Salut à vous Ivar,
Ce qui est étonnant chez Monet, c’est que sa peinture ne fait aucune différence entre les matières du monde. Et cela non seulement dans les tableaux de brouillard où l’eau et l’air sont révélés par les mêmes teintes mais encore et surtout dans les tableaux de plein soleil. Dans les tableaux des côtes de Bretagne, l’herbe et le feuillage des arbres en haut des falaises ont exactement les mêmes teintes que les vagues de la mer au loin. Ainsi c’est comme si Monet ne peignait qu’optiquement. Picasso a eu ce mot une fois à propos de Monet. « Monet, ce n’est qu’un œil, mais quel œil ! » Ainsi Monet ne cherche jamais à montrer les différentes intensités de la matière, Monet cherche uniquement à montrer les différentes intensités de la lumière. C’est pourquoi Monet peint les meules de foin comme si c’étaient des cathédrales et les cathédrales comme si c’étaient des meules de foin. L’attitude de Monet n’est jamais bachelardienne. Pour Monet, il n’y a aucune différence entre l’eau, l’air, la terre ou le feu. Monet reste indifférent aux différentes pulsions des matières du monde. Pourtant Monet ne peint pas l’immatérialité de la lumière. Un ami graphiste avec qui je parlais de Monet il y a une semaine m’a fait remarquer que Monet était peut-être un bachelardien paradoxal pour qui la lumière était la seule et unique matière. Ainsi en effet, selon Monet, les différentes matières du monde s’unissent, se dissolvent et se décantent à l’intérieur de la lumière. Monet peint par exemple très bien la neige comme matière de la lumière, comme matière de lumière qui uniformise la nature, comme matière de lumière qui chloroforme le paysage. (Monet est aussi un grand peintre des locomotives, en cela à la fois héritier de Turner « Pluie, Vapeur, Vitesse » et annonciateur des frères Lumière « Entrée du Train en Gare de la Ciotat ». Monet hallucine les locomotives comme d’énormes loukoums de fumée, d’anthracite dragons de coton.)
A la fin de sa vie, Monet a été atteint de la maladie de la cataracte. Ainsi paradoxalement, Monet a perdu peu à peu cet œil auquel il accordait une confiance sensorielle gigantesque. Cependant (et c’est pourquoi la remarque Picasso est sans doute inexacte), Monet a poursuivi son travail de peintre malgré son handicap optique. Et il a ainsi inventé le bizarre flou précis des Nymphéas. La peinture de Monet n’est donc pas uniquement oculaire. La peinture de Monet semble aussi comme émanée par la pulsation rythmique de la main, par la pulsation rythmique des doigts, par la pulsation rythmique des phalanges. Il y a un maniérisme de Monet. Monet est un maniériste optique. C’est comme si Monet utilisait la pulsation rythmique de ses phalanges afin d’accompagner l’oscillation de ses paupières. Les Nymphéas, c’est de la peinture optique non cristalline, c’est de la peinture optique à cristallin handicapé. La définition du cristallin dans le dictionnaire est celle-ci « Elément constitutif de l’œil, en forme de lentille biconvexe, dont la courbure est modifiable sous l’action des muscles ciliaires, et qui concentre les rayons lumineux de la rétine. La cataracte détermine l’opacification du cristallin. » Ainsi à l’époque des Nymphéas Monet peint avec la pulsation cillée non cristalline de l’œil, comme si la pulsation des paupières et des cils s’accomplissait à vide sans jamais cristalliser. Monet ne peint pas les Nymphéas avec l’acuité cristalline de son œil, Monet peint les Nymphéas avec la main de ses cils, avec les doigts de ses cils, avec les phalanges de ses cils. Et ce qu’il peint ainsi avec la main de ses cils, ce sont des fleurs aquatiques comparables elles aussi à des mains de cils, aux mains filamenteuses d’un narcissisme opaque (aspect narcissique des Nymphéas attesté par l’autoportrait photographique de Monet qui capte le reflet de son ombre (ou l’ombre de son reflet je ne sais) à la surface même de l’étang. Les Nymphéas révèleraient peut-être ainsi le narcissisme glauque de l’étang (ou de l’étant), le glaucome narcissique de l’étangt. (En cela la peinture de Monet serait à rapprocher de la philosophie de Sartre, Monet serait un Sartre insouciant et heureux.)
Dans son Abécédaire, Deleuze dit à propos des Nymphéas de Monet que ce n’est pas le dernier nymphéa qui répète les précédents, que c’est plutôt à l’inverse le premier nymphéa qui répète le dernier. Dans son Abécédaire, Deleuze parle aussi de ce problème de la répétition à propos de l’alcoolisme. Selon Deleuze, pour l’alcoolique le premier verre est celui qui répète le dernier. Il y aurait ainsi peut-être une sorte d’alcoolisme des Nymphéas. La peinture de Monet serait celle d’un monde filtré, infusé à l’intérieur de l’alcool du regard, à l’intérieur de l’alcool de l’œil.
J’ai vu pour la première fois les Nymphéas de Monet au musée de l’Orangerie à l’âge de 18 ans environ et j’ai fait aussi ce jour-là une rencontre fortuite inoubliable. J’étais presque seul dans la grande salle ovoïdale où les Nymphéas sont somptueusement exposés. Etrange impression d’appartenir alors à une sorte de panorama fœtal, un panorama de myopie fœtale. Et pendant que j’essayais ainsi d’accommoder les paupières de mon regard comme le regard de mes paupières pour parvenir à contempler ces médusantes fleurs floues, j’ai senti une femme s’approcher tranquillement auprès de mon épaule pour contempler elle aussi les tableaux. Cette femme était très belle, aussi belle que les tableaux eux-mêmes, ou comme aurait dit Truffaut, belle cette femme l’était au plus haut point, étant donné que cette femme c’était Catherine Deneuve ! Vous comprendrez donc je suppose que ma manière de regarder les tableaux de Monet manque parfois un peu de discernement et de sang-froid. En effet, se tenir à l’âge de 18 ans dans une salle de musée presque vide auprès de Catherine Deneuve, cela provoque une émotion particulière. Je me souviens surtout du magnifique contraste entre la netteté décalquée des traits de son visage et le flou mucilagineux des tableaux qui nous entouraient. Extraordinaire expérience aussi à cet instant de ne plus savoir quoi regarder, d’une hésitation aberrante du regard entre deux splendeurs contradictoires, la splendeur mortuaire d’une femme pourtant vivante et la splendeur parturiente des tableaux d’un peintre mort. La situation avait un aspect hitchcockien (la visite au musée de Vertigo), et aussi surtout quelque chose de kubrickien par le décalage malgré tout adéquat entre un visage et un décor. A cet instant bizarrement, l’impressionniste Monet rejoignait Kubrick le moins impressionniste des cinéastes. (La structure de la salle des Nymphéas du musée de l’Orangerie évoque en effet 2001 Odyssée de l’Espace. La salle des Nymphéas serait comme l’alliance du couloir circulaire où un des cosmonautes accomplit son footing et de la chambre aux ramures Louis XVI de la dernière apparition du Monolithe Noir.)
Le jour de ma visite au musée de l’Orangerie j’avais été aussi comme commotionné par le bleu nuit de l’église d’Auvers de Van Gogh. A l’instant même où j’étais entré à l’intérieur d’une suite de salles, le bleu nuit du tableau de Van Gogh qui se trouvait pourtant à l’autre extrémité de la suite des salles m’avait bondi au visage. J’avais accueilli cette couleur bleu nuit comme un projectile prodigieux. A cet instant, j’ai eu la révélation de la force quasi météorique de la couleur de Van Gogh, comme si la couleur de Van Gogh surgissait de la profondeur même de l’espace pour venir à notre rencontre comme un geste de violence nue, le geste de violence nue du vent, geste de violence nue du vent qui soudain souffle l’espace à volonté. Si je me souviens bien, Heidegger parle quelque part de la venue du futur de manière semblable, comme d’une forme du temps qui survient violemment face à nous, comme d’une forme du temps qui se précipite abruptement jusqu’à nous. En cela la couleur projectile de Van Gogh donnerait à sentir la présence immédiate du futur.
Post-scriptum
Je serai à Amiens les 19 et 20 Novembre. J’avais l’intention de venir vous voir le 19 aux alentours de 21 heures. Est-ce que cela vous va ? Votre maison est-elle simple à trouver ? Sinon, dites-moi comment vous rejoindre.
A Bientôt Boris
Merveilleuse lettre !
Oui, Monet voit et montre l’unité du monde. Elle est étale pour lui, dans son expérience, ou plutôt, étant peintre, il sent qu’il doit en passer par la « surface colorée ». Et, oui, je pense comme vous qu’à l’époque des nymphéas il peint avec les doigts, avec le souvenir que ses doigts ont de la couleur et de la lumière.
Je pense aussi qu’en peignant la santé, la grande santé ensoleillée du monde, il peint la morbidité du monde.
Comme Turner, il peint les locomotives pour montrer que leur arrivée crève l’écran de la toile sans crever la toile.
Très juste, le bleu nuit de Van Gogh qui surgit du fond d’une salle comme un bolide. Visitant (il y a quarante ans) l’Orangerie, j’ai été surpris de n’y trouver que Van Gogh et Cézanne, et, à un degré moindre de présence, Monet, justement. Des autres peintres, je n’ai rien vu. Je me souviens de la déception atroce des Gauguin, un peintre que je croyais aimer beaucoup...
Votre rencontre avec Catherine Deneuve est en effet très cinématographique.
Pourquoi diable arriverez-vous si tard le 19 ? Vous n’aurez pas dîné ? Ce n’est pas un problème, c’est seulement pour vous dire que vous pouvez arriver plus tôt si vous le désirez.
Notre maison est facile à trouver, mais je vous envoie un plan par la poste.
Bien amicalement,
Ivar Ch’Vavar