Salut Ivar,
Je t’envoie une méditation à propos du rêve que j’ai retrouvé à l’intérieur de mes archives. (C’est daté du 5 janvier 1997.)
A propos du Rêve.
Le rêve ne révèle pas l'imagination. Le rêve serait plutôt le divertissement de l'imagination, la distraction de l'imagination créatrice. Le rêve c’est l'imagination qui joue aux cartes avec les images de façon nonchalante et parfois même sans respecter les règles du jeu (non pas en raison d’un désir de tricherie mais parce qu'elle connait les règles du jeu de façon inexacte). Le rêve c'est la fatigue, la paresse, l’atermoiement, l’indécision de l’imagination. Si le rêve ainsi que le pense Elias Canetti est sacré, ce n’est pas parce qu'il révèle le sublime intouchable de l’imagination ce serait plutôt parce qu'il révèle le divertissement même de l’imagination. Le rêve révèlerait alors l’aspect sacré du divertissement, l’aspect sacré du divertissement des images.
Il serait ainsi préférable plutôt que de désirer faire signifier le rêve, d’exister seulement en mémoire de sa forme. En effet croire que le rêve a un sens c’est refuser d’acquiescer à sa forme insaisissable. Signifier le rêve c'est croire que parce que le rêve est visible, il est par là même saisissable en tant que sens. L'attitude de celui qui interprète le rêve est semblable à l’attitude de celui qui sous prétexte qu'il a l’aptitude de voir le ciel, prétend qu'il pourrait en saisir un fragment pour le signifier. Le rêve ressemble au ciel, le rêve n'est pas obscur, le rêve survient plutôt comme un visible intouchable. Malgré tout ce n’est pas parce qu'il est sacré que le ciel apparait intouchable et insensé, c'est uniquement parce qu’il survient en marge de la volonté de saisir. Si le ciel reste intouchable, c'est paradoxalement parce qu'il apparaît comme tact, parce qu'il tombe en possession du tact. Le rêve comme le ciel restent insaisissables parce qu'ils révèlent l'apparaître du saisissement, l'apparaître du saisissement en marge des mains. Le rêve ne révèle pas l’imagination créatrice. Le rêve révèle le saisissement oisif de l’imagination, le saisissement nonchalant de l’imagination. (Le rêve survient visible et insaisissable comme le ciel lorsqu'il apparaît. Le rêve ressemble à un ciel prestidigitateur, un ciel qui apparait ou disparait comme bon lui semble selon son désir, comme bon lui semble désirer, comme désirer lui semble bon, comme désirer lui semble bon sans les mains.)
Ou encore le rêve ressemble à l’eau. Il est agréable de nager à l’intérieur du rêve (et même de nager le rêve) à l’instant où le rêve existe. Cependant interpréter le rêve, c'est continuer à nager sur le sable de la plage en croyant qui plus est à travers cet acte idiot signifier de façon définitive l’océan. (Interpréter un rêve, c’est penser qu’il est possible de transformer un océan en désert, en désert de concepts, à travers l’acte de continuer à nager exclusivement sur le sable.)
Malgré tout ce que l’océan du rêve vient précisément nous dire, c'est qu’il existe en dehors de nous et que nous existons en dehors de lui. Le rêve survient comme un océan insaisissable, un océan à l’intérieur duquel il apparait insensé de nager et qui nage aussi à l’inverse à l'intérieur de nous. Le rêve survient comme un océan paradoxal, un océan schizophrène qui lorsqu'il apparaît nous nage avec volupté et lorsqu'il disparaît nous rejette avec une intolérance à la fois subtile et insouciante. Le rêve survient comme un océan libertin, un océan infidèle. Le rêve survient comme un océan séducteur. Interpréter le rêve c'est croire qu'il est un océan fidèle. Le paradoxe du rêve c'est de révéler un amalgame de dissociations, un amalgame de dissociations de pensées, un amalgame de dissociations d'images comme d'idées. Ainsi parce que le rêve survient comme un océan infidèle et séducteur, il reste préférable de contempler tranquillement la disparition du rêve debout sur le rivage, et de s'en réjouir alors avec une quasi-apathie comme du naufrage de ce qui nous restera à jamais inconnu. Le rêve survient en effet à la fois comme un océan infidèle et un naufrage d'hommes inconnus. Le rêve survient comme un océan dont l’infidélité joue à faire naufrage, à faire naufrage de temps, à faire naufrage de temps à l’intérieur d'un homme.
« Je ne supporte les rêves que lorsqu’ils sont entiers, intacts et mystérieux. Ils sont à ce point étrangers qu’on ne les comprend que très lentement. Quant aux rêves des autres, je ne puis les concevoir qu’isolément. On les amène chez soi avec beaucoup de précautions et à contrecœur. Malheur au fou qui les interpréterait trop vite : il les perdrait pour ne plus les retrouver ; ils se faneraient avant même qu’il les ait vus verdir.
On ne doit pas non plus entasser les rêves qui n’ont rien de commun entre eux. Leur substance est la mesure de leur rayonnement dans la réalité. Qu’ils se réalisent voilà l’essentiel. Mais ils le font autrement que ne l’imaginent les oniromanciens habituels. Le rêve doit animer la réalité en la pénétrant de toutes les façons possibles, en arrivant de toutes les directions et surtout de celles qu’on n’attend pas.
Transformé en vol d’oiseaux, il se pose ici ou là, s’élève, repart, et sitôt disparu, masque la lumière du soleil. L’insaisissable est, finalement, ce qu’on peut le mieux saisir. II a néanmoins sa forme, façonnée par son insertion dans la réalité, et l’on ne doit pas lui en donner une de l’extérieur.
Le mal causé par l’interprétation des rêves est incommensurable. L’altération reste invisible, mais un rêve est si sensible ! Quand la hache des bouchers pourfend des toiles d’araignées, elle n’en sort pas ensanglantée ; pourtant que n’a-t-elle pas détruit ! - et plus jamais ne se tissera la même toile. Seule une infime minorité de gens se doute de ce que chaque rêve a d’unique. Sinon comment oserait-on le dénuder jusqu’à en faire un quelconque truisme ?
Klee fut peut-être le seul à traiter le rêve avec la vénération qui lui est due. Ne représente-t-il pas l’intangible qui repose en l’homme ? » Elias Canetti, Le Territoire de l’Homme
« Aucun rêve n‘est aussi absurde que son interprétation. » Elias Canetti
« Je ne crois à aucune interprétation des songes. Je ne veux pas y croire. Je ne toucherai pas à cette dernière liberté. » Elias Canetti
« La force des songes serait, selon lui, lié à la diversité des animaux. Leur disparition annoncerait le tarissement du rêve. » Elias Canetti
« Les formes des organes du corps humain s’expriment dans les rêves et le rêveur, sans s’en douter, se promène en lui-même. » Elias Canetti
« Beaucoup d’êtres l’habitent, qui se cachent. Il ne les voit jamais. Dès qu’il s’endort, ils vont et viennent. Dans ses rêves, il perçoit leur souffle. » Elias Canetti
(…)
A Bientôt Boris
18 mars 2018.
Je lis enfin ta lettre sur le rêve, (…).
On cherche dans l’inconsistance du rêve un surcroît de consistance, ou plutôt, même, un semblant de consistance à sa vie, quand elle n’en a plus ou plus assez, ou (veut-on croire alors) pas encore assez.
Onirique / ironique.
On cherche dans le non-sens du rêve un surcroît de sens, ou plutôt, plutôt, un semblant de sens ― à sa vie, quand elle n’en a plus ou pas assez, ou (préfère-t-on croire encore) pas encore assez.
Onirique / ironique.
On cherche dans l’inconnaissance du rêve un surcroît de connaissance, ou plutôt, même, un semblant de connaissance ― pour servir à sa vie, quand elle en manque, ou plutôt (on peut se le dire encore) quand elle en manque encore.
Onirique / ironique.
Etc.
On se contente douloureusement, et souvent honteusement, mais ironiquement (au fond) de ce semblant. Pour sa valeur ironique. Parce que c’est notre seule possibilité de répondre à l’ironie du rêve ― quand on croit encore en lui, quand on lui accorde encore un semblant de créance.
(…)
Je t’ai adressé il y a quelques jours La vache d’entropie. C’est une « fantaisie », au sens ancien du terme. Qui tient juste par sa musicalité (mais il vaudrait mieux dire son oralité, sans doute) et par une certaine évidence, il me semble en tout cas, de son mouvement.
C’est une fantaisie burlesque. J’ai retenu ce mot, « burlesque », et je m’y suis attaché du jour où Laurent l’a employé pour moi, ajoutant que j’étais « le Buster Keaton des lettres picardes ». Le burlesque sauve, ou enfonce. Il sauve La vache d’entropie mais il enfonce « Ajustement », et rend, je crois, ce texte absolument illisible pour quelqu’un comme toi.
(Le burlesque de « Ajustement » est certainement plus difficile à assumer pour le lecteur que pour l’auteur.)
Amicalement,
Ivar