Salut Florian,
Avec l’Enfant paraitra aux éditions Lurlure vers la fin du mois de juin. En attendant je t’envoie Marges de Sens Magique de Malcolm de Chazal et une esquisse d’étude à propos de J. Cassavetes.
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A Bientôt Boris
Salut Boris,
merci beaucoup pour les textes, je t'en reparlerai.
Et tu tombes bien avec Cassavetes, parce que je viens justement de décider d'y refaire un tour (je n'ai pas vu ses films depuis des années, depuis le lycée, peut-être et je pense m'en faire une idée fausse). J'ai revu en salle les films de Stévenin et j'ai été ébloui (par les deux premiers, surtout).
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Je t'écris bientôt mieux que ça, encore désolé d'être si irrégulier dans la conversation, j'ai été pas mal évaporé cette année.
Salut Florian,
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J’aurais bien aimé parler avec toi par exemple de Cassavetes, de Pialat, de Blier, de Ford, de Cendrars, de Harms, de Monk, de Laforgue, de Corbière (quel génie rythmique), de Jean-Louis Murat, de Marc-Edouard Nabe (L’Age du Christ), de Louis Watt-Owen (J’ai lu quelques-uns de ses textes sur son blog. Il a la hargne élégante. Le texte sur la manie absurde du bricolage chez Cioran est très drôle.), de Loren Connors, de Van Gogh, de Rouault, de Soutine que sais-je encore. Et enfin évidemment de ton livre Myrtil.
Passe-Montagne de Stévenin m’avait aussi impressionné. Berroyer que je rencontrais parfois à Paris il y a maintenant 20 ans parlait souvent de Stévenin, c’étaient en effet des amis proches.
Je t’envoie ainsi quelques remarques à propos des films de Stévenin un jour futur.
A Bientôt Boris
j'ai hâte de lire tes notes sur Stévenin, oui.
Justement, hier matin j'ai trainé Jean-Daniel et Léonore à une séance matinale de Passe-Montagne, succinctement mais joliment présentée par Jean-Michel Alberola (qui parlait de poupée russe - un lieu qui en contient un autre, qui en contient lui-même 50 et qui ne cessent à mesure qu'on les ouvre d'élargir le film, quand j'ai toujours entendu qu'on évoquait ce film comme une fugue, un hymne à l'errance à la Rozier). J'aime pour ma part infiniment, ça ne te surprendra pas, ce mélange d'inquiétude et de joie. la joie elle-même y est aussi inquiète qu'inquiétante, non? mais nous creuserons tout ça de vive voix). (J'y vois aussi quelque chose comme du Dhôtel brutal, du Dhôtel un peu violent, pulsionnel).
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je suis très curieux en ce moment de quelques italiens (Andrea Zanzotto, Bartolo Cattafi, Amelia Rosselli, Sandro Penna, Guiseppe Bonaviri...en connais-tu certains?)
je vagabonde aussi dans les œuvres complètes de Mandelstam et chez quelques américains plus ou moins objectivistes. en parlant d'américains, j'aime beaucoup les conférences de Spicer comparant le poète à un poste de radio, émettant des signaux venus d'ailleurs).
une vieille chanson de Arlt, chanson d'amour évidemment avait pour titre "Notre maison est inondée". tes réflexions sur Cassavetes et Tarkovski à ce sujet m'ont fait sursauter.
je potasserai mon Cassavetes avant septembre, qu'on puisse tirer les fils. en parlant de Arlt, j'ai ce titre provisoire pour un disque à venir " L'enfance, enfin". à peine l'avais-je trouvé que le disque était pour moi presque fini.
chaleureusement, à pieds joint dans ta paume de main
ton vieux machin, abruti de chaleur
Souvenirs de Stévenin.
Salut Florian,
Il y a une sorte de bourdonnement, de vrombissement analphabète qui hante chaque plan des films de Stévenin. Ce qui intéresse Stévenin dans la parole ce n’est pas son sens ou sa forme, c’est sa substance, sa substance de logorrhée, de logorrhée préhistorique, de logorrhée analphabète, de logorrhée préhistorique analphabète (logorrhée analphabète d’Yves Afonso par exemple dans Double Messieurs). Ce qui parle dans les films de Stévenin ce ne sont pas vraiment des hommes, ce sont plutôt des anges de la préhistoire, des fantômes de Neandertal, des espèces d’anges de Cro-Magnon. La parole dans les films de Stévenin ressemble souvent à des sortes de grognements, des grognements d’ombre de l’air, des ruminations borborygmales, des onomatopées analphabètes, des onomatopées borborygmales analphabètes qui ravagent à chaque instant l’espace du plan. Il y a un bizarre babélisme analphabète dans les films de Stévenin. Stévenin filme les vallées de la montagne comme des trous de Babel.
Dans les films de Stévenin ce n’est jamais quelqu’un qui parle, ce qui parle c’est la substance préhistorique de la parole avant qu’elle appartienne à quelqu’un. Ce qui parle c’est une sorte de tourbe anté-verbale, la tourbe d’un tourment anté-verbal qui semble vrombir à l’intérieur de chaque homme. Disons que dans les films de Stévenin, il y a une substance du langage, une substance quasi-analphabète du langage qui dégouline des hommes un peu comme de la boue de syllabes, de la boue de syllabes grognées. (Stévenin est ainsi extrêmement sensible à l’aspect communautaire du langage. C’est d’autant plus surprenant qu’il était fils unique et n’avait donc pas de frère ou de sœur avec qui partager la pâte du langage, ce que Tarkos appelle la pâte-mot.)
Et encore des gesticulations à la fois brusques et engourdies, des gesticulations brusques d’engourdissement et engourdies de brusquerie. (Alliage de gesticulations et de grommellements que Denis Lavant a aussi retrouvé pour composer son personnage de 21 Nuits avec Pattie des frères Larrieu, film parfois étonnant.)
Il y a aussi dans Passe-Montagne une atmosphère de violence imprévisible, une atmosphère blafarde de violence imprévisible qui ressemble un peu à celle de Série Noire de Corneau. A cette différence que la banlieue c’est désormais la montagne. Stévenin donne ainsi à voir la montagne comme une sorte de banlieue, une banlieue du monde. Ce qu’elle a peut-être en effet toujours été après tout.
Cette violence imprévisible ferait aussi ressembler Passe-Montagne à Délivrance de J. Boorman ou même encore à Massacre à la Tronçonneuse de Tobe Hopper. L’ambiance des films de Stévenin ressemble aussi à celle de Pays Perdu de Pierre Jourde. Dans Passe-Montagne j’ai aussi le souvenir confus de sortes de bistrots-hangars aussi effrayants et lugubres que les bars de la plaine hongroise de Béla Tarr.
Sinon ce qui structure (si j’ose dire) la mise en scène de Stévenin c’est presque à chaque fois la situation qui s’envenime (dans Double Messieurs c’est flagrant), situation envenimée qui résonne d’ailleurs à l’intérieur même du nom de Stévenin.
Stévenin dispose aussi de superbes aptitudes au déplacement à l’intérieur du plan, à l’intérieur de l’espace du plan. Stévenin a fait du karaté et cela se voit. Stévenin est petit, gros et chauve et il se déplace cependant à l’intérieur du plan avec une aisance superbe semblable à celle de Bruce Lee.
Et enfin pour le plaisir d’un rapprochement absurde cette phrase d’André du Bouchet « La montagne comme une faille du souffle. »
Tu le sais sans doute déjà, Stévenin était un admirateur fanatique de Cassavetes. Il partage en effet avec Cassavetes une sorte de virtuosité déglinguée, un aspect presque soutinien aussi. Dans les films de Cassavetes et de Stévenin ça semble aller dans tous les sens et ça tient pourtant on ne sait trop comment debout ou plutôt ça tient la route. En effet c’est d’abord cela un des thèmes du film, que le générique met en exergue : la route, la route sur la carte, la route et aussi par conséquent la routine, la routine paradoxale de la divagation.
Stévenin avait aussi l’intention d’adapter Céline au cinéma. Il hésitait entre Le Voyage au Bout de la Nuit et Nord et puis finalement il n’a pas osé. J’ai le sentiment que le seul cinéaste qui aurait été apte à adapter Céline c’était le cinéaste roumain Lucian Pintilié. Je ne sais pas si tu as vu son film Le Chêne, c’est un film prodigieux et indiscutablement célinien. Céline pensait quant à lui que le seul cinéaste apte à accomplir cette besogne gigantesque c’était Abel Gance.
Stévenin est l’ami de Lucette Destouches la veuve de Céline. (Nabe a évoqué cette amitié dans son livre intitulé Lucette où il parle aussi de Cassavetes en particulier de Love Streams.) Dans une interview de L’Autre Journal en 1993 Stévenin raconte qu’il a emmené une fois Lucette à un concert de Johnny. « Je l’ai emmenée voir Johnny. Elle me disait : « Il est intéressant ce Johnny, j’aimerais bien le voir. » Il y a 16000 mecs tous les soirs. Un jour, je lui dis « Tiens, je t’amène ma meilleure copine, Lulu la danseuse ! » Elle s’est habillée en vingt secondes - moi je mets une heure et demie pour aller pisser : chemise cowboy à boutons de nacre, rose, légèrement échancrée sur son jogging, casquette, coup de rouge à lèvres, lunettes noires ; et elle me dit : « Pour du rock, c’est impeccable, non ? » Vingt secondes. Un concert de Johnny, c’est un peu comme un décollement de navette spatiale, sans protection et sans boules quies : tu crames ! Il faut être bien placé, autrement, c’est presque dangereux. Je décortique deux filtres de Camel et je lui tends : « Lucette, il faut mettre ça dans les oreilles », elle répond : « Tout ce que vous voulez, j’ai confiance. » Après, en coulisses, le Johnny lui a dit bonjour. Et après, on est rentrés à Meudon, on a ouvert le frigo et ça a duré encore trois heures, on a parlé du spectacle. Elle m’a dit : « C’est bien, mais on est quand même comme un tambour, malgré les Camel ; mais être comme un tambour, c’est une expérience. »
Berroyer m’avait raconté une fois une de ses virées en voiture avec Stévenin dans les coins les plus reculés du Jura pour la préparation du film Lune Froide de P. Bouchitey si j’ai bonne mémoire. Berroyer m’avait par exemple raconté longuement cette anecdote (Berroyer est en effet le roi de l’anecdote interminable.). Ils arrivent tous les deux dans un bistrot noirâtre sinistre où ils sont servis par une jeune fille d’une beauté sublime « Elle était aussi belle que Sophia Loren. » m’avait alors dit Berroyer. « J’étais stupéfait, je me suis demandé comment une telle princesse pouvait vivre au milieu d’une telle bande d’abrutis. » C’était la fille du patron avec qui ensuite ils bavardent. Pendant la conversation celui-ci dit à Berroyer « Et tu sais, je ne l’ai jamais dit à personne, mais je te le dis à toi parce que tu me plais bien. Je te le dis, si quelqu’un touche à ma fille, je le tue. » Et Berroyer ajouta ensuite en souriant ce « tu sais, je ne l’ai jamais dit à personne » on sentait bien qu’en fait il le disait à tout le monde, c’était ça justement qui était intéressant. Et ce problème d’ailleurs se retrouve dans un titre d’un livre de Berroyer. Parlons peu, Parlons de moi. Ne dites à Personne que j’en Parle à tout le Monde.
Je vais maintenant essayer de revoir Passe-Montagne et je t’en reparlerai je ne sais quand.
Dans le numéro de l’autre Journal de 1993, je viens aussi de retrouver ces phrases de Claude-Jean Philippe à propos du Van Gogh de Pialat. « Je pourrais écrire paresseusement que Pialat prend son temps et que c’est très beau. Je me souviens alors de Van Gogh, où la durée s’empare des êtres de façon insidieuse, pénétrante. Il me faut donc inverser la formule. Ni Pialat, ni Dutronc, ni le permissionnaire de La Maison des Bois ne prennent leur temps. Ils se laissent prendre par lui au contraire et sont gagnés d’un instant l’autre, par une certaine qualité d’ensorcellement, que la mise en scène n’a même pas besoin de manifester. (…)Van Gogh, qui va se tuer dans quelques jours, se départit rarement de son calme. L’instituteur, qui revient du front, allume une cigarette en contemplant sa classe déserte. (…) Entre les mains des vrais cinéastes, les émotions ne sont jamais que des couleurs ou des saveurs du temps. »
Post-scriptum.
(…)
j'ai ce titre provisoire pour un disque à venir " L'enfance, enfin". à peine l'avais-je trouvé que le disque était pour moi presque fini.
Oui c’est bien trouvé. C’est un bon titre. Cela m’a fait instantanément penser sans que je sois malgré tout apte à dire précisément pourquoi à cette phrase de Canetti. « Il mourut en disant ces mots : « Enfin je ne sais rien. » »
Je me souviens plutôt bien des films de Cassavetes. J’ai en effet très souvent parlé de ses films même si c’était il y a longtemps. En septembre je t’apporterai aussi l’intégralité de mon texte manuscrit à propos de Cassavetes (que j’ai donc écrit il y a quasiment 20 ans) et j’essaierai de t’en lire les extraits les plus précis.
A Bientôt Boris
Salut Florian,
Je viens de retrouver un texte de Serge Daney à propos de Double Messieurs dans La Maison Cinéma et le Monde 3. Je ne sais si tu l’as déjà lu. En voici donc quelques extraits.
« Chez Stévenin, on n’arrive nulle part, on est seulement très fatigué, facilement exalté, lucide au cœur du tournis, et on appelle ça « fin ». Les fins stéveniennes sont mystiques. Souvent un homme réussit enfin à se cogner à une montagne, qui est près de Grenoble, qui résiste, qui est la Nature, qui est la Femme. Au-delà : rien (sinon un rail de travelling pointé vers le gouffre). En deçà : trop de choses nouées. C’est en les dénouant qu’on se rapproche de la montagne.
(…)
C’est un film dont on pourrait entendre battre le pouls. Un hymne à la diastole et à la systole, ce « double dames ». Une drogue ? Oui, mais comme le sang que le coureur de fond (était-ce Viren ?) se fait réinjecter avant un 10000 mètres : son sang, oui, mais coulant autrement, un sang double lui aussi. Alors la gamme des perceptions s’affine, l’imprévu se met à faire signe, l’inattendu à arriver et le temps et l’espace à s’écrire en un seul mot. Alors pour le plaisir de l’amateur de cinéma, il y a du bruit hors-champ et des images dans les voix (écoutez celle d’Afonso, géniale : Tati l’aurait aimée).
(…)
« Tout d’un coup, dit Stévenin, un type se met à courir, et on s’aperçoit qu’on ne l’a pas vu partir. Voilà ce que je cherche. » Et voilà ce qu’il trouve. Car pour Stévenin, comme pour son maitre Cassavetes (…) nous ne sommes - personnage de films ou spectateurs de ciné - jamais au début ou à la fin. Ni d’une histoire, ni d’une action. Ni même d’un mouvement, d’une phrase ou d’un regard. Nous sommes toujours « au milieu » (et du milieu du monde à celui des truands il n’y a qu’un pas). (…) Voila aussi pourquoi tout est double dans Double Messieurs. Car celui qui est au milieu, il est fatal qu’il se dédouble. Prenez le type qui se met à courir et qu’on n’a pas vu partir. La perception physique vient en même temps que l’idée mentale. »
(…)
Du burlesque moderne, froid, entre chien et guerre, entre paix et loup.
(…)
On ne peut contempler que ce qui fait déjà partie d’un grand récit. La Nature ? disons que Ford avait tout son temps pour regarder Monument Valley, que Wenders en avait déjà moins puisqu’il la voyait vue par Ford, et qu’à Stévenin il ne reste qu’à s’entrainer à ne voir sa montagne que par accident. »
A Bientôt Boris
salut Boris,
et merci, je n'avais jamais lu ces propos de Daney sur Stévenin (tu m'as ouvert l'appétit et j'aimerais en lire plus maintenant).
j'ai lu "le point de vue du lapin" de Yann Dedet, souvenirs du tournage de "Passe-montagne" par son monteur (Dedet est le monteur attitré de Stévenin, mais aussi des derniers Pialat et de Garrel - qui me passionne moins que les précédents). c'est chez P.O.L et c'est pas mal.
(...)
à vite
florian