’identité, ce qui autorise à parler c’est obligatoirement l’appartenance à une communauté. Sinon il est interdit de parler de l’autre, il est interdit de parler de l’autre que ce soit en bien ou en mal.
J’ai à ce propos plutôt le sentiment qu’aucune instance quelle qu’elle soit n’autorise à parler. La parole survient toujours sans autorisation. Aucune instance n’autorise à parler et cela simplement parce qu’il n’y a pas d’auteur du langage. Il y a des auteurs de livres, des auteurs d’œuvres d’art, cependant il n’y a pas d’auteur du langage. Aucune instance n’autorise le langage, que ce soit le dieu chrétien, l’appartenance à une ethnie, l’appartenance à une classe sociale, ou l’appartenance à une catégorie sexuelle. Aucune instance n’autorise à parler c’est à dire la parole apparait comme une pulsion. Et qui sait comme une forme de pulsion paradoxale, la pulsion paradoxale de la sublimation. La parole apparait comme une pulsion gratuite, une pulsion de grâce, la pulsion de grâce de sublimer.
Il n’y a pas de justification de la parole. Aucune parole n’est justifiée parce qu’aucune existence n’est justifiée. Il n’y a pas une loi ou un jugement qui attesterait de notre existence. Il n’y a pas de droit de vivre. L’existence apparait simplement donnée sans être jamais justifiée.
Ainsi la présence d’une parole apparait à la fois contingente et nécessaire sans être justifiée. Disons malgré tout que la présence d’une parole apparait autorisée. Qu’est ce qui autorise à parler, qui autorise à parler précisément comme auteur (le geste de l’auteur dont parle Agamben), eh bien je ne sais pas.
J’ai simplement le sentiment d’exister comme un essai, comme un essai du monde, comme un essai hypothétique du monde. De même que le monde essaie la baleine, le monde essaie aussi le Boris Wolowiec, le monde essaie le Boris Wolowiec pour voir ce que cela donne. Le monde essaie des trucs et comme auteur de livre j’apparais simplement comme un truc du monde, comme un essai du monde, comme un truc essayé par le monde.
Ecrire comme essayer quelque chose, écrire comme essayer des trucs. Affirmer à la fois l’essai et l’aphorisme, l’essai des aphorismes. Affirmer l’essai des aphorismes comme chant. Affirmer le chant des aphorismes, le chant d’essai des aphorismes plutôt que la poésie.
Les mots ne sont pas des signes. Les mots apparaissent comme des formes. Les mots surgissent comme des formes. Je refuse la conception sémiologique du langage, ce que Baudrillard appelait la sémiurgie, la logique de la communication, les mots en tant que signes, le langage en tant qu’échange de signes. J’affirme plutôt l’écriture comme un don de formes.
(Une des erreurs de Deleuze c’est d’avoir pensé qu’il était possible de subvertir la linguistique par la sémiologie. « La pensée émet des signes. » disait-il. Deleuze a cru en une sorte de pensée qui fonctionne en tant qu’émission de signes, émission de signes sans communication, sémiologie stoïcienne extrêmement sophistiquée et cependant inefficace. Manque de lucidité de Deleuze envers les systèmes technologiques des medias à l’inverse de Mc Luhan. Deleuze n’avait malheureusement pas lu Mc Luhan.)
Une approche chimique du langage. Les mots comme atomes, comme molécules. Les mots comme molécules de lettres et les phrases comme molécules de mots (Cummings, Tarkos). Donner à sentir les postures chimiques du langage. Les lettres à la fois coïncident et tournent les unes autour des autres pour composer des mots. Les mots coïncident et tournent les uns autour des autres pour composer des phrases.
Deux extraits de la correspondance avec P. Vinclair.
Ce que je cherche à dire c’est que le silence de l’enfance n’est jamais perdu même après l’apprentissage du langage. Pour vous c’est comme si l’apprentissage du langage gommait définitivement le silence de l’enfance. J’ai plutôt le sentiment qu’après l’apprentissage du langage, le silence de l’enfance coexiste à chaque instant avec la structure du langage. Après l’apprentissage du langage nous existons à la fois à l’intérieur du silence du monde et à l’intérieur des structures du langage. Vous avez tendance à penser que les structures du langage recouvrent de façon exhaustive la globalité du monde et s’y substituent. Je n’ai pas ce sentiment. (…) Pour le dire schématiquement, l’idée selon laquelle la pensée (ou le langage) serait une sorte d’instance de lumière qui aurait le pouvoir de totaliser la multitude des choses et des événements du monde m’est intégralement étrangère. J’imagine plutôt le langage comme la lueur oscillante d’une bougie (ou bien la luminosité un peu burlesque d’une lampe de poche) tenue à la fois avec humilité et désinvolture par celui qui marche à l’intérieur de la nuit d’inconnu du monde.
J’écris comme j’affirme le geste de jouer avec les phrases. J’ai ainsi le sentiment qu’écrire transforme le langage en un enjeu d’existence. C’est pourquoi quand j’écris la phrase « Le jeu (re)trouve l’âme des choses », j’affirme cette phrase à propos du jeu elle aussi par jeu. J’écris ainsi cette phrase à la fois sans la démontrer et sans y croire. J’affirme cette phrase d’autorité en effet et cela sans qu’elle soit cependant un argument. Cette phrase n’est ni l’argument d’une démonstration, ni la justification d’une croyance. Le geste du jeu apparait plutôt comme celui d’inventer une forme d’affirmation en dehors de la démonstration, de la vérité, du jugement et de la croyance. Jouer c’est précisément s’amuser à détruire de manière innocente ce que Artaud appelait Le Jugement de Dieu. Jouer c’est affirmer la joie du hasard, la joie du hasard athée (à la manière par exemple de Diderot). Le jeu n’est ni ce qui arrange ni ce qui dérange. Le jeu n’apparait ni à l’intérieur de l’ordre ni à l’intérieur du désordre. Le geste du jeu (je veux dire le coup de dé du jeu) apparait plutôt à l’intérieur de l’intervalle de jeu précisément entre l’ordre et le désordre. Jouer c’est ainsi s’amuser à tenir en équilibre entre l’ordre et le désordre, entre l’ordre du sens et le désordre du non-sens. Par ce geste du jeu, j’écris ainsi sans aucune justification, j’écris de manière à la fois innocente et injuste. Par ce geste du jeu, j’écris sans justifier ce que j’écris ni en tant que maître ni en tant qu’esclave, ni devant moi ni devant Dieu. J’écris sans même écrire en mon nom. J’écris de manière innocente et injuste c’est-à-dire athée précisément parce que j’adresse ce que j’écris par la pulsion de vide inexorable entre mon prénom et mon nom.
« Ce ne sont pas des objets dont la figuration me parait féconde, mais c’est ce qu’il y a entre les objets, ce que le conditionnement culturel incite à regarder comme des vides. Ce me parait justement ces vides qu’il y a lieu de peupler. Le continuum des choses a été découpé par la culture en vingt mille notions dont l’inventaire correspond aux vingt mille mots du dictionnaire. C’est ce clavier du vocabulaire qu’utilise la pensée. Il est pauvre, il est arbitraire. L’écrire n’en a pas d’autre à sa disposition, tandis que la peinture peut s’en libérer. » Dubuffet
L’enjeu de l’art c’est ainsi de savoir peupler ce vide, de savoir peupler ce vide innommable avec des formes, de savoir peupler ce vide innommable avec des formes précises.
Un grain de poussière sur une table. D’où vient-il ? Du Sahara, de l’Everest, de Pluton ? Ce grain de poussière fait-il des allers-retours de Pluton pour écouter des conversations littéraires à l’intérieur des librairies ? J’apprends ainsi qui sait que la plupart de mes lecteurs viennent de Pluton.
Les choses nous écoutent. Les choses écoutent les hommes. Les choses écoutent les conversations des hommes. Le pot de moutarde sur la table de restaurant entre Beckett et Pinget écoute la conversation entre Beckett et Pinget. (Anecdote du pot de moutarde évoquée par Sollers.)
Une idée paranoïaque ambiguë. Considérer les morceaux de plastique comme des micros espions. Les morceaux de plastique écoutent ce que les hommes disent et ils le redisent parfois ensuite ailleurs. Un bouchon d’une bouteille de plastique enregistre par exemple une conversation entre deux hommes dans une librairie à Paris et il redit cette conversation mot pour mot des années plus tard à l’intérieur du ventre d’un requin au milieu de l’océan Pacifique.