A.W.
Cher Boris,
j’espère que tu es bien rentré de ton périple amiénois. Ici, quelle ironie ! il fait beau, beau soleil froid, depuis ton départ. Au lieu des pluies qui m’ont empêché de te montrer la cathédrale.
Je reviens brièvement sur Au hasard Balthazar, ou plutôt le souvenir que j’ai de ce film. Contrairement à toi, je pense qu’Anne Wiazemski est l’actrice idéale, d’ailleurs était-ce une actrice, à ce moment-là ? Quoi qu’il en soit, Robert Bresson l’a choisie.
Tu écris de la foi qu’elle est « une tentation presque pécheresse ». « Les personnages de Bresson semblent être impudiquement saisis par le péché de la foi ». C’est que le pécheur est hanté par l’innocence, la sienne, possible/impossible. Et celle des autres, de l’autre, de celui ou de celle qui incarne l’innocence, et alors il ne voit, le pécheur, il ne voit plus que la chair de l’innocence, l’innocence à ses yeux est l’impudicité même, scandale de l’innocence, crime de l’innocence (le pire des crimes ! parce que c’est comme si l’innocence se souillait elle-même, par sa seule réalité, c’est-à-dire sa seule incarnation... comme si elle était l’essence du blasphème et du sacrilège : dès lors que le pécheur a projeté sur elle la honte de son propre désir indicible).
Et la foi, c’est Anne Wiazemski. C’est la séduction impudique, l’exhibition sans voile de l’innocence. A.W. est l’actrice idéale pour ce rôle du moment que Bresson a jeté les yeux sur elle, sur l’inexpressivité de son visage, sur sa carnation de victime, sur sa grâce qui se dégage à peine de l’enfance. Il va à sa porte la nuit, durant le tournage, et reste là à gratter, à supplier qu’elle lui ouvre et le laisse entrer... Elle représente la comestibilité naïve (mais déjà perverse et complice, forcément perverse et complice), la comestibilité innocente et sainte, sainte-nitouche... Bresson lèche le bois de la porte, faute de pouvoir le ronger. Lui-même rongé, mangé par la comestibilité à ce moment-là possible/impossible d’A.W.
Concupiscence...
Salut fraternel,
Ivar
Salut Ivar,
Ainsi que je te le disais devant la photographie de Nadine Nortier, j’ai toujours eu le sentiment que Bardot aurait été une actrice prodigieuse pour le rôle d’Au Hasard Balthazar. En effet, le phrasé atonal de Bardot est déjà bressonien. Et puis choisir Bardot aurait été une manière pour Bresson de transformer un jeu de mot sur un prénom (Ane-Anne) en un jeu de mot sur un nom (Ane-Bardot). Bardot c’est l’innocence absurde, l’innocence qui n’a pas la moindre intuition de ce qu’est être une victime. A l’inverse Anne Wiazemski a une attitude de victime autrement dit une attitude maléfique. En effet comme le remarque Simone Weil dans La Pesanteur et la Grâce, le mal se situe à la fois du côté du criminel et du côté de la victime. Le mal est justement ce qui relie le criminel et la victime. « Sauf les âmes qui sont assez proches de la sainteté, les victimes sont souillées par la force comme les bourreaux. Le mal qui est à la poignée du glaive est transmis à la pointe. » C’est pourquoi il me semble toujours préférable de distinguer le scandale et le crime. J’ai ainsi le sentiment qu’il existe un scandale de l’innocence, cependant ce scandale de l’innocence n’est pas un crime. Le scandale de l’innocence affirme précisément le geste d’apparaitre à la fois en dehors du crime et de la loi.
« Qu’il est cornichon ce lapin ! ». Dans Et Dieu Créa la Femme, Bardot s’amuse à dire avec une élégance éhontée, à la fois botticellienne, verlainienne et roussélienne, cette exclamation parfaitement futile. Dans le film de Vadim ou encore dans La Vérité de Clouzot, il est flagrant que les acteurs, que ce soit Curd Jurgens, Jean-Louis Trintignant ou Samy Frey, ne savent pas comment jouer en présence de Bardot. Bardot stupéfie littéralement leur technique de jeu parce qu’elle est intégralement indifférente à leur statut d’acteur. Bardot ne croit pas aux prestiges du cinéma. C’est précisément en cela que c’est une actrice extraordinaire. Evidemment si Bresson avait choisi Bardot, je ne suis pas certain qu’il serait parvenu à la filmer de sang-froid et ce sont les murs mêmes de la chambre de Bardot qu’il aurait mangés.
J’ai toujours aussi pensé que le phrasé de Bardot était sans doute le seul à avoir inspiré celui de Léaud. La différence entre la voix de Léaud et celle de Bardot c’est que la voix de Léaud filme son propre corps sans le regarder et que la voix de Bardot contemple son propre corps sans le filmer. La voix de Bardot regarde son propre corps à la fois par plaisir et par mépris, par volupté et par dédain. Bardot méprise son corps avec sa voix. Bardot méprise la beauté même de son corps avec la bouderie de sa voix, avec la bouderie atonale de sa voix. Bardot méprise la beauté de son corps par la bouderie d’anesthésie voluptueuse de sa voix. Bardot c’est Rimbaud femme. Bardot c’est Rimbaud femme avec des initiales de bébé inscrites sur le rebord boudeur des lèvres.
A Bientôt Boris
Salut Ivar,
(…) A propos de Bresson, deux citations comme ça. « Incapacité des discours humains (et de la voix qui les porte) à soutenir la violence du monde. (…) En ce qui concerne les discours, c’est l’oreille et non le cerveau qui tranche. La voix n’est qu’un bruit, l’un des plus faibles qui soit. » S. Daney.
"Puisque tu n'as pas à imiter, comme peintres, sculpteurs, romanciers, l'apparence des personnes et des objets (des machines le font pour toi), ta création ou invention s'arrête aux liens que tu noues entre les divers morceaux de réel saisis. Il y a aussi le choix des morceaux. Ton flair décide." R. Bresson.
J’ai découvert sur internet un documentaire assez intéressant sur le tournage de Mouchette. Bresson qui met ses chaussures assis dans une DS la portière ouverte, un matin d’hiver. Un acteur qui parle de l’idiotie essentielle de son métier. Nadine Nortier qui évoque son rôle avec des intonations à la Bardot...
(…)
J’ai relu l’essai de P. Sollers Le Paradis de Cézanne in Eloge de l’Infini. Il me semble qu’il y a des passages qui pourraient te plaire. Ceci par exemple assez proche de ce que tu m’avais dit une fois au téléphone. « Je ne peux pas m’imaginer voir d’un coup un Cézanne. Je sens que je suis obligé, pour le rendre à la vision, de le penser presque point par point, touche par touche, plan par plan, lentement, vite, comme si je n’allais jamais parvenir à le terminer comme ensemble. » Ou encore « Rilke sur Cézanne : « Même quand on ne regarde aucun de ses tableaux en particulier, rien qu’en restant debout entre deux salles, on sent leur présence se reformer avec une colossale réalité. » Quant aux couleurs « chacune se concentre, s’affirme en face de l’autre, médite sur elle-même, leur intensité a une action glandulaire. » Dans le tableau, « tout se passe comme si chaque point était au courant de chacun des autres », ce qui fait que le tableau, « tout entier finalement, fait équilibre au réel. » »
(…)
A Bientôt Boris