Salut Ivar,

 

 

J’ai été stupéfait par l’attentat de soi-disant écologistes envers les Tournesols de Van Gogh. De prétendus écologistes choisissent donc de salir l’œuvre du peintre qui donne à sentir avec le plus d’intensité la présence des arbres et des fleurs. Comment expliquer cela ? Sans doute parce qu’à notre époque la peinture n’existe plus. Ou plutôt la peinture n’est plus qu’une image parmi d’autres, une image de l’information universelle. Que l’œuvre de Van Gogh puisse être pour des hommes qui sont nos contemporains un signe de l’abjection capitaliste, je trouve cela quasiment incompréhensible. Cela contredit la globalité de mes hypothèses d’évaluation esthétique et éthique. Je pense qu’il est ainsi important d’essayer de comprendre pourquoi.

 

 

En marge du documentaire à propos de Pasolini que tu m’avais indiqué, je t’envoie aussi ces phrases de J. Baudrillard (que j’avais déjà adressées à Alexandre Prieux et Mathieu Jung).

 

« On a affaire aujourd’hui à un autre type de révolution que les révolutions historiques qui nous ont précédées - une révolution véritablement anthropologique : celle d’une perfection  automatique de l’appareil technique et d’une disqualification de l’homme, dont il n’a même plus conscience. Au stade hégémonique de la technique, qui est celui de la puissance mondiale, l’homme perd non seulement la liberté, mais l’imagination de lui-même. Il se retrouve dans un chômage qui dépasse de loin celui du travail, un chômage mental et existentiel, par substitution de cette machinerie qui le domine. » « Stade ultime d’un monde  qu’on a renoncé à interpréter, à penser ou à imaginer, pour le réaliser, pour l’instrumentaliser  objectivement. (…) C’est un monde qui n’a plus besoin de nous. Le meilleur des mondes n’a plus besoin de nous. (…) Dessaisissement de l’homme et de sa liberté. Disqualification de l’homme au profit d’un automatisme, d’un transfert massif de décision sur l’appareil de calcul informatique. Capitulation symbolique, défaite de la volonté, beaucoup plus grave que n’importe quelle défaillance physique. » « Là où ne fonctionnent plus ni le contrat  traditionnel, ni le pacte symbolique ni l’universel, ni le particulier, se noue brutalement une forme qui a tout d’un complot, au sens où tout le monde en est involontairement complice - mais dont le partage ne repose sur rien, sur aucune valeur, sinon celle d’une autodéfense délirante, répondant à une perte d’immunité totale de l’imaginaire. Car, en fait, le virus est une « cosa mentale », et si la contagion peut être aussi foudroyante, c’est que les immunités mentales, les défenses symboliques sont depuis longtemps perdues. C’est sur cette liquidation  que peut s’installer un espace panique, dont fait partie à un autre titre, tout le système  informatique mondial, système de réseaux et de diffusion instantanée - un espace non-euclidien, là aussi, où toutes les contre-mesures rationnelles, préventives, prophylactiques se retournent presque automatiquement contre elles-mêmes par leur excès même. La sécurité elle-même devient le meilleur medium de la terreur. »  J. Baudrillard,  L’Agonie de la Puissance.  

 

 

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt                    Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Entièrement d'accord avec la première et la seconde partie de ton courriel.

 

J'ai été moi-même tétanisé par la nouvelle que des écologistes s'en prenaient à des toiles de Monet et de Van Gogh, les deux peintres qui plus que n'importe quels autres nous ont rapproché de la nature et de l'être -- et ce pour "défendre la nature"... Dans ma grande naïveté, je n'avais jamais imaginé que les écolos (dont je pressentais pourtant les limites) pouvaient rester complètement fermés devant ces toiles. Mais comme tu dis : la peinture n'existe plus. Pas plus que la poésie, le cinéma ou quoi que ce soit.

 

   Nous ne sommes  pas dans la décadence, mais dans le renversement même de l'aventure humaine. 

 

   A cela, Baudrillard donne des éléments d'explication peut-être insuffisants, mais qui sont de toute façon d'une grande justesse. 

 

   Bien à toi,

 

Ivar