Salut Ivar,
Je t’envoie Gestes, un extrait de Tu Sauf.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
j’ai bien reçu Gestes (1), cette nuit.
Je viens de lire un livre sur les coïncidences, de Daniel Parrochia (sous-titré “Philosophie et épistémologie du hasard”). Nécessairement décevant !
Un passage de Novalis qui s’y trouve cité (Les Disciples à Saïs)*: Les hommes marchent par des chemins divers. Qui les suit et les compare verra naître d’étranges figures : figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu’on rencontre partout : sur les ailes, sur la coque des oeufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux, dans les formes des rocs, sur les eaux congelées, à l’intérieur et à l’extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les clartés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu’on les frotte et lorsqu’on les attouche; dans les limailles qui entourent l’aimant, et dans les grandes conjectures du hasard... On y pressent la clef de cette écriture singulière et sa grammaire ; mais ce pressentiment ne veut pas se fixer dans une forme et semble se refuser à devenir la clef suprême. On dirait que quelque ALCAHEST** est répandu sur les sens des hommes. Ce n’est que par moments que leurs peines et leurs désirs paraissent prendre corps. Ainsi naissent leurs pressentiments ; mais peu après, tout flotte de nouveau, comme autrefois, devant leurs yeux.”
Je t’envoie la maquette de “Pages choisies” de Konrad Schmitt, qui m’a été demandée par Le Moulin des Loups.
Fraternel salut,
Ivar
* Hasard ! La suite is... s’y... ci... sci... ïs.
** Mot créé par les alchimistes, cf. wikipedia.
Cher Boris,
je réponds, ci-dessous, à une question de Claude Vercey pour “Décharge”. Je me suis un peu forcé, je veux dire que je suis allé contre ma flemme... peut-être un peu trop, et je n’arrive pas à me défaire de l’impression que j’ai oublié quelque chose d’énorme ! Bah, c’est ce que je pouvais répondre à ce moment-là, et voilà.
J’espère que tu vas bien, que le printemps angevin est aussi beau que le printemps picard. J’essaie de lire pas mal, mais c’est plutôt relire : l’Ulysse de Joyce, Nietzsche, depuis quelques jours – non sans effarement. Et toi, que lis-tu ?
Fraternellement,
Ivar
(réponse à une question de Claude Vercey pour la revue Décharge)
Amiens, 08/05/2015.
J’attends d’un poète avant tout qu’il m’ouvre un monde, et d’une manière ou d’une autre c’est toujours ce monde. Des exemples : Rimbaud, dans les Illuminations, Lautréamont, dans Maldoror, Tarkos, parlant carton, Wolowiec, de nuages, m’ouvrent un monde qui est aussi ce monde (il n’y en a pas d’autre). Peut-être s’agira-t-il d’autres cantons de ce monde, simple-ment, ou d’autres dimensions, alors ? Peut-être. Et bien sûr, ouvrir un monde, c’est ouvrir un temps, une temporalité.
J’attends que dans ce monde et ce temps – où je peux avancer difficilement, obscurément, où je peux m’enliser longtemps, m’égarer – la parole de ce poète dévoile le réel, je veux dire l’être, l’évidence de l’être, fût-ce à de longs intervalles. J’attends du poète une parole qui me dise l’être, quelque chose de l’être – une telle parole, bien sûr, est impossible. Que le poète me prouve que « l’impossible est possible », dans le sens positif de l’expression.
C’est par le travail du poème que cela est possible, par le renouveau de la langue et la patience – impétueuse ! – du chant.
Que le poète me raconte une histoire qui me tienne en haleine, qui m’intéresse, dont je devienne moi-même un personnage ou un héros, pourquoi pas ? Mais que cette histoire me force à me perdre et à me retrouver, qu’elle soit un labyrinthe qui m’entraîne dans ses tours, détours, retours, mais que j’aie le temps de bien voir tout, en tout cas de tout bien regarder.
Que le poète me fasse partager son expérience, existentielle, au moins, morale, spirituelle, intellectuelle (pourquoi pas ?), et l’expérience de son écriture aussi ! que je la partage, oui, que je sois aussi le poète de son poème, que ce poème devienne mien, et ce poète au moins mon frère, mon jumeau – une part de moi-même (et moi une part de lui-même, ma lecture entrée dans son écriture).
Que ce poète me lie à lui par un fil de connivence, de complicité fraternelle, qu’il me donne un bout du fil à tenir. Que s’il prend du pouvoir sur moi, il me le dise, et ne me dise pas le contraire. Et que dans ce rapport entre lui et moi, ce poète mette de l’humour, toujours, voire au moment où il me demandera de partager le plus dure-ment son épreuve. L’humour, c’est pudeur, c’est creuser pudiquement l’amitié ; c’est aussi garder cette distance, qu’il faut, même entre jumeaux. Un tel humour n’a pas besoin d’être explicite, je dirai qu’il n’a pas même besoin d’être volontaire. Mais il ne doit pas manquer.
Que ce lien ne soit pas qu’entre lui (ce poète) et moi. Mais qu’il soit évident que la grande histoire de la poésie continue avec ce poète : que la poésie comme histoire collective, affaire de tous, continue avec ce poète et avec ma lecture de ce poète.