Salut Ivar,
Je t’envoie cet extrait de texte à propos de Jean Dubuffet.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
je te remercie pour tes envois, le Monde, l’Electricité et Dubuffet ; je n’ai pu encore que ciller dessus, faute de temps. Si ! j’ai lu l’Electricité, pardon ! et avec ébahissement, certes, mais il faut que j’y retourne : on n’est jamais sûr d’avoir bien lu, quelque ébahissement qu’on y mît, et tout ce que je peux dire c’est que je suis totalement d’accord avec ce texte. Evidemment, ça ne « veut » rien « dire », puisque tout ce que tu écris est aussitôt vrai.
Je me réveille (16 h.) d’un rêve grandiose, je n’en avais jamais fait de pareil. Dans la veine burlesque de Bruno Dumont. A la fin, je suis tombé droit devant moi DE RIRE, dans l’herbe ; je me suis vautré dans l’herbe d’un vert incroyable en pleurant de rire ! Je crois que c’est tout simplement la première fois que je ris en rêve. Les scènes étaient inénarrables, les couleurs, les formes, énormes. Mais il y avait une pointe, ou plutôt un coin, oui – non, plutôt un plan biais, qui venait obliquement dans le rêve, en noir et blanc, style années 20 – et qui était quelque peu funèbre. Une chanson très triste était diffusée, chantée par une femme, jeune, dont on voyait, sur la surface oblique du plan – et en « gros » plan – un détail du visage : œil (khôl), la bouche, une frange noire. Passage de ces éléments en boucle, comme glissant sur le plan, et passage également en boucle d’une phrase de la chanson, très étirée, outrée dans son mouvement mélodique (excuse l’à-peu-près de mon vocabulaire) : « Un monstre de lucidité se forme en (dormant ? un verbe au p. présent) sur sa bouche ». Les phonèmes étaient étranges... je comprenais que ça n’était pas dû qu’à leur allongement, ce que j’avais cru d’abord... j’ai compris, oui, que la chanteuse avait un accent – anglais – que l’allongement laminait presque complètement, au contraire... mais on le repérait dans la voyelle finale de « lucidité », pas é, mais è-è-ï... Et ça donnait : « Un mMon...on...on...sss...tre de....luciditèèï / se fforme en (dormant ?) sur sa.... bbou...ou...tche ». Oui !
Ce rêve m’a guéri de douleurs stomacales qui me tenaient depuis deux jours.
Je t’envoie, pièce jointe, deux articles de mon ami Alain Chevrier sur des recoins de l’Album zutique (c’est un grand maniaque, psychiatre, d’ailleurs, de profession). Je les trouve fort réjouissants – dirai-je pour ne pas m’engager et, surtout, pour ne pas influencer ta lecture.
Salut fraternel,
Ivar
Cher Boris,
je ne suis pas encore revenu à l’Electricité, faute d’en être encore revenu – mais je relirai vite. Dubuffet, je n’aime pas sa peinture. Le tien est un grouillement qui se grouille mais n’arrive pas à être extrême, n’a pas à être extrême, n’a pas à voir l’extrême, par exemple dans l’infini. Alors tu poses (...) – où d’ailleurs le rôle des parenthèses n’est pas si évident.
Quant à Tu Sauf, je n’ai fait que m’en laisser survoler. J’ai vu de sacrées choses déjà passer. Mais j’attends du temps. Et en attendant, je n’arrive pas à penser la forme, ou rythme (je ne sais pas) : ces blancs, ces blancs considérables... Pourrais-tu m’en dire quelque chose ?
Par ici, pas grand chose. Plus de cent-cinquante pages seulement écrites d’un « poème-document », et il en reste à vue de nez quatre-vingt ou cent... J’écris par petits blocs, quand l’occasion se présente d’écrire. J’ai commencé en mars ou en juin (je ne sais déjà plus). Je prends des “documents” dans un stock que j’ai, et je les coule dans une forme en les ajustant (ça s’appelle Ajustements). Et en ajustant je cherche à pousser le vers un peu dans la vérité*. Avec le vers vient ma tête, qui regarde. C’est assez difficile à expliquer comme cela. – Et comme ce sont des documents intimes (lettres, notes, citations, poèmes de moi et d’autres, chansons, récits de rêves...), c’est voué au tiroir. – Mais je t’en ai peut-être déjà parlé.
Bien amicalement à toi,
Ivar
* Je dis LE vers parce qu’il n’y en a qu’un. J’ai mis plusieurs décennies à m’en apercevoir. « Ah! que le vers est solitaire ! »
Salut Ivar,
La mise en page automatique du mail modifie la composition de Tu Sauf. Cela développe de façon outrancière les espacements.
J’essaierai de t’envoyer une fois encore l’intégralité de Tu Sauf en pièce jointe afin que tu parviennes ainsi à lire la forme exacte du texte. (La forme de Tu Sauf apparait absolument semblable à celle de A Oui.)
A Bientôt Boris
Ne t’inquiète pas : pour pouvoir lire Tu Sauf, je l’ai transféré sur un dossier word que j’ai ouvert, et je l’ai réduit les blancs, je suis arrivé à peu près aux espacements de À Oui. C’est sûr que ça prend un peu de temps, mais ça n’est pas grave : je me demandais seulement si je pouvais le faire, si ces blancs immenses n’étaient pas voulus.
À bientôt !
Ch’V.
Salut Ivar,
J’ai envoyé un ensemble de textes extraits de La Posture des Choses (Chaise, Table, Papier) à Charles-Mézence Briseul. Cela lui plait. Il va essayer de l’éditer.
J’ai aussi l’intention de créer bientôt une maison d’édition afin de présenter A Oui. J’hésite encore entre deux noms, les Editions du Vide Paradoxal ou les Editions du Vide Immédiat.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
Briseul est l’éditeur auxquels nous pensions, Laurent et moi, pour À Oui. Il publie pas mal de choses étranges, comme les hautes divagations de ce Jules Hermann (pièce jointe). Je suis donc très heureux qu’il te publie.
Ed. du Vide Paradoxal, ou éd. du Vide Immédiat ? Je pencherai plutôt pour la seconde option. Peut-être à tort, je trouve que “vide paradoxal” ça va de soi, enfin... je veux dire tout le monde a compris que le vide était paradoxal, non ? Ou c’est une idée que je me fais ? Par contre, “vide immédiat”... ça interroge et ça inquiète.
Je travaille atrocement en ce moment, pour un résultat fort décevant, trois pages en quatre jours, chaque matin je reprends ce que j’ai écrit la veille et je le réécris. Ma femme est en Russie depuis samedi, elle rentre mardi prochain. Quand elle sera de retour je devrai arrêter, car il me faut maintenant l’absolue solitude pour travailler – même le chat me gêne ! Et il me reste 110 pages à faire (sur environ 250), justement les plus difficiles.
J’ai mis tes derniers envois de Tu Sauf en attente pour le moment.
Salut fraternel,
Ivar
Salut Ivar,
Je t’envoie Rhapsodie avec Ivar Ch’Vavar et Arno Schmidt.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
plus on colle de mises à jour, etc. sur mon ordinateur, plus il est lent et plus il déconne, et ces derniers temps ça devient problématique.
Je ne peux plus transférer Tu Sauf, et j’en ai perdu des parties. A cause de ton logiciel qui crée des espaces énormes, le transfert sur des dossiers lisibles est vraiment trop long et trop aléatoire. J’en étais à Tu Sauf 5. (…)
Est-ce que tu pourras me renvoyer la rhapsodie ? Excuse-moi, avant même d’avoir eu le temps de la lire, je l’ai perdue. Ma femme reçoit un courrier électronique professionnel qu’on n’arrive même pas à trier dans les temps ! Et quand on supprime un élément, souvent les éléments voisins sont supprimés aussi, même dans la corbeille, enfin, c’est la panique.
Je viens de perdre deux heures avec ça et ça m’a foutu en rage à cause de mon poème en cours, auquel je ne peux pas consacrer le temps nécessaire (je ne peux écrire que quand je suis seul dans la maison et Dominique rentre de Russie mardi, je pensais écrire 80 pages pendant son absence et j’en ai écrit moins de 20. Je ne répondais pas au téléphone... mais j’aurais dû également m’interdire l’internet).
Salut et à bientôt,
Ivar
Salut Ivar,
Je t’envoie une dernière fois les extraits de Tu Sauf (005 à 010).
Un conseil. N’essaie pas d’accomplir des transferts de dossiers. Utilise plutôt simplement le copier-coller, même si c’est plus lent c’est aussi plus efficace.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
j’ai déjà ces dossiers, mais merci quand même. Je les transfère (si c’est le mot) par copié-collé, effectivement, sur de nouveaux dossiers word que je crée, et où je peux ramener les espacements à leur taille normale (ceux, tu me l’as dit, de À Oui), autrement ça n’est pas lisible. Il y a une variable dans ces espacements, que je respecte.
Seulement, c’est un travail extrêmement long, surtout quand on ne dispose pas de beaucoup de temps. Et j’ai encore Tu Sauf 8, 9 et 10 à rentrer. Du coup, je ne lis qu’en passant, quand ça me démange trop. Je préfère avoir tout le texte prêt avant de me lancer.
Merci pour la rhapsodie. Je pense que c’est un « genre », ou pourrait l’être – un genre nouveau donc, et j’aimerais bien que tu en parles un peu (je dis « un peu », mais ça peut être dix pages ou vingt, comme je te connais !). Oui, j’aimerais assez te lire dans ce genre d’exercice. – J’espère que je ne dis pas une énormité !
(Est-ce que tu as écrit encore d’autres rhapsodies ?)
Je t’ai dit déjà combien j’ai été galvanisé par Electricité. Par contre, je me suis englué et embourbé dans ton Dubuffet. Il est vrai qu’en dehors de son ouverture à l’art brut, Dubuffet n’est pas le genre de créateur qui me passionne. Ceci explique peut-être cela.
Je travaille beaucoup en ce moment, je crée un genre nouveau moi aussi, le poème-document. C’est extrêmement difficile, ingrat... et douloureux aussi, vu les matériaux que je recycle. L’expérience de la justification est poussée à ses limites dans ce travail-là.
Et je reçois le quatrième jeu d’épreuves (vocabulaire désuet : la 4e maquette) de Cadavre grand, à corriger. C’est énorme et je me brûle les yeux avec ce truc.
J’ai relu Huysmans, trente-cinq ans après une première lecture intégrale de son œuvre, et je te prie de croire que ça n’a pris une ride. À Rebours est finalement le livre le moins intéressant, avec pourtant de très belles réussites (le « voyage à Londres » !). C’est En rade que je mets le plus haut, en dépit de deux ou trois récits de rêves qui me laissent une impression mitigée.
Je voudrais relire enfin Etre et Temps, c’est là ma plus grande impatience ! Mais je suis vraiment trop tiraillé tous ces temps-ci.
J’espère que tu vas bien.
Amicalement,
Ivar
Salut Ivar,
J’accorde beaucoup d’importance au texte à propos de l’électricité. J’ai en effet le sentiment d’avoir découvert là quelque chose de quasi scientifique. C’est pourquoi j’aimerais savoir un jour quand tu seras plus disponible ce que tu en penses avec précision.
Quant à ce que tu dis à propos du texte sur Dubuffet,
un grouillement qui se grouille mais n’arrive pas à être extrême,
c’est parfaitement exact. Disons qu’il y a parfois quelques trouvailles mais l’ensemble a un aspect un peu forcé. Pour ce qui est de l’impression d’engluement, c’était cependant délibéré, je souhaitais ainsi suggérer cette sorte d’empâtement protéiforme, de placenta plâtreux ou encore de bourbe mirobolante de la peinture de Dubuffet.
Il y a maintenant plusieurs années que j’ai l’intention de relire Huysmans. Comme toi, En Rade est le livre de Huysmans que je préfère. La juxtaposition de situations quotidiennes les plus grotesques et de la rêverie la plus libre y est étonnante. Je serais donc moins intransigeant que toi à propos des rêves. Je trouve par exemple le rêve lunaire très beau. « A perte de vue, une mer furieuse roulait des vagues hautes comme des cathédrales et muettes. Partout des cataractes de bave caillée, des avalanches pétrifiée de flots, des torrents de clameurs aphones, toute une exaspération de tempête tassée, anesthésiée d’un geste. » J’ai toujours été intrigué par Huysmans, par la nonchalance austère de sa syntaxe et la frénésie à la fois raffinée et luxuriante de son vocabulaire. (Il y a aussi évidemment un lien entre Huysmans et le surréalisme. Sais-tu si Breton en a parlé quelque part ?)
Pierre Jourde a écrit à propos de Huysmans des pages critiques remarquables dans son livre L’Alcool du Silence. Jourde évoque d’ailleurs aussi le grouillement à propos d’A Rebours. « Le corps du roman se dissout en grouillements de thèmes, les thèmes en grouillement de pierres précieuses, de plantes, de livres, et chacune de ses unités est elle même menacée de dissolution… » « A Rebours apparait ainsi comme une liste vertigineuse, un tourbillon de collections passées en revue, abandonnées, une paradoxale fuite vers la substance simple, vers l’unité de la monade, à travers une accumulation de bazar. »
En refeuilletant le livre de P. Jourde j’ai aussi retrouvé ces phrases. « Dans la pantomime donc, le mime, le clown, le bouffon, le pierrot, affecte de ne plus se comporter comme s’il était libre, mais comme s’il dépendait d’une instance (en lui ou hors de lui) qui le manipulerait. C’est à dire qu’à la fois ses actes ont l’inattendu des actes libres, mais cet inattendu se donne aussi comme l’effet de quelque chose qui a envahi sa liberté, pour en faire, paradoxalement un instrument. » Cette description du mime vaudrait d’ailleurs aussi pour celle du médium.
J’ai en effet écrit d’autres rhapsodies. J’ai l’intention de t’envoyer je ne sais quand celles écrites avec des extraits d’Emily Dickinson et avec des extraits de Christophe Tarkos. De ces rhapsodies je n’ai pourtant pas grand-chose à dire. Disons que je les ai écrites par désœuvrement, par désœuvrement quand je suis face à des textes qui m’apostrophent et face auxquels cependant je ne parviens pas à répondre. Ma seule réponse c’est alors de reprendre cette parole qui m’apostrophe et cela dans un ordre différent. Par ces rhapsodies, je ne réponds pas à l’autre avec d’autres mots, je réponds plutôt à l’autre avec les mêmes mots, avec les mêmes mots de l’autre, avec les mêmes mots de l’autre selon un ordre que l’autre n’avait pas malgré tout imaginé. C’est une sorte de travail d’écholalie stylisée, une manière de réitérer la parole de l’autre, une manière de reprendre la piste de chant de l’autre en disposant cependant ses pas d’une autre manière à l’intérieur de cette même piste. Existe-il une manière des pas, une manière de disposer les pieds de la parole, c’est aussi le problème. La passion de la parole fait en effet des pieds et des mains, des pieds de mémoire et des mains d’amnésie. Le problème reste de savoir où, je veux dire où ça.
A Bientôt Boris
Nocturne
Cher Boris,
je prends juste le temps de te raconter mon dernier rêve...
A bientôt,
Ivar
Cette nuit j’ai rêvé que j’étais condamné à mort et qu’on me faisait une piqûre létale. Juste avant et pendant l’injection, mon pouls s’est quelque peu accéléré, sans plus, quelques minutes. Après j’étais soulagé et j’attendais de « m’endormir », mais ça tardait... ça tardait... A un moment, le médecin qui m’avait piqué, et qui s’ennuyait ferme également, me pose une question sur un bout de tuyau qui était là, style siphon ou que sais-je et me demande si la première partie du tuyau a un plus grand diamètre que l’autre. Après examen, je déclare que oui. Il me montre alors que ça n’est pas possible, puisque cette partie « entre » dans l’autre... Ah ouais... « Vous voyez qu’elle entre dans l’autre ? – Oui. – Est-ce que vous continuez à la voir avec un plus grand diamètre ? – Ben, oui, je crois. Oui, je le vois plus grand, oui. – Bon c’est bon les gars, le processus est bien enclenché, on y va ». Et vite avec son équipe il remballe son matériel sans plus m’adresser la parole et s’en va retrouver sa maîtresse ou je ne sais quel autre truc de médecin. Moi, des personnes m’entourent, de ma famille, dont je ne vois pas le visage. Je suis dans la maison de mes aïeules, mais très changée, des voisins passent et compatissent (octosyllabe), enfin, des passants... Tout le monde est bien triste pour moi, et personne ne paraît savoir plus que moi pourquoi j’ai été condamné. Une voisine, de sa fenêtre, se penche, voudrait m’embrasser depuis là, se contorsionnant, sur la bouche, ce qui me paraît complètement déplacé et ne me tente pas du tout. Je suis maintenant très calme, j’ai hâte de disparaître, je me dis « pourvu que ça ne foire pas ! c’est un vrai coup de chance de pouvoir mourir comme ça ! » Mais je me réveille sans m’être encore endormi, eh oui : ce n’était qu’un rêve...