Salut à vous Ivar,

 

 

 

 

 

Je vous envoie dans quelques jours des improvisations en désordre à propos de plusieurs peintres (Van Gogh, Cézanne, Manet…). En attendant je vous adresse une méditation Claudel-Truffaut.

 

 

 

Je n’ai jamais lu Claudel avec bonheur ni même avec attention. J’ai toujours ressenti une antipathie spontanée à son encontre, son aspect porc emphatique trop propre pour être honnête et trop honoré pour être admirable, cette sorte de grandeur au regard sournois m’a toujours déplu.

 

 

 

Il y a en effet une outrecuidance incorrecte chez Claudel, une emphase un peu couinante, une emphase aux orteils écrasés, une emphase qui se marche elle-même sur les pieds. Il y a une sorte de claudication d’ailes chez Claudel. Dans Lyres, Ponge l’a aussi comparé à une tortue. « Et sans doute se croit-il une cathédrale, et porter toute la sculpterie judéo-chrétienne sur son dos, Mais ce n’est, dieu merci qu’une grosse tortue, un dolmen, De beaucoup plus ancienne -et païenne- justification. » Claudel serait ainsi semblable à une grosse tortue tonitruante dotée d’ailes claudicantes.   

 

 

 

Il est malgré tout évident que Claudel dispose d’un système sensoriel assez prodigieux, aussi ample que minutieux. Claudel c’est du Rimbaud déployé. Là ou Rimbaud condense par ellipses, Claudel déplie et déploie ses cascades de plumes de paon un peu embourbées, ses cascades d’ailes pécheresses et empêchées. (Même si Claudel a toujours pensé être l’héritier littéraire de Rimbaud, j’ai l’impression qu’il était tout autant sinon plus le clone tardif de Hugo, son clone ultra cabotin. Claudel est un cabotin de la louange.)

 

 

 

Ma connaissance de Claudel est donc très parcellaire. J‘ai lu des extraits des Cinq Grandes Odes. Il y a par exemple des phrases intéressantes dans Les Cinq Grandes Odes à propos de l’enjambement. « Descendant, montant jusqu’au ciel, descendant jusque dans l’Enfer, Comme celui qui assurant un pied sur le sol logique avance l’autre en une ferme enjambée. Et comme quand en automne on marche dans des flaques de petits oiseaux, Les ombres et les images par tourbillons s’élèvent sous ton pas suscitateur ! » et d’autres aussi à propos de la liberté « Que  m’importe la porte ouverte, si je n’ai la clef ? Ma liberté, si je n’en suis le propre maitre ? (…) Délivrez-moi de moi-même. Je suis libre, délivrez- moi de la liberté ! » J’ai lu Les Cent Phrases pour Eventail que j’ai étudié en détail à l’université et dont il ne me reste aucun souvenir, l’intégralité de L’Art Poétique qui m’avait intéressé sans me plaire et dont il me reste un souvenir bizarrement bergsonien, des bribes de Connaissance de l’Est dont il me reste un souvenir de maintien, de densité, d’ennui aussi. Du Claudel chrétien, je n’ai quasiment rien lu, ni les pièces célèbres, ni les exégèses bibliques de la fin.

 

 

 

Celui qui parvient à donner à sentir la magnificence un peu glauque de Claudel, c’est Alain Cuny. Je me souviens que dans le film (médiocre) de Bruno Nuytten sur Camille Claudel(avec Isabelle Adjani),  il y a malgré tout une assez bonne scène de repas, proche de celle du Van Gogh de Pialat, où Cuny dit des extraits de Tête d’Or. A un instant Cuny dit une phrase que je n’ai jamais retrouvée dans le texte, il parle d’un pont de vaches. Je ne sais pas si Claudel a inventé cette phrase ou si je l’ai rêvée. Cependant cette phrase est restée incrustée à l’intérieur de ma mémoire. Et ainsi pour moi Claudel, c’est d’abord ça, l’inventeur de cette formule, un pont de vaches.

 

 

 

A propos de popaul, Bachelard avait déjà noté l’aspect urétral de la rhétorique de Claudel. « « Connaissant ma propre quantité, c’est moi, je tire, j’appelle sur toutes mes racines, le Gange, le Mississippi, l’épaisse touffe de l’Orénoque, le long fil du Rhin, le Nil avec sa double vessie…» Ainsi, va l’abondance…Dans les légendes populaires, innombrables sont les fleuves qui proviennent de la miction d’un géant. » (L’Eau et les Rêves). Ainsi Claudel aurait tendance à faire déclamer popaul comme vache qui pisse.

 

 

 

Et puis il y a aussi sa très bizarre épitaphe à la fois espiègle, démente, hérétique et même blasphématoire. « Ici reposent les restes et la semence de Paul Claudel. » Cette épitaphe  évoque l’image d’une pourriture germinative qui attend en paix à l’intérieur du tombeau. Il faut beaucoup d’audace pour faire graver une telle phrase sur sa tombe. Selon P. Sollers, l’audace de la phrase est de faire la distinction entre le corps et la semence. « Voilà donc un type qui à force de prières, de concentration, de ruminations, toujours sous forme rythmique et liturgique, a eu le culot - je crois que c’est la seule fois qu’on l’a fait dans l’histoire de l’humanité- d’avertir qu’il se faisait enterrer avec sa semence. Il a distingué sa semence de son corps. C’est d’une lucidité sexuelle remarquable. On peut difficilement être plus précis. Poker ! » Soit. J’ai malgré tout plutôt le sentiment que l’audace de la phrase est d’accomplir la distinction entre la pourriture et le sperme par l’utilisation du et. Claudel évoque ainsi le repos du corps comme forme de partage de la pourriture et du sperme à la grâce du et, à la grâce du et en dehors de l’être. (« Substituer le Et au Est. (…) Le Et comme extra-être, inter-être (…). Penser avec Et, au lieu de penser Est, de penser pour Est. » Deleuze.) C’est pourquoi aussi ce n’est pas me semble-t-il un hasard si la tombe de Claudel a été profanée en 1980. La profanation fut sans doute une sorte de ratification a contrario de la provocation de l’épitaphe même.

 

 

 

 

 

J’ai comme vous le sentiment que Tirez sur le Pianiste est le film le plus libre de Truffaut. Il y a une désinvolture étonnante dans ce film, un art de la digression à la Diderot. Comme vous le dites, c’est en effet une balade, une flânerie. Truffaut est un flâneur, un flâneur des structures, des pensées et des sentiments. Ou encore un dragueur : ce qui est surprenant dans le film, c’est que Truffaut ne raconte pas une histoire, il drague un récit, il séduit une narration, c’est à dire il la détourne presque à chaque instant de son chemin. Tirez sur le Pianiste est un grand film de séducteur, séduction au sens presque métaphysique que Baudrillard a donné à ce mot. « La séduction … est ce qui dévoie, ce qui détourne de la voie, ce qui fait rentrer le réel dans le grand jeu des simulacres, ce qui fait apparaitre et disparaitre. Elle pourrait presque être le signe d’une réversibilité originelle des choses. On pourrait soutenir qu’avant d’avoir été produit, le monde a été séduit, qu’il n’existe, comme toutes choses et nous-mêmes, que d’être séduit. … Ce qu’il faut substituer au péché originel, ce n’est ni le salut final, ni l’innocence, c’est la séduction originelle. » (Le récit sinueux de La Sirène du Mississippi produit aussi parfois les mêmes effets, avec moins d’insouciance et de brusquerie cependant.)

 

 

 

Quant à l’idée d’un parallélisme Claudel-Truffaut, je dois dire que j’ai un peu de difficulté à y voir autre chose qu’une farce douteuse. A priori en effet, les films de Truffaut ne semblent avoir aucune relation avec une vision chrétienne du monde (beaucoup moins par exemple que l’œuvre d’Hitchcock que Truffaut admirait). Et pourtant. Truffaut a été éduqué par André Bazin, théoricien chrétien du cinéma. Il y avait chez Bazin une sorte de vision religieuse de l’enregistrement mécanique de la réalité au cinéma. Bazin avait ainsi une conception curieuse du cinéma comme révélation quasi christique de la réalité. Pour Bazin l’image de cinéma était comparable à celle de l’empreinte du corps du Christ sur le linge de Véronique, la réalité était identique à un corps du Christ dont l’image s’imprimait de façon  miraculeuse sur la pellicule. (« Par la vertu d’une mécanique impassible, la photographie ne crée pas comme l’art de l’éternité, elle embaume le temps, elle le soustrait seulement à sa propre corruption. (…) signalons seulement que le Saint Suaire de Turin réalise la synthèse de la relique et dela photographie. »)

 

 

 

Et pourtant. La scène entre Aznavour et sa femme avant son suicide est une scène de confession (aux accents bergmaniens), de confession d’un péché, péché de la femme empoisonnée. Dans une scène précédente, Aznavour dit au cafetier « Faut pas avoir peur des femmes, elles ne sont pas empoisonnées. » et celui-ci lui répond « On voit bien que vous n’en pensez pas un mot. » (Ce cafetier serait un diable dérisoire, un démon insignifiant. Dans la scène de la délation, il est filmé à la façon d’une entité trifide ; audace de Truffaut qui annonce des procédés de séparation d’écran à la Brian de Palma.) Le malheur d’Aznavour  c’est qu’il a tendance à se confesser à ses ennemis (le cafetier, l’impresario) et à ne pas se confesser à celles qu’il aime, à sa première femme avant son suicide (« Parle, dis-lui quelquechose, ne la laisse pas toute seule. ») ou à Marie Dubois dans la rue.

 

 

 

Et pourtant encore. La première scène de la discussion du frère d’Aznavour avec le passant dans la rue est elle aussi une confession. « Cela fait du bien parfois de vider son sac comme ça avec un inconnu. » dit le passant. (La scène est d’ailleurs superbe. Le passant porte un paquet recouvert de papier bristol et ce bruit du papier bristol s’interpose sans cesse dans le dialogue, il redouble le défaut de prononciation du passant qui zozote un peu). Dans Tirez sur le Pianiste, ce qui remplace ainsi le prêtre, c’est l‘homme ou la femme que nous croisons sur notre passage et de même ce qui remplace la croix, c’est le croisement des chemins, le carrefour de la circulation. C’est d’ailleurs aussi lorsqu’Aznavour, Marie Dubois et les gangsters se trouvent à un carrefour qu’ils rient ensemble d’une plaisanterie d’Aznavour qui comme le Christ cite alors une parole de son père « Mon père disait au sujet des femmes « Quand on en a vu une, on les a toutes vues. » (Un peu plus tard l’un des gangsters citera lui aussi un précepte moral de son père « Quand quelqu’un sonne à ta porte, attends-toi à ce que ce soit un assassin, comme ça si c’est un voleur, tu auras moins peur. ») Le film suggérerait cependant ainsi qu’il y a une ressemblance ridicule entre les femmes, une ressemblance ridicule des femmes qui n’est révélée et dite, qu’à la croisée des chemins, comme si à l’intersection en croix des trottoirs toutes les femmes étaient identiques à la fois à la Vierge Marie et à Marie Madeleine.

 

 

 

Dans la scène de la discussion avec les gangsters dans la voiture, le personnage interprété par D. Boulanger explique que lorsqu’il voit une femme pour la première fois, il tombe instantanément amoureux d’elle, il veut aussitôt lui faire des enfants et que ce n’est qu’ensuite quand cette femme parle, que cet amour disparait pour être remplacé par le désir sexuel. Le film suggère ainsi que l’homme confond d’abord la femme qu’il aime avec la Vierge Marie avant de la désirer ensuite comme Marie Madeleine. Comme si la femme comme image était la Vierge de l’amour et la femme comme corps parlant était une invitation au péché. (À cet instant Marie Dubois s’exclame moqueuse « Jolie mentalité ! »)

Dans la première scène de la discussion avec le passant dans la rue, l’homme dit encore ceci en bafouillant un peu « A Paris, on trouve beaucoup plus de vierges que dans n‘importe quelle autre ville. » Et il ajoute « Mais comprenez-moi bien, ce n’est pas pour cela que je l’ai épousée. »  Le passant explique aussi qu’il est tombé amoureux de sa femme le jour de la naissance de leur premier enfant, comme si la nativité était la révélation même de l’amour.

Le sujet crypto-catholique de Tirez sur le Pianiste serait peut-être celui du mariage, du mariage avec une femme à la fois vierge et non-vierge (« Ah j’aimerais bien être marié moi-aussi. » dit le frère d’Aznavour au passant dans la rue et le passant lui rétorque « Vous avez dit ça comme si vous le pensiez - Ah je le pense vraiment. ») Ou encore celui de l’homme qui ne parvient pas sauver la Vierge Marie avec laquelle il s’est marié, qui pour l’aider à être reconnu comme artiste s’est changée une fois en Marie Madeleine. (Cette figure de Vierge Marie qui devient Marie Madeleine par amour est aussi celle de Breaking the Waves de Lars von Trier.) Dans la scène du suicide de la femme d’Aznavour par défenestration, il est remarquable que la camera ne montre pas tout de suite le corps de la femme écrasé sur le trottoir, la caméra (identique alors à la vision subjective du personnage) ne cherche pas d’abord le corps de la femme par terre, elle le cherche d’abord dans le ciel comme si Aznavour pensait que le corps de sa femme comme celui de la Vierge Marie s’était envolé par assomption miraculeuse. 

 

 

 

Une des scènes les plus étonnantes du film me semble celle de l’apologie de la femme pure pendant la bagarre mortelle dans l’arrière-cour entre Aznavour et le cafetier. « La femme est pure, délicate, fragile. La femme est suprême, la femme est magique. » dit le cafetier à Aznavour à l’instant même où il l’étrangle. Ce mélange d’un discours idéalisant et d’un acte meurtrier a un aspect stupéfiant, comme si Truffaut indiquait ainsi que le désir d’idéaliser la femme était rigoureusement équivalent au désir de tuer un homme. (Cependant cette idée d’une dignité de la femme reste une idée ambiguë dans le film. Aznavour la reprend un peu plus tard après avoir allumé sa cigarette au gaz de la cuisinière et avoir confessé les attitudes banales de son désir. « Quand je tombais sur une fille digne et pure qui baissait les yeux, j’avais honte. »)

 

 

 

Le film de Truffaut serait ainsi une forme d’improvisation, une relecture diderotienne des figures de la Vierge Marie et de Marie Madeleine. Comment draguer la Vierge Marie Madeleine, comment séduire la Vierge Marie Madeleine ? Tel serait le problème à la fois diderotien et chrétien de Truffaut.  Comment séduire la Vierge Marie Madeleine, c’est à dire non pas comment coucher avec elle mais plutôt comment parler avec elle. En effet, dans le film ce qui pour Aznavour est difficile, ce n’est pas de faire l’amour avec les femmes, c’est plutôt de parler avec les femmes. Et de même dans la voiture le gangster s’exclame « Dès que je vois une femme pour la première fois, c’est le coup de foudre, je l’aime ma parole ! » et son exclamation peut alors être entendue dans un sens implicite. Comment aimer sa parole, comment à la fois aimer une femme et aimer adresser sa parole à une femme, c’est à dire comment aimer sa parole en présence même de la femme aimée, tel serait le dilemme du timide. Dans son livre Le Plaisir des Yeux, Truffaut écrit ceci au sujet d’Aznavour « Ce qui m’a frappé en lui ? La fragilité, la vulnérabilité et cette silhouette à la fois humble et gracieuse qui fait penser à saint François d’Assise. » Si comme le pense Truffaut, Aznavour évoque ainsi saint François (à savoir son propre prénom), alors le sens du film devient différent. Tirez sur le Pianiste ne raconte plus l’histoire d’un artiste raté, il raconte plutôt l’histoire d’un avatar de Truffaut homme timide autrement dit saint raté.

 

 

 

La scène où Aznavour et Marie Dubois marchent l’un à côté de l’autre dans la rue le soir est émouvante. Aznavour n’ose pas lui parler et pense en voix-off  qu’elle est une fille digne qui ne rit pas pour rien, qui rit uniquement quand c’est vraiment drôle, pensée en voix-off à l’instant même interrompue par le rire de Marie Dubois qui précisément rit de sa timidité.  Magnifique plan qui montre le corps d’une femme qui rit de la pensée d’un homme, corps d’une femme qui rit de la pensée d’un homme par amour.

 

 

 

Comment parler à la femme aimée ? Il est révélateur que dans la scène de lit après la seule fois où Aznavour et Marie Dubois font l’amour, à chacune des phrases de Marie Dubois, Aznavour ne répond pas. « A quoi tu pensais quand nous marchions dans la rue ensemble hier soir ?... Est-ce que je t’ai plu tout de suite ?... Même la phrase « Tu te rappelles le soir où tu m’as dit ? » reste sans réponse. Au lieu des réponses attendues d’Aznavour, Truffaut multiplie les ellipses et les fondus au blanc qui littéralement préfigurent la mort de Marie Dubois dans la neige.

 

 

 

Dans la scène du petit déjeuner partagé entre Aznavour et Marie Dubois, elle lui dit « Je vais te réveiller, tu vas redevenir Edouard Saroyan. » Malgré tout pendant la fusillade dans la neige quand elle court et l’appelle pour le rejoindre, elle ne l’appelle pas Edouard, elle l’appelle encore Charlie. Et c’est peut-être aussi pour cela qu’elle meurt, elle meurt parce qu’à cet instant d’extrême danger elle ne l’aime pas assez pour l’appeler spontanément par son prénom d’artiste. 

 

 

 

Dans sa présentation du film au Cinéma de Minuit, le critique Claude-Jean Philippe a indiqué qu’une image qui se trouvait dans le roman de Goodis avait incité Truffaut à adapter le livre, celle d’une voiture qui descend  une route en pente dans la neige, sans le moindre bruit, le moteur éteint. (« Et le reste a suivi. » aurait dit Truffaut). Etrangement cette image ne se trouve pas dans le film, ce qui dans le film descend une pente de neige en silence c’est le corps mort de Lena.

 

 

 

La fin du film auprès de la maison dans la neige est à la fois maladroite et subtile. Bizarrement des années plus tard Truffaut a réutilisé le même lieu et le même paysage de neige à la fin de La Sirène du Mississippi (Belmondo et Deneuve s’éloignent dans la neige en se tenant par la main). Par cette réutilisation d’un même lieu dans deux films différents, Truffaut a peut-être essayé d’accomplir avec un lieu ce que Balzac avait accompli avec des personnages dans La Comédie Humaine. Je n’ai jamais su pourquoi Truffaut avait choisi de faire rimer ainsi ces deux films, malgré tout cela me plait.

 

 

 

J’aime beaucoup aussi la scène qui montre une jeune musicienne sortir dans le couloir après une audition qui semble avoir été ratée. Elle marche dans le couloir pendant que nous entendons les (superbes) premiers accords joués au piano par Aznavour, elle a l’air à la fois déçue de ne pas avoir réussi son audition et admirative de ce qu’elle entend à l’instant, elle semble à la fois déçue de ne pas être considérée comme une artiste et malgré tout encore admirative de l’existence même de l’art. Truffaut filme cette jeune femme beaucoup plus longtemps que cela n’est utile à l’intelligibilité de la scène, il filme même la sortie de la jeune femme au dehors dans une cour d’immeubles. C’est un plan presque gratuit et beau par sa gratuité même. Ce plan révèle ainsi la beauté gratuite des femmes, la beauté gratuite des femmes à l’intérieur du temps et de l’espace. (Pendant la dernière scène du film dans le café, Truffaut s’attardera sur la jeune serveuse qui essuie les verres exactement de la même manière.) Cette manière de filmer de belles figurantes comme si elles étaient des stars est caractéristique de la vision du monde de Truffaut pour qui la simple présence d’une belle femme à l’intérieur d’un plan est toujours déjà féerique. (A propos de Catherine Deneuve Truffaut disait par exemple ceci « Belle, Catherine Deneuve l’est en effet à tel point qu’un film dont elle est l’héroïne pourrait presque se passer de raconter une histoire. Je suis convaincu que le spectateur trouve son bonheur, simplement à regarder Catherine. ») Et aussi au détour d’un plan, la splendeur des seins de Michèle Mercier.

 

 

 

Dans sa présentation du film, Claude-Jean Philippe parle aussi à propos de Truffaut « d’un mélange de timidité et de malice, d’autorité et de vulnérabilité, de sagesse apparente et de folie secrète. ». Je trouve que c’est bien vu et bien dit. Ce qui est surprenant dans le caractère de Truffaut c’est cette alliance de souplesse et de droiture, de dilettantisme et de frigidité, son élégance de libertin délicat et inhibé.

 

 

 

Dans une interview à la télévision, Truffaut a une fois fait l’éloge de l’hypocrisie plutôt que de la sincérité (éloge affublé d’un grand sourire). Truffaut y relie l’hypocrisie au tact, qu’il considère comme la plus haute des vertus. « Moi je ne suis pas absolument sincère, j’aime assez l’hypocrisie. J’aime bien le mélange, j’aime beaucoup le mélange de sincérité et d’hypocrisie. L’hypocrisie, c‘est le tact. Par exemple, je connais des gens sincères qui sont invivables. Le critère de la franchise absolue n’est pas un critère pour moi. Je mets le tact au-dessus de tout. Quelqu’un qui ne dit ce qu’il pense qu’au moment où il pense qu’il faut le dire, c’est pour moi une plus grande valeur que quelqu’un qui dit toujours ce qu’il pense. Je crois qu’il y a des heures où on ne doit pas dire ce qu’on pense et des gens à qui on ne doit pas dire ce qu’on pense et des pensées qu’on doit cacher. »

 

 

 

Il y a en effet une forme de tact extraordinaire dans l’œuvre de Truffaut, le tact du une seule chose à la fois, le tact du une seule chose à la fois dans le plus grand des désordres, du une seule chose à la fois à l’intérieur même de l‘anarchie. (Le cinéaste américain J. Mac Tiernan avait noté cette caractéristique de Truffaut dans un entretien aux Cahiers du Cinéma « C’est ce que j’aime particulièrement dans La Nuit Américaine de Truffaut, qui semble si simple, droit et honnête dans sa progression, et qui fonctionne selon cette logique : une seule chose à la fois. »)

 

 

 

Tirez sur le Pianiste serait ainsi peut-être un film au sujet de la pudeur, de la dignité et du tact. Cette dignité, ce tact ressemble à quelquechose comme un accord de piano, la résonnance indiscutable d’un accord de piano, que cet accord de piano soit joué aussi bien dans une salle de concert, dans une pièce qui reste invisible au fond d’un couloir ou dans un bistrot pendant que les autres employés font le ménage. La dignité du tact ressemblerait aussi à une rime de gestes, celle de toucher la joue d’une femme à l’instant où elle vous dit « Tu me diras quand ce sera fini. » et plus tard, trop tard, presque le même geste très vite dans la neige pour essayer d’enlever le sang d’une blessure légère sur son visage glacé, après sa mort. Le tact n’est pas quelquechose qui appartient au langage ou au silence, c’est plutôt le geste de tenir en équilibre entre le langage et le silence, le geste d’accorder le langage au silence, d’accorder le langage au silence avec le désarroi de ses mains, d’accorder le langage au silence à l’extrémité hésitante et désespérée de ses doigts, quelquechose aussi enfin qui pleure à l’orée du regard à l’instant de toucher le clavier d’un piano comme la joue d’une femme perdue.

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                     A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

au sec... (comme dans les bulles)

 

 

 

Cher Boris,

 

j’ai grand honte.

 

Suite à une mauvaise manœuvre (supposé-je, car je n’ai rien compris), j’ai effacé une partie des documents reçus récemment. Parmi eux, ce que vous dites de Claudel, Paul, et de François Truffaut (je n’avais rapproché leurs noms que pour montrer qu’ils n’avaient rien en commun). Je suis allé voir dans la corbeille 1 : rien (ce qui paraît indiquer que je n’ai pas actionné la fonction « Supprimer ») ; et dans la corbeille 2 : rien. Je me contente donc de n’y rien piger.

 

Est-ce que (j’ai grand honte, oui, grand honte) je peux vous demander de me renvoyer ce texte que j’ai lu, mais rapidement, me réservant alors pour plus tard une lecture plus approfondie ?

 

Quand me parlerez-vous de Tristan Corbière, Rapsodie du sourd, Litanie du sommeil...?

 

Et de Ducasse !? (j’en frémis d’avance).

 

Salutations vespérales,

 

Ivar

 

Pouvez-vous me renvoyer aussi, par internet, votre poème de Jean-Pierre Léaud ?

 

Remerciements anticipés.