Chanson Populaire

 

 

Salut Ivar,

 

 

En marge de ta lecture de Tournures de l’Utopie, je t’envoie des extraits de ma correspondance avec Philippe Crab. 

 

Quand je regardais les émissions de variétés de Maritie et Gilbert Carpentier à la télévision lorsque que j’avais 7 ou 8 ans, c’était pour moi à l’époque une sorte d’image de l’éternité. J’avais en effet l’impression que ces chanteurs et ces chanteuses vivaient depuis toujours et qu’ils continueraient sans aucun doute à vivre après ma mort. Tous ces chanteurs et ces chanteuses : Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Michel Sardou, Claude François, Joe Dassin, Mort Schuman, Dalida, Annie Cordy, Rika Zaraï, Mireille Mathieu, Sheila, Carlos, Mike Brant, Demis Roussos, Eddy Mitchell, Petula Clark, Henri Salvador, Sacha Distel, composaient une sorte d’Olympe, c’était un Olympe de pacotille mais un Olympe quand même. Demis Roussos-Zeus, Johnny Halliday-Ulysse, Sylvie Vartan-Athéna, Dalida-Pénélope, Mike Brant-Apollon, Carlos-Héphaïstos, Michel Sardou-Hermès, Eddy Mitchell-Sisyphe. Toutes ces chansons idiotes, c’étaient cependant le chœur de l’éternité, le chœur qui semblait commenter à chaque instant la vie quotidienne des années 1970, comme si la vie quotidienne des années 1970 n’appartenait pas à une époque de l’histoire mais qu’elle était plutôt une sorte de quintessence stupide de l’humanité même.

 

 

Et je t’envoie aussi un extrait d’un livre futur. Face au Portail du Temps.

 

Je suis resté relié à l’humanité d’abord par les chansons de variétés, la musique populaire et les films de cinéma. Sans la musique pop et le cinéma, j’aurais pu devenir un fou autrement dit un non-homme idiot, un non-homme sans charme et sans grâce.

 

Il me semble que c’est la seule fois où j’ai utilisé cette expression de non-homme. Je te dis cela parce que désormais, à cause des contraintes sanitaires, j’ai aussi l’impression que l’état m’oblige à être un non-homme. Le masque qui nie le visage c’est le masque d’un non-homme. Tu le sais, je ne me considère pas comme un humaniste. Malgré tout, ce que les contraintes sanitaires m’ont révélé avec netteté, c’est que j’ai besoin du visage humain. J’ai besoin du visage humain précisément comme trampoline pour parvenir à bondir et à m’extraire de l’humanité. En effet, sans la présence du visage humain, la pulsion d’apparaitre inhumain est alors elle-aussi effacée. 

 

(…)

 

Celui qui se tenait à chaque instant au lieu de coïncidence de la poésie et de la chanson populaire c’est Jacques Prévert. Je ne suis jamais parvenu à penser quelque chose de précis à propos de son œuvre. C’est un poète souvent moqué et dédaigné. Seul Michaux a parfois osé dire que Prévert était un auteur important. Ce que je sais simplement c’est que de nombreux textes de Prévert me plaisent. Pour le dire schématiquement, je trouve surtout que Prévert est un poète spontané, de même par exemple que Benjamin Péret. Jacques Prévert était ainsi un surréaliste populaire. Et pour toi, la poésie de Prévert a-t-elle de la valeur ?

 

 

 

 

                                                                                                       A Bientôt                      Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je n'ai  pas du tout vécu comme toi, cher Boris, cette époque des Carpentier ni même celle qui l'a précédée ; j'étais déjà trop âgé, treize, quatorze ans au début.

  J'ai trouvé obscènes, moi qui "sortais" de Brassens et de Brel, la plupart des chanteurs que tu cites, à l'exception d'Annie Cordy, de Petula Clark (que Glenn Gould plaçait très haut !), Henri Salvador (époque Zorro). D'Adamo également, ou de Gainsbourg, tu ne cites ni l'un ni l'autre.

   L'extrait de Face au Portail du Temps correspond tout à fait à ce que j'écrivais (sur ce passage de Tournures de l'Utopie).

   C'est vertigineux de penser que "sans la présence du visage humain, la pulsion d'apparaître inhumain est alors elle aussi effacée". Ca m'a rappelé le Pitre de Théodore de Banville -- non, ce n'était pas ce titre... Tu sais, ce poème avec trampoline, justement ?

   Je ne peux rien te dire de Prévert. J'aime beaucoup Barbara, comme chanson. J'aime bien ses textes chantés. J'ai bien aimé, à l'école communale, Pour faire le portrait d'un oiseau (c'était quelques mois avant Le Dormeur du val).

    Quand j'avais quatorze ans, jusqu'à dix-sept ans je dirais, Prévert était très populaire chez les jeunes. On voyait Paroles en Livre de Poche dans pas mal de maisons (et pas grand chose d'autre, c'était souvent le seul livre de poésie permis). J'ai lu ce livre avec curiosité, un certain plaisir... Puis je m'en suis éloigné.

   Bien à toi, devant le Portail du Temps !

Ivar

 

 

 

 

 

 Ciel Bleu

 

 

 Cher Boris,

                       ciel bleu sur Amiens, pas un nuage, un peu de vent, juste pour que les arbres dans les jardins se donnent de l'air, se donnent des airs, pointant le nez au zénith et frissonnant comme des marquises.

     Je m'aperçois tout-à-coup que le mot "zénith" continue le mot "nez".

     (…)

     Que 2022 ouvre une grande perspective devant toi,

Ivar

(Les pages sur le théâtre balinais dans Le Théâtre et son double, relues dans la nuit, très excitantes)