Cher Boris,
j’ai reçu ce midi “Gestes”, et je t’en remercie. Je ne pourrai pas lire ce texte avant un certain temps, il va falloir que je prenne patience, j’ai vraiment trop de travail, je suis au bord de l’explosion ! Pour les lectures, je suis terriblement en retard, je voulais revenir sur tes notes “Jeannette”, Jaffeux m’a envoyé de très longs textes, etc. Pas mal de lettres restent battantes...
En août, en septembre, du monde en continu – moi aux fourneaux, etc. C’est parti pour être pareil ce mois-ci, mais nous avons refusé (poliment) QUATRE demandes pour aujourd’hui et demain, de personnes qui voulaient passer nous voir, je veux dire ! Dans une demi-heure, des copines de ma femme arrivent, ça c’était prévu, mais je dois abandonner l’ordinateur, qui est dans la salle, la salle “à vivre”, comme on dit. Je vais au premier, me coucher et dormir une heure, récupérer un peu...
J’espère que tu vis un peu mieux que moi ! Enfin, n’exagérons rien : c’est vrai que je prends encore le temps de regarder la lune (pleine hier) quand je vais pisser la nuit dans le jardin !
Bien à toi,
Ivar
Cher Boris,
tant pis ! je n’ai pas tenu le coup, j’ai décidé de lire GESTES hier, j’ai fait passer ce livre avant tous ceux qui me sont arrivés avant lui, ce qui me met toujours un peu mal à l’aise : l’impression de faire du favoritisme !
J’ai pris cette décision hier, j’ai lu d’abord soixante pages, puis vingt, puis dix. J’ai lu avec la voix, comme je le fais le plus souvent maintenant, même avec de la philo, des essais (mais pas encore avec les romans). J’avance avec la voix, je la porte et elle me porte. Cette symétrie ne tient pas longtemps quand on te lit : je porte de moins en moins la voix et ELLE me porte de plus en plus. Parce que l’oralité de ton poème me prend et me porte. Elle me porte dans le texte, j’avance dans ce texte porté à dos de voix, juché sur les épaules de la voix.
Et je VOIS, ainsi perché sur la voix. Je suis dans une espèce de brousse où je ne verrais rien, autrement, où tout resterait caché derrière les hautes herbes, sans la voix. Je vois tout ce qui vient, je passe perché au milieu de la venue des créatures et des créations du poème. Et je ne suis pas plus “dépaysé” par ce flux incessant d’êtres et de choses étranges, monstres, chimères et coquecigrues, que je ne le serais par les têtes aperçues dans une foule amiénoise ou parisienne que je fendrais à contre-courant.
Voilà comment s’est effectuée ma lecture. Je te dirai aussi que je pensais très souvent à Lautréamont, à Ducasse. J’avais l’impression de lire son troisième livre, celui qu’il aurait écrit, après Maldoror et Poésies I et II.
Est-ce que je t’ai fait envoyer Sous les yeux des aïeux, paru il y a quelques mois (éd. Pierre Mainard) sous le nom de Marie-Elisabeth Caffiez ? Je n’ai pas l’impression. Je ne me suis pas beaucoup occupé de la distribution du livre. Tu me diras.
Sinon je t’envoie le début de mon poème-document Ajustement (titre de travail, provisoire), le premier dossier (il y en a quatre, environ 280 pages au total). C’est un recyclage, de notes, lettres, récits, récits de rêves, poèmes, même. Avec ce texte je suis allé au bout de mon chemin. Je ne sais pas s’il est lisible, mais je sais que ce travail d’écriture était nécessaire.
C’est aussi un poème à lire avec la voix. Il est à prendre comme une partition.
Bien amicalement à toi,
Ivar
L’auteur prétendu, Pierre Lenchepé... Enchepé, en français régional (Nord, Picardie) : maladroit, gauche, emprunté.
Bonjour Ivar,
Merci à toi pour cette lecture de Gestes. L’idée de Gestes comme troisième livre de Lautréamont est évidemment très élogieuse.
j’avance dans ce texte porté à dos de voix, juché sur les épaules de la voix.
J’ai lu pour la première fois des extraits de Chaise, Table, Papier, de A Oui, de Gestes et d’Avec l’Enfant chez un ami nommé Majed Succari. Ce soir-là Laurent était présent. J’ai alors parfois improvisé quelques formules à propos des textes. Et j’ai aussi évoqué cette hypothèse de l’écriture comme geste à la fois de porter sa voix et d’apparaitre porté par sa voix. Ainsi celui qui écrit deviendrait l’atlas à la fois du langage et du silence. Celui qui écrit deviendrait l’atlas de la coïncidence de la parole et du silence, l’atlas de la coïncidence de la parole et du silence comme aérolithe, comme aérolithe du sang, comme aérolithe de respiration du sang.
A propos de Gestes, j’avais aussi envoyé à Laurent ces quelques phrases.
Gestes prolonge le chapitre Jusqu’à de A Oui. Le texte a aussi appartenu dans un premier temps à l’ensemble Tu Sauf.
Gestes apparait ainsi composé comme une suite rythmique d’aphorismes. Aphorismes c’est à dire des phrases projectiles qui se présentent d’elles-mêmes, qui se présentent d’elles-mêmes à la fois à l’instant et à jamais, à l’instant comme toujours.
Ces aphorismes sont-ils des aphorismes simples et naïfs ou bien des aphorismes ultra-raffinés qui auraient filtré le travail de destruction de l’aphorisme accompli par A Oui et Tu Sauf ? Eh bien franchement je ne sais pas.
Je sais seulement comme ça de mémoire que ces aphorismes évoquent à la fois le besoin (demeurer, respirer, manger, dormir), les extraits de la chair et les formes animales, et surtout comment ces besoins, ces extraits de la chair et ces formes animales apparaissent paradoxalement reliés aux gestes de la parole et de l’écriture : manière de donner ainsi à sentir les gestes de la parole et l’écriture comme pulsions, comme pulsions de l’existence.
A Bientôt Boris