Capitalisme
Cher Boris,
à un appel de Philippe Jaffeux j’ai répondu par des « explications » étranglées... La trouille !
Il me semble avoir commencé de comprendre, mais à ma façon, ce que vous voulez dire en déclarant que Jaffeux ne s’est pas détaché du capitalisme. Voyez ça ci-dessous.
Amicalement
Ivar
Cher Philippe vous construisez une machine terrifiante, je n’entre dans ses entrailles que la peur au ventre (vraiment) c’est que j’existe trop c’est-à-dire pas assez.
VOUS répondez de la façon la plus exacte à la question Existez-vous ? posée par Felix Tristan. Vous répondez pour tous en ce sens que vous nous dites comment traverser.
A-t-on pris assez garde (pourtant) au fait que la « disparition élocutoire du poète » est sa dissolution par la parole et par sa parole... mais que « sa » parole à ce moment n’est plus sienne ? Là est rejoint mystérieusement le « Je est un autre ». Votre poème terrifie comme image du cosmos, mais du cosmos incluant le monde social où nous sommes désormais (où il est désormais évident que nous vivons) – qui est le monde de l’asservissement de l’homme et de sa dépossession de lui-même « Je est un autre » vaudrait déjà à ce niveau « La vraie vie est absente ». Votre poème me fait peur parce qu’il montrerait (ce conditionnel n’est que le signe de croiser les doigts) la fatalité de l’esclavage – depuis toujours.
Mais je ne peux pas encore penser ces choses plus loin, ni même formuler moins obscurément le peu que j’en vois.
Fraternellement à vous,
Ivar Ch’Vavar
Salut à vous Ivar,
Je vous envoie quelques remarques à propos de votre réponse à Philippe Jaffeux.
Image du cosmos, MAIS du cosmos incluant le monde social où nous sommes désormais (où il est désormais évident que nous vivons) – qui est le monde de l’asservissement de l’homme et de sa dépossession de lui-même “Je est un autre” vaudrait déjà à ce niveau “La vraie vie est absente”).
La société des hommes se situe à l’intérieur du cosmos. Le problème reste de savoir si la sensation d’apparaitre à l’intérieur du monde est plus intense que la pensée d’être emprisonné à travers la société des hommes. J’ai le sentiment que la sensation d’apparaitre à l’intérieur du monde parvient à détruire l’obligation d’appartenir à la société des hommes. Malgré tout, j’ai aussi le sentiment que ce geste de destruction n’est jamais accompli une fois pour toutes et qu’il est ainsi nécessaire de recommencer ce geste de destruction chaque jour, de recommencer ce geste de destruction chaque matin.
Votre poème me fait peur parce qu’il montrerait (ce conditionnel n’est que le signe de croiser les doigts) la fatalité de l’esclavage – depuis toujours.
Je dirais plutôt que l’obligation d’être homme nous juge et nous condamne chaque jour sans être cependant une fatalité. En effet à l’intérieur de la chair, de la chair anthropomorphe, surgit aussi chaque jour, à la fois en même temps et selon un autre geste du temps, la force de détruire cette hantise d’être homme afin de savourer l’extase d’exister de manière inhumaine, l’extase d’exister comme chair animale de l’âme, comme chair animale de la jubilation, comme chair animale de la jubilation de la nécessité, comme chair animale de la jubilation de nécessité de l’âme.
Le travail de l’extase est de parvenir à détruire la situation d’être homme afin de parvenir à avoir lieu comme chair inhumaine du destin. (Par l’affirmation de cette tentative, je ne suis ni sartrien ni situationniste.) Il y aurait une sorte de contradiction essentielle entre le capitalisme et l’extase. Le capitalisme nie l’extase et à l’inverse l’extase n’apparait jamais capitale. Ainsi nous ne capitalisons jamais nos extases. Nous ne capitalisons jamais chacune des extases par lesquelles nous parvenons à nous extraire du stéréotype d’être homme. (Et j’ai le sentiment que cela est malgré tout préférable. Par cette forme non capitalisable de l’extase nous restons heureusement humbles.)
« Prison montrée n’est plus prison. » Michaux
Je n’ai jamais eu le sentiment que cette phrase de Michaux était exacte. Le problème avec la prison n’est pas seulement de la montrer, c’est de savoir aussi surtout comment en sortir. Michaux prétend qu’il suffit de révéler la prison pour parvenir à s’en extraire. Cette pensée n’est rien d’autre qu’un préjugé de la raison.
Il y a différentes attitudes envers ce problème de la prison et de la liberté. Il y a par exemple ceux qui croient qu’il suffit de penser une fois la prison pour en être définitivement sorti. Il y a ceux qui pensent être à jamais plus forts que la prison, à jamais plus forts que les puissances qui emprisonnent, ce sont les pervers. La perversion est une façon aussi stupide qu’ignoble de résoudre le problème de la prison à travers l’acte de faire semblant de s’en évader pour se changer alors en geôlier ou encore en espion et parfois même en tortionnaire de ceux qui y restent enfermés. Cette attitude est par exemple celle de Picasso ou de Joyce.
Ainsi le problème n’est pas de savoir comment sortir de prison une fois, c’est plutôt de savoir comment sortir de prison de telle manière qu’une fois sorti, la prison ne nous rattrape pas, la prison ne nous reprenne pas, de savoir comment sortir de prison chaque jour et même de savoir comment sortir de prison à chaque instant. Car la prison n’est pas immobile, la prison est mobile. La prison serait peut-être l’aspect chronologique du temps. C’est pourquoi j’ai plutôt le sentiment que la seule manière de sortir de la prison est de la transformer, de la transformer chaque jour, de la transformer à chaque instant. Ce serait précisément l’attitude de Pollock. Pollock essaie d’inventer une forme paradoxale de liberté par transformation tourbillonnante de la prison. Pollock essaie de faire danser la prison, de faire tourner la prison sur elle-même de telle manière que la prison se transforme en une cathédrale gothique, une cathédrale d’exaltation athée, une cathédrale d’exaltation gothique athée.
A Bientôt Boris
Sans doute « la sensation d’apparaître à l’intérieur du monde (cosmos) est plus intense que la pensée d’être emprisonné à travers la société des hommes ». Pour autant faut-il « détruire l’obligation d’appartenir à la société des hommes » ? C’est le mot « société » qui fait problème ici, évidemment. Que le solitaire reste solidaire !
On sait bien que l’extase est tout et que tout peut être la chair de l’extase. Elle recule pourtant avec la force vitale, et ça n’est pas toujours facile d’au moins compenser par une plus vive attention, une présence plus aiguë dans le moment. Ou en donnant plus cruellement de soi ?
« Avoir lieu comme chair inhumaine du destin ». C’est bien ce qui me hérisse le rachis dans votre poésie ou par exemple (et à un moindre degré) celle de Jaffeux. Cette dernière je l’ai qualifiée sans réfléchir de « post-humaine », sans doute parce qu’elle a un aspect plus machinique... La votre est inhumaine, oui, au-delà de l’humain. On pénètre dans le cosmos. Il y a une sensation de vérité... verticale, voilà, de vérité VERTICALE – d’une verticalité qui est bien autre chose que la « verticalité » de l’homme, et qui foule la verticalité de l’homme à son pied.
Non pas vérité radicale, mais vérité verticale.
Bien sûr qu’il y a une contradiction essentielle entre le capitalisme et l’extase. L’un entasse ; l’autre extasse, oui. Pourtant, il y a un facteur ex dans le capitalisme, une tendance irrésistible qui fait qu’il croit pouvoir traduire en ses propres termes l’extase. Il ne voit pas que l’extase est une sortie, pas une extension. En conséquence, il n’est pas gêné de vendre de l’extase, et qui se capitalise, celle-là.
Je fais les mêmes réserves que vous sur cette affirmation de Michaux : « Prison montrée n’est plus prison ». Et vous avez raison, Boris, de dire qu’il faut sortir de la prison de façon à ce qu’elle ne nous « rattrape » pas, et, oui, la prison ne va pas rester là à nous attendre, elle est « mobile », et c’est très vrai qu’elle est peut-être « l’aspect chronologique du temps », et qu’il faut alors la transformer à chaque instant, pour en faire, comme Pollock dans son activité tourbillonnante « une cathédrale d’exaltation gothique athée ». Je ne fais que vous répéter, car il n’y a rien d’autre à faire !
Je sais tout ça, évidemment je me l’étais formulé autrement, passé par Rimbaud et Van Gogh comme par Chögyam Trungpa !
Le problème, c’est celui de la force vitale. Comment passer sans trop de surdéperdition (!) les moments où elle nous fait presque complètement défaut.
Je vous envoie par la Poste un plan pour nous trouver facilement à Amiens.
Amicalement,
Ivar