Cher Boris,
(…)
Je t’envoie deux curiosités : un poème en picard et un récit de rêve, mars et décembre 2011 (je n’ai pas ton mépris des dates*), tapés pour une revue qui se prépare.
Toujours rien écrit.
Bien amicalement à toi,
Ch’Vavar
* Tu as écrit sur le sujet ?
Salut Ivar,
As-tu vu P’tit Quinquin de Bruno Dumont sur Arte hier ? Il me semble que tu devrais essayer de rencontrer ce grand cinéaste. Vous auriez sans aucun doute beaucoup de choses à vous dire. Le paysage, le trou du cul, Bernanos, Claudel et peut-être même Heidegger (Dumont a été professeur de philosophie). Oh la jeune fille debout à l’arrière de la bicyclette, quelle magnifique figure mythologique, cela ressemble à une centauresse à l’envers.
Étrangement à propos du mépris des dates, E. Chevillard m’a fait la même remarque que toi.
(c'est exprès que tu ne dates pas les lettres ?) Et je lui ai alors répondu ceci.
A propos de l’aspect non daté des lettres, c’est en
effet volontaire. (Je ne sais pas si tu t’en souviens) je suis allé très loin dans l’attitude inverse, puisqu’à une époque je m’amusais à dater presque chaque phrase. La première version de A Oui
(…) était ainsi scandée par des listes sibyllines de dates avant chaque suite aléatoire d’aphorismes. Et puis après la dernière réécriture de A Oui, j’ai soudain quasiment oublié les dates. La
chronologie a disparu et les événements de mon existence ont commencé à s’inscrire à l’intérieur du blanc du temps. (C’est aussi une manière d’essayer de ruser très naïvement avec le Christ.
Parce qu’il me semble qu’avec le Christ, la seule ruse qui reste c’est l’extrême naïveté.)
A Bientôt Boris
OUI, j’ai regardé “P’tit Quinquin”, dont les images me poursuivent ! Je voulais justement te poser la question du cinéma de Bruno Dumont. Je me demandais ce que tu en dirais, si MEME TOI pouvais en dire quelque chose !
Je sais bien, pour le blanc du temps. Mais je m’accroche encore aux dates. Je ne les lâche pas. Elles me lâchent, elles, et ainsi me montrent la voie.
Salut fraternel,
Ivar
(…)
Salut Ivar,
Remarques à propos de P’tit Quinquin de B. Dumont.
J’ai le sentiment que la forme du cinéma de Dumont qui restera à jamais, c’est celle du regard humain face au paysage. Il me semble que les plus beaux de ces regards se trouvent dans les films Flandres et Hors Satan. (Le regard de P’tit Quinquin devant le tas de fumier à la lisière de la ferme est aussi étonnant.) Dumont montre ainsi toujours d’abord le regard de la chair humaine et seulement ensuite le paysage ainsi regardé. Dans le cinéma de Dumont le regard humain et le paysage apparaissent toujours comme une forme de face à face. « Le destin c’est à dire ce qui fait face » Rilke (citation de mémoire). Dans le cinéma de Dumont le regard humain apparait ainsi destiné au paysage. Pour Dumont le regard humain ne parvient jamais à envelopper et à dominer (s’approprier) la simple présence du paysage, le regard humain a uniquement le pouvoir de l’affronter, de s’y confronter. Dans le cinéma de Dumont, les hommes et les femmes contemplent le paysage avec un étrange entêtement, c’est une contemplation entêtée, abrupte comme entêtée.
Il y a ainsi un équilibre prodigieux des plans dans les films de Dumont, une gravitation géologique et parfois même archéologique du regard.
Il me semble aussi que le problème du tournoiement est très important dans P’tit Quinquin. Le commandant de gendarmerie utilise souvent l’expression « ça tourne dans ce coin-là » et dans la voiture sur le parking du restaurant il dit aussi que l’immensité de la mer lui donne le tournis. Il y a enfin surtout le personnage de l’oncle dément qui presque à chaque fois qu’il apparait tourne sur lui-même, dans la cour de la ferme d’abord et ensuite dans la clairière la nuit. Comment transformer le regard tournoyant en contemplation de face, j’ai le sentiment que c’est l’enjeu à la fois sensoriel et théologique du film de Dumont.
C’est pourquoi il me semble aussi révélateur que Dumont pendant la scène de la kermesse nocturne choisisse de montrer la silhouette de la chanteuse de profil devant le paysage. C’est comme si pour Dumont se tenir de profil à l’intérieur du paysage était la forme d’une condamnation à mort. Dans le cinéma de Dumont sont condamnées à mort les figures humaines qui ne parviennent pas à affronter le paysage de face.
Il est d’ailleurs remarquable que le film s’achève précisément à l’instant où l’oncle dément parvient enfin à regarder le paysage de face. Et s’il y parvient c’est aussi parce qu’alors il n’est pas seul à le regarder ainsi. L’oncle dément parvient à regarder ce paysage de face précisément à l’instant où P’tit Quinquin regarde lui-aussi le paysage de face. Il est cependant aussi à noter qu’à l’instant où P’tit Quinquin regarde le paysage de face, il tient dans ses bras son amie Eve qui elle-même ne regarde pas le paysage, qui alors tourne le dos au paysage.
Ainsi, ce que le film sacrifie c’est le regard d’Eve, le regard d’Eve face au paysage. En effet dans les films de Dumont la femme seule ne regarde presque jamais le paysage (ce serait cependant à vérifier, il y aurait peut-être des contre-exemples dans Flandres ou Hors Satan). Ce qui regarde le paysage seul de face c’est toujours l’homme. Et la femme ne regarde le paysage que quand elle se tient en compagnie amoureuse de l’homme.
Je ne sais pas exactement quel est le sens de la fin du film. Et cela simplement parce que cette fin est mystérieuse. Dumont sait magnifiquement montrer la forme du mystère en dehors du sens. A la fin à l’instant où les hommes contemplent ensemble de face le mal invisible qui hante le paysage, Eve tourne donc le dos au paysage pour pleurer sa sœur morte. R. Munier remarque quelque part que nous oublions souvent qu’Adam n’a jamais été un enfant. Je trouve cette remarque extraordinaire. Reste à savoir cependant si Eve elle a été une enfant.
L’hérésie du film de Dumont ce serait (entre autre) de nous raconter l’histoire d’Eve enfant, l’histoire d’une Eve qui a une sœur, une sœur qui meurt dévorée par les cochons, par des cochons qu’elle a qui sait essayé de séduire avec son chant de sirène, avec sa chanson pop qui ressemble au son stylisé d’une sirène d’alarme. (Cette figure de la sirène se retrouve aussi dans la majorette assassinée sur la plage. Dumont mélangerait ainsi un peu n’importe comment Adam et Eve et l’Odyssée.)
Cette attitude de tourner le dos ou de se retourner revient donc très souvent dans le film. Dans la scène de la découverte du deuxième cadavre à l’intérieur de la vache sur la plage, le commandant pendant que son lieutenant adjoint découpe la vache à la tronçonneuse préfère tourner le dos en attendant que cela soit fini et regarde alors la camera de face, abruti de désarroi. De même aussi, le commandant et son adjoint lorsqu’ils parlent dans leur voiture de gendarmerie se retournent très étrangement sur leur siège pour regarder derrière eux et parler alors face à la camera. Étrange dispositif, comme si les personnages devaient obligatoirement se retourner sur leur assise, se retourner sur leur séant pour pouvoir parler du mal. « Il y a du bienséant et du malséant. Il est aussi à nous le malséant. Il faut le voir, le porter. » (Interview de B. Dumont) Il est remarquable que Dumont utilise ce mot pourtant rare « malséant » que tu utilises si souvent. Ce qui intéresse ainsi Dumont comme toi, c’est l’assise du mal, l’assise anale du mal. (A ce propos encore le plan extrêmement pictural où Dumont montre à contre-jour les chiottes à proximité d’un abreuvoir est incroyablement proche de ton monde imaginaire.)
J’ai le sentiment que ce qu’essaie de montrer Dumont dans ce film c’est la contigüité spatiale du bien et du mal, c’est la contiguïté spatiale des figures du bien et des figures du mal, comme la contiguïté spatiale du rire et de la tragédie. Dumont montre comment les figures du bien et les figures du mal se tiennent présentes de manière contiguë à l’intérieur d’un seul et même espace, le seul et même espace du paysage. Dumont montre comment les figures du bien et les figures du mal partagent l’espace du monde. Dumont montre ainsi la contiguïté spatiale des figures burlesque du bien et des figures tragiques du mal comme celle des figures burlesques du mal et des figures tragiques du bien. (Selon Dumont P’tit Quinquin est simplement la version burlesque de Hors Satan. Et en effet le truc d’âme de P’tit Quinquin c’est de transformer les gestes de prières de Hors Satan en gags hébétés.)
« Ce qui m’a le plus surpris, c’est ce côtoiement. On n’a pas l’habitude de passer de l’hypernoir à l’hyperdrôle. On sait ce que c’est le drame, le drôle, mais drôle et dramatique juste derrière, c’est une sensation assez nouvelle. Biologiquement, je trouve ça étonnant. »
« En même temps que le commandant fait des roulades, il y a un gamin qui va mourir. Et quand le commandant porte le cadavre dans ses bras, alors qu’on a ri avec lui à peine une minute avant… cela rentre dans des endroits du cœur par derrière… on est train de découvrir l’appareillage de notre sensibilité, et on voit qu’il y a là des circuits assez bizarres. » (Interview de Dumont). Le burlesque serait ainsi une manière d’enculer le cœur, une manière de sodomiser l’absurdité du cœur, le démon d’absurdité du cœur.
La valeur théologique du film c’est aussi que la vision que les personnages ont du mal n’est précisément pas celle du cinéaste. Ce serait l’aspect d’ailleurs kubrickien et peut-être même hitchcockien de Dumont. Le commandant développe par exemple cette idée selon laquelle le diable (« le diable en personne ») intervient parmi l’univers des hommes non pas afin de susciter le chaos mais plutôt pour mettre de l’ordre. Selon le commandant, le diable exterminateur intervient pour mettre de l’ordre dans le chaos de dépravation de l’humanité. En cela, pour le commandant, le diable exterminateur n’est pas si différent de la gendarmerie. « Sans nous, ce serait le bordel. ». Ainsi du point de vue éberlué du commandant, le diable serait une sorte de gendarme radical, de gendarme qui saurait se faire parfaitement obéir à travers l’acte du meurtre.
Dans la scène où la voiture roule devant le défilé de majorettes, le commandant dit aussi à son adjoint que le diable les regarde de là-haut. Cela supposerait qu’il aurait une sorte de transcendance du diable. C’est pourquoi l’enquête policière du film n’est pas seulement un alibi du scénario, c’est aussi une façon pour Dumont d’indiquer que ce que les personnages adultes pensent venir d’en haut s’explique aussi autrement lorsque qu’un enfant curieux découvre les passages souterrains du paysage, les passages secrets de l’histoire du paysage. Dumont retrouve alors la vision proposée par les films de Straub, vision selon laquelle chaque paysage serait hanté par les spectres des massacres de l’histoire, par « la pyramide des morts qui obsède la terre » pour reprendre une formule de Char (le plan d’un graffiti de croix gammée sur les murs du bunker par exemple le rappelle). Dumont suggère ainsi que le paysage qu’il filme est hanté par les fantômes d’autres peuples, le peuple anglais qui vient y manger des crustacés en les jetant par-dessus son épaule puis s’en va en prétendant que son comportement est « under control » (la scène hilarante du restaurant mériterait d’ailleurs une exégèse quasi biblique de ses dialogues), le peuple flamand (?) qui le traverse en touriste à bicyclette et le peuple allemand enfin qui y a combattu dans les bunkers.
Il y aussi cette scène où Dumont montre le commandant à l’église scruter avec la même attention ahurie les rangées d’êtres humains et la dernière rangée de banc vide. Magnifique façon qu’a ainsi Dumont d’indiquer que le coupable du crime, ce seraient à la fois les rangées indistinctes des êtres humains et la rangée de l’absence même des hommes.
Le portrait du commandant dans les Cahiers du Cinéma (par Vincent Malausa ou Philippe Tessé je ne sais) est excellent. « Van der Weydenn, hurluberlu surgi d’on ne sait où, à la présence flottante, à la démarche de pantin fou (jambes tendues de militaire en parade, doigts écartés au bout d’une paire de bras rigides de vieux robot), le visage balayé de tics et de convulsions (joues gonflées d’où s’échappe en marmonnement la voix de Jacques Balutin, pupilles folles comme aspergées de gaz lacrymogène) – que des dérèglements qui font de lui moins un corps qu’un amas de mimiques incohérentes et disloquées tenant plus ou moins debout en une molle et permanente ébullition. » Je trouve l’acteur qui joue le commandant de gendarmerie prodigieux. C’est un mélange de Michel Simon et de Groucho Marx (avec aussi en effet des bidouilleries bizarroïdes à la Jacques Balutin).
La manière qu’il a par exemple de poser les mains à plat et de tapoter sur la carrosserie de la voiture devant la porte du hangar quand il attend le rapport du vétérinaire est fabuleuse. Le commandant a d’ailleurs exactement ce même geste de poser les mains à plat plus tard avec les chevaux. C’est comme si le commandant ne faisait pas de différence entre un véhicule animal et un véhicule machinique. Il compare aussi spontanément le corps des femmes aux corps des chevaux (corps l’un comme l’autre dit-il « à poils ») et de même spontanément la silhouette d’une moto à l’arrêt et la silhouette d’une femme. La manière du commandant de dire son émotion devant la beauté du corps de femmes est d’ailleurs très drôle. Le commandant répète souvent cette phrase « C’est une belle femme. » (à propos de la cheftaine des majorettes et aussi de la mère de P’tit Quinquin). Le commandant utilise en effet très souvent les mêmes phrases quand il s’exclame. « Gendarmerie nationale. C’est quoi c’bordel. Il me faut la tête. Bon, allez, on y va. C’est une belle femme. » Et ces phrases exclamatives répétées forment ainsi une constellation à la fois burlesque et émouvante.
Il y a aussi un aspect beckettien dans le duo du commandant et du lieutenant adjoint. L’expression que le commandant utilise sans cesse « Bon on y va » rappelle celle des personnages d’En Attendant Godot « On y va. On ne peut pas. C’est vrai on attend Godot. » (citation de mémoire). Le film de Dumont ressemble aussi parfois par son utilisation du marmonnement marmoréen (si j’ose dire) au film de Passe-Montagne de J. F Stévenin.
La manière qu’a P’tit Quinquin de jeter son vélo par terre à chaque fois qu’il revient à la ferme est très belle. Il y a aussi un plan superbe du vélo qui apparait comme crucifié sur le sol au milieu de la cour, démantibulé comme un Christ de Mantegna, comme si le vélo était une sorte d’outil christique, de véhicule christique. La manière qu’a le commandant de reposer ensuite paisiblement le vélo en équilibre auprès d’un mur est aussi magnifique. Dumont invente à cet instant une sorte de déposition (de pietà) avec une bicyclette.
J’aime aussi beaucoup la scène où l’organiste joue la chanson pop de la sœur d’Eve à l’intérieur de l’église. Il commence par la jouer d’abord comme à vide afin de réveiller peu à peu le souffle de l’orgue. C’est comme si il essayait ainsi de réanimer la chanson pop par une forme de respiration artificielle sublime afin de lui donner une puissance métaphysique grandiose. (Et d’ailleurs pour être franc, cette chansonnette idiote de la jeune fille a pour moi autant de beauté et d’intensité que la composition de Bach à la fin du film.)
Superbe scène aussi où le grand-père et la grand-mère mettent la table en jetant avec une brutalité désinvolte les assiettes, les couverts et les verres sur la table de la cuisine, manière de dresser la table tant bien que mal, de dresser la table comme une voilure titubante contre les vents et marées de leur humeur même. Le grand-père et la grand-mère démettent ainsi la table n’importe comment. P’tit Quinquin est un très grand film de la transformation du rituel en n’importe quoi. La scène de la messe est d’ailleurs extraordinaire pour cela. Ce n’est même pas une parodie, ce n’est pas un blasphème, c’est simplement un jeu puéril. Dumont filme des corps humains qui jouent à la messe et même qui jouent à la fois au cinéma et à la messe. C’est pourquoi Dumont garde effrontément à l’image les sourires des acteurs qui s’amusent du n’importe quoi de leur jeu. Les acteurs alors n’interprètent pas des prêtres (si j’ose dire) ils jouent à un rituel religieux en rigolant. (A cet instant le cinéma de Dumont n’est pas si loin de celui de J. Rouch ou de J. Rozier.) C’est comme si Dumont posait alors implicitement le problème de savoir lequel du rituel du jeu enfantin ou du rituel religieux était le plus intense et le plus nécessaire à l’humanité. En cela Dumont révèle implicitement ce problème : existe-il un rituel du n’importe quoi ? (problème par lequel étrangement Dumont retrouve Tarkos.) Cependant aussi la suite des gags de la cérémonie mortuaire à l’église n’a une telle force que parce qu’elle apparait sans cesse scandée par le contre-champ inquiétant du visage du mari de la femme assassinée.
Superbe densité du plan de la porte de l’étable de Monsieur Lebleu. Dumont montre la porte de l’étable de manière mythologique. Porte de l’étable exactement semblable à la porte même de la mort, porte de l’étable dont l’encadrement resplendit bizarrement comme une lame de guillotine.
Et aussi les lancers de bâtons simultanés des majorettes devant le cercueil (qui reste invisible), lancers de bâtons eux-mêmes presque invisibles. Ils sont entendus plutôt que vus, indiqués par amplification sonore (procédé très proche du cinéma de David Lynch). Bâtons de majorettes qui à cet instant bruissent comme des ailes d’anges.
Le plan de la vache suspendue à l’hélicoptère évoque aussi celui du Christ promené en hélicoptère au-dessus de Rome dans La Dolce Vita de Fellini. Evidemment le film fait aussi penser à Mouchette de Bresson (la scène des autos tamponneuses) et à L’Evangile selon Saint Matthieu de Pasolini, la scène de la sœur d’Eve parmi les cochons et la scène de la visite des grands-parents à la ferme des voisins (à chaque fois avec la musique de Bach).
(…)
A Bientôt Boris
Cher Boris,
merci pour les pages sur P’tit Quinquin. Elles m’ont donné envie de revoir tout de suite le feuilleton : je n’ai pas ton œil et beaucoup de choses m’ont échappé !
Le chant de la jeune fille est extraordinaire. Voilà le type de chanson sur lequel on juge les candidats dans les concours comme “Star Academy”, “The Voice”, etc. (tous avec un nom anglo-saxon). Chansons vulgaires et prostituées : ici chacun doit montrer son ORGANE, son riche organe (“elle a un riche organe”), exhiber sa glotte comme un vagin, et glapir comme dans le jouir (qui est aussi une souffrance)... Seulement, dans le cas de cette jeune fille, ça n’est plus une chanson, mais un CHANT. Un chant de mort. – Sexe et mort, mort atroce, d’où la fraternité entre cette jeune fille et les cochons (sa carnation, dans la scène de la barrière où elle comprend tout à coup qu’elle a tué le garçon noir, est la carnation même de porcs qu’on voit derrière elle, et qu’elle va tout de suite caresser et embraser). Fraternité qui ira jusqu’au sacrifice. Cette chanson est extrêmement importante dans le film : le sacrifice en fait un chant, et l’organiste pourra la reprendre à l’église.
La musique, le silence, les sons. Quand le commandant va pisser et entre dans cette sorte de cabane à l’entrée de la ferme, dès qu’il a refermé la porte sur lui... on met quelque seconde à comprendre qu’il ne se passe rien, et alors on voit l’extraordinaire évidence du lieu, du moment, et tout à coup on ENTEND le gloussement des poules.
Les animaux. Les animaux et les hommes. Quand on retrouve la majorette sur la plage, ce corps exhibé, le commandant : “Alors, Carpentier, elle n’est pas v’nue là toute seule COMME UNE MOULE SUR SON ROCHER !?” Corps comme “inhumain”, mais qui retrouve brusquement son humanité par l’intermédiaire de la moule !
Film bernanosien : ne pas oublier que Bernanos lui-même a détourné – peut-être ce n’est pas le mot adéquat – détourné un genre, celui du roman policier, dans “Un Crime”.
A bientôt,
Ivar
Cher Boris,
je t’adresse cette nouvelle “pensionnaire” de l’asile Cadavre grand.
Avec toute mon amitié,
Ivar
CANDYCE VANDEWELDE
Née à Lille en 1979, Candyce Lassalle fut élevée par ses grands-parents mater-nels dans une ferme de Capinghem, aux portes de la métropole du Nord. Grande lectrice dès son plus jeune âge, considérée pour cette raison, et quelques autres, comme au moins « bizarre », par le village, elle fut plusieurs années durant cais-sière dans un supermarché de Loos, avant d’épouser, en 2002, Guy – dit Guido – Vandewelde, ancien commandant de gendarmerie reconverti dans l’élevage bio (porcs, vaches laitières, volaille, et même chevaux d’attelage). Mariage d’amour, en dépit de la différence d’âge (vingt-huit ans et demi).
Candyce écrit depuis son enfance, mais n’a encore publié que quelques poèmes, dans les revues de Nadège Fagoo et d’Annie Wallois. Guido (lui-même est peintre et sculpteur) l’a beaucoup encouragée à le faire.
I. Ch’V.
Les vaches
Quand les vaches volent leur tête pend toujours un peu
entre leurs jambes de devant, comme si elles étaient toujours un peu
passives, et même complètement passives, comme si
elles étaient « sujettes » au vol comme à un accès, et même
emportées, sans qu’elles l’aient voulu, sans que ça ait dépendu d’elles
qu’elles volent, que des ailes
leur aient poussé, grandes transparentes ailes irisées
indépendantes d’elles (vaches), et qui décident de tout le vol,
sa hauteur, sa durée et sa direction. — Mais les vaches,
les grandes vaches, aiment quand cela les prend,
elles n’attendent que cela, elles apprécient vraiment.
Leurs trayons se rétractent, leur queue reste toute dressée —
et les mille insectes qui les harcelaient les ont alors abandonnées.
Majorette
Quand j’étais majorette je ne me connaissais que trop,
et pourtant j’ignorais tout de ce que j’étais devenue (moi)
tout le temps de cette métamorphose. Ce que je connaissais trop
c’était la majorette que je voyais comme avec des yeux étrangers
et qui étaient pourtant les miens, du moins
c’était mon regard qui filtrait entre d’odieuses paupières,
piquantes, gonflées et rougies, et moi j’étais
cette majorette, j’étais livrée complètement sans défense
à la cruauté d’être cette majorette, j’étais comme
une crudité dans sa vinaigrette, sous le regard de tous,
sous l’azur tendu. Sous mes yeux même, mes cuisses nues
étaient une vision intolérable, ma chair se tendait avec
une couleur sale, lumineuse et sale, lumineusement sale.
Voilà ce que je connaissais trop, d’être sur le fil de ce couteau,
d’un côté moi, Candyce de tous les jours, amère, renfermée,
et de l’autre pas moi, mais moi aussi, acide et exhibée, et c’était
le fil de ce couteau que je ne connaissais que trop.
La lame était la même d’un côté et de l’autre : ce côté-ci
était le pur reflet de cet autre côté : le monde entier
se construisait sur le fil même de ce couteau, il prenait part
à ce reflet (la majorette s’engluait dans le reflet) et quand ce fil
jetait un éclat –
je me reconnaissais alors comme absolument étrangère à moi.
L’étable
Je suis devant la porte de l’étable, une porte de bois
grossière et mal équarrie, mal montée,
comme engoncée sur ses gonds. C’est dans la lumière
de l’après-midi que je me tiens, je plisse les yeux
sous la lumière et à fixer longtemps ce quadrilatère de bois
passé au coaltar, une matinée à des décennies d’ici —
carré qui bouche l’entrée de l’étable obscure, qui la ferme
malgré tout solidement, et s’oppose aveuglément
à son bâillement puant. — Mais tout à coup c’est comme si
tout s’était inversé (je ne sais si ça s’est passé) je serais
dans la nuit fermée, longue et étroite, couloir tout noir,
là où coule, toute à sa paix de purin, la couleur noire.
Je regarderais cette porte noire en train de rayonner
sans lumière et de bourdonner juste sous le son
de ce qui ne s’est pas encore fait entendre : et je saurais
(je sais) que derrière cette porte il m’attend,
plissant ses petits yeux vicieux larmoyants, il m’attend,
il me savoure
déjà et se « lèche les babines » de moi — le soleil !
le soleil comble de lumière, bourré de lumière, farci
de lumière, le soleil qui du plus léger attouchement
de son bedon, oui, de l’effleurement de plume de la
lumière énorme qui l’habite et l’exorbite me tuera.
Le chant
Quand je chante et que vite j’ai cette suée
(on m’a dit : n’ouvre pas si grand les yeux et
ne les serre pas si fort non plus) quand je chante je sais
ce que sait la prostituée. Quand je chante, je sais
que tous regardent le trou que ma bouche fait
comme si c’était le trou de mon … (On m’a dit : tu as
un riche organe, tout de suite j’ai su, j’en ai sué,
ce que ça pouvait signifier — pour les yeux de tous)
(Ouvre tout grand ton trou, montre la muqueuse
du trou de ta bouche, montre ta luette qui bouge
comme si tu montrais ton … qui monte, descend, qui
tressaille !
Tiens-toi devant tous, hommes, bêtes, les arbres,
les nuages. Si tu veux qu’on croit ta voix, montre-toi
toute crue, monte à cru le cheval de ta voix,
serre ta voix entre tes cuisses — à la briser —
monte avec ta voix jusqu’à la croix
où toute écartelée elle craquera, où elle nous claquera
— et nous ferons le geste — entre les doigts.)
Salut Ivar,
La transposition est superbe, évidemment. Tu devrais essayer d’envoyer ce texte à Bruno Dumont.
Dans l’interview des Cahiers du Cinéma B. Dumont indique que la figure de la chanteuse a été inspirée par un film de Im Kwon-Taek intitulé La Chanteuse de Pansori.
Il me semble aussi que le feuilleton Twin Peaks de David Lynch pourrait t’intéresser (ainsi d’ailleurs que le film dérivé du feuilleton Twin Peaks, Fire Walk With Me). Cela évoque là encore une enquête policière burlesque autour d’une jeune fille sacrifiée. Ce qui diffère c’est malgré tout le paysage (et la civilisation).
A Bientôt Boris
Cher Boris,
la mort de Marie Dubois, comme toi sûrement, m’a touché. Apercevoir son visage, aux informations, dans quelques plans de “Tirer sur le pianiste”... on peut être endurci, encroûté, je n’ai pas pu le supporter. Je pensais revoir le film, qu’Arte programmait en hommage, mais j’ai renoncé.
Je relis encore une fois tes notes sur “P’tit Quinquin”... Dumont, je peux le revoir, parce qu’il y a une dureté qui le permet – mais dureté n’est pas le mot, non. Il est d’ailleurs bien difficile de mettre des mots sur ce qu’on ressent devant les plans et les séquences de Dumont. Tu le fais pourtant :
“Comment transformer le regard tournoyant en contemplation de face, j’ai le sentiment que c’est l’enjeu à la fois sensoriel et théologique du film.”
“Dumont sait magnifiquement montrer la forme du mystère en dehors du sens.”
“J’ai le sentiment que ce qu’essaie de montrer Dumont dans ce film c’est la contigüité spatiale du bien et du mal, c’est la contigüité spatiale des figures du bien et du mal, comme la contigüité spatiale du rire et de la tragédie.”
Etc.
Monde bernanosien. – Monde que j’ai connu, plus particulièrement dans le village qu’habitaient mes grands-parents maternels, Buire-le-Sec. Ce village, je pouvais le voir à la fois de l’extérieur : j’y venais en visite, et ni ma grand-mère ni mon grand-père n’en étaient originaires ; et il me paraissait si différent à la fois de Berck, déjà une ville, et de Wailly, où je vivais, commune proche mais bien moins rude. Et je pouvais le voir aussi de l’intérieur, je veux dire : comme depuis le fond de moi-même, parce que je savais (et à quinze ou seize ans j’en étais déjà tout à fait conscient) que c’était là que je m’approchais le plus de MON monde. – Mais Audresselles, le village de “P’tit Quinquin”, que je ne connais pas, t’ai-je dit déjà que c’est là que vivait ch’ratayon d’min ratayon, l’arrière-grand-père de mon arrière-grand-père (je n’ai pu remonter plus haut la lignée des Ivart), garçon-meunier ? Il est parti de là, s’est installé dans les terres, à Landrethun-le-Nord, carrier. Il y a fait souche, au début du XIXe siècle. Un de ses arrière-petits-fils, Henri Polycarpe (!) est descendu plus au sud, Wailly-Beaucamp, où il fut cocher du château de Mont-Ruflet, puis à Berck, où il vendait du sable, passant dans les rues avec une carriole tirée par un âne. Mais j’ai dû t’écrire cela déjà, pardon de me répéter !
Candyce Vandewelde... J’ai jeté cela sur le papier très vite, faute de temps, faute de la disponibilité d’esprit nécessaire. Et je n’en suis guère satisfait (je ne suis content que du prénom Candyce !). Bien sûr c’est un hommage, un peu déjeté, à Bruno Dumont. Mais il me fallait quelques femmes auteurs, assez frappées, pour la troisième version (demandée par l’éditeur) de “Cadavre grand ”. Je voulais la parité hommes/femmes ! Dans la seconde édition, j’avais quarante-sept hommes et il me manquait une bonne dizaine de femmes. J’en voulais quarante-six : échouer d’un point à réaliser la parité, pour pouvoir mettre une note penaude, de l’éditeur et des auteurs, reconnaissant leur échec et s’en excusant : la meilleure façon, certainement, de répondre à l’accusation de misogynie sur laquelle s’était fondé le CNL pour refuser sa subvention à la deuxième édition ! – Pourvu que je ne t’ai pas déjà raconté cela aussi...
J’espère que tu vas bien. Nous pourrons peut-être nous voir cet hiver ?
Amicalement,
Ivar