Cher Boris, je t'adresse ci-dessous deux pages du livre de Radovan Ivsic sur Breton (Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien tout, Gallimard , 2015). Livre de souvenirs... Ivsic était à Saint-Cirq-Lapopie avec Breton quand celui-ci a eu la crise cardiaque qui devait l'emporter (ou c'était peut-être une attaque, je ne sais plus). Breton un peu remis, on l'embarque dans une ambulance pour le ramener à Paris. Ivsic l'accompagne et c'est lui qui recueillera les dernières paroles de Breton : " Quelles sont les véritables dimensions de Lautréamont ?"

    J'ai pensé que cette déclaration énigmatique t'intéresserait et pourrait t'inciter à écrire une nouvelle méditation sur Lautréamont (en rapport ou non avec Breton).

   Fraternellement,

Ivar

 

 

 

 

 

 

 

Salut Ivar,

 

 

Je dirais volontiers qu’il n’y a pas de dimensions pour Lautréamont. En effet, l’écriture de Lautréamont détruit précisément les dimensions (les dits-mentions). L’écriture de Lautréamont détruit les mentions du dire. Et cela simplement parce que Lautréamont parvient à affirmer l’écriture comme espace-temps, comme espace-temps absolu, comme espace-temps absolu en dehors de la vie et de la mort.

 

Il y a ce propos ces phrases de Lautréamont que je trouve extraordinaires, quand bien même elles restent presque impossibles à intégrer, presque impossible à incarner. « Quand, avec les plus grandes difficultés, on parvint à m’apprendre à parler, c’était seulement, après avoir lu sur une feuille ce que quelqu’un écrivait. »  « J’écrirai mes pensées avec ordre, par un dessein sans confusion (…) La première venue sera la conséquence des autres. C’est le véritable ordre. Il marque mon objet par le désordre calligraphique. »

 

Je considère à ce propos que l’enjeu majeur de l’écriture de Lautréamont c’est celui de l’incarnation du verbe. Ce que cherche Lautréamont c’est une manière d’incarner le verbe qui apparaisse malgré tout distincte de celle du Christ. Ce qui me plait beaucoup chez Lautréamont, c’est qu’à la différence de Nietzsche ou d’Artaud, Lautréamont ne jalouse pas le Christ. Lautréamont préfère prendre le Christ de haut (si j’ose dire) : son geste génial qui avait tant impressionné Léon Bloy de ne jamais nommer le Christ. Lautréamont préfère ainsi mépriser souverainement le Christ. En effet, pour Lautréamont le Christ manque d’audace. Le Christ n’incarne que l’humanité du verbe. Ce qu’essaie Lautréamont, c’est surtout d’incarner l’inhumanité du verbe. L’écriture de Lautréamont montre d’abord précisément cela. Pour Lautréamont, le verbe ne vient pas l’homme, le verbe vient des pierres, des arbres et des animaux. Pour Lautréamont, le verbe apparait provoqué par la démesure de la violence entre les animaux et qui sait même par la démesure de la violence entre les pierres, les arbres et les animaux.

 

 

J’ai relu il y a quelque mois le Lautréamont et Sade de Maurice Blanchot. Je pense que c’est ce qui a été écrit à la fois de plus ample et de plus précis à propos de Lautréamont. J’hésite un peu à te conseiller cette lecture parce que la distance entre Blanchot et toi est gigantesque. Je ne suis donc pas certain que ce livre soit pour toi lisible. J’hasarde malgré tout cette hypothèse.

 

(…)  

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt                    Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

                  tu t'en rappelles peut-être, je m'étais étonné que dans ton premier texte sur Lautréamont, tu n'aies pas parlé de l'espace.

   Mais l'espace, ce n'est pas les dimensions. Je reste surpris que Breton ait choisi ce mot.

   "Lautréamont parvient à affirmer l'écriture comme espace-temps, comme espace-temps absolu, comme espace-temps absolu en dehors de la vie et de la mort."

   C'est vrai pour d'autres.

   "l'enjeu majeur de l'écriture de Lautréamont c'est celui de l'incarnation du verbe"... "Pour Lautréamont, le verbe ne vient pas de l'homme, le verbe vient des pierres, des arbres et des animaux. Pour Lautréamont, le verbe apparaît provoqué par la démesure de la violence entre les animaux et qui sait même par la démesure de la violence entre les pierres, les arbres et les animaux".

   Mais le verbe passe par l'homme, s'il le dépasse. Ne revient-il pas à l'homme, même complètement dépassé, d'incarner le verbe ? Le Christ est homme, ce pourquoi il est au bout du chemin dépassé et abandonné. L'homme est en charge du verbe et de l'être, qu'il devra porter jusqu'au bout.

   "Le verbe vient des pierres, des arbres et des animaux", mais ne viendrait-il pas aussi des dimensions, qui vont nécessairement à la démesure, à l'excès, à la violence ?

   J'ai relu récemment L'Espace littéraire de Blanchot, que je n'avais pas rouvert depuis cinquante ans. Relu, c'est beaucoup dire, je me suis embourbé dans le livre, je l'ai attaqué de plusieurs côtés, cherchant une piste... Au bout d'une dizaine de jours j'ai renoncé.

   J'avais lu le Lautréamont et Sade et je l'aurais bien relu. Mais... livre prêté, jamais rendu.

   En ce moment, je suis avec Don Quichotte, après Moby Dick. Il me semble que l'espace a plus de présence dans le premier que dans le second livre. Pas seulement le lieu (ce qui serait normal), mais l'espace.

(...)

   Salut fraternel,

Ivar