Salut Ivar,
J’ai lu (ou relu) cet été des passages d’En lisant, en écrivant de J. Gracq. Ceci par exemple qui m’a intéressé. « C’est la violente antinomie entre la nature des moyens intellectuels et littéraires de Breton et le contenu de son esthétique qui fait souvent le pouvoir de ses livres. Chez Péret où la voix surréaliste ne se heurte à aucune structure acquise, et semble parler dans sa langue originelle, cette voix ne fixe pas l’attention, mais la prédication de Breton dispose, paradoxalement, de ce supplément de vigueur impérieuse et presque anxieuse qui s’ajoute d’habitude à la voix des convertis. Il fait l’effet bien souvent - dans ses intransigeances, ses surenchères, la roideur fulminante de son orthodoxie - d’être le saint Paul du surréalisme plutôt que son fondateur. » Je suis à ce propos intégralement d’accord avec Gracq. Et si Breton est le saint Paul du surréalisme, le Christ du surréalisme c’est évidemment Artaud. Le malheur c’est qu’Artaud n’est pas uniquement le Christ du surréalisme, il est encore aussi son Antéchrist. Artaud est le Christ-Satan du surréalisme.
Je viens aussi d’apprendre dans un livre de Régis Debray que Breton avait été le témoin de mariage de Paul Valéry. Le savais-tu ? Cette anecdote m’a autant surpris que lorsque j’avais appris qu’un des premiers souhaits d’Artaud à sa sortie de l’asile de Rodez, c’était d’aller rendre visite à André Gide - après avoir malgré tout choisi d’aller d’abord au restaurant pour y manger des frites.
Je pense de plus en plus que l’histrionisme et même le cabotinage d’Artaud est sans cesse sous-estimé. La plupart des exégètes d’Artaud négligent le simple fait qu’Artaud était avant tout (j’insiste avant tout) un comédien. Le romancier Paul Auster raconte par exemple ceci à propos d’une rencontre d’Artaud et de Jacques Dupin. « Je ne sais comment il avait été invité à lui rendre visite. Jacques avait peut-être vingt ans. Artaud a ouvert la porte, Jacques s’est assis sur une chaise et Artaud a pris une épée, une longue épée. Il a commencé à faire des moulinets, il faisait des gestes d’attaque, des gestes théâtraux mais tout de même menaçants. Jacques est resté calme, silencieux sur sa chaise. Après trois minutes de ce spectacle de fausse violence, Artaud a dit : « Bon, ça va. » Il a mis l’épée de côté : « Bon, maintenant on peut parler. » C’était une sorte d’épreuve, il voulait savoir si Jacques aurait peur et prendrait la fuite. Jacques a passé l’épreuve, ils ont pu parler pendant des heures. » C’est ainsi précisément cela qu’il est extrêmement difficile de penser et plus encore d’évaluer à propos d’Artaud, le mélange de supplice et de théâtre, le mélange de paranoïa et de comédie. Je pense d’ailleurs que la formule de Sartre à propos de Genet, comédien et martyr serait parfaitement adéquate pour qualifier Artaud.
Je me souviens aussi que dans le documentaire de G. Mordillat, Artaud le Momo, j’avais été étonné de la différence de ton entre les évocations de Marthe Robert et de Paule Thévenin. Marthe Robert parlait d’Artaud d’un ton simple et naturel et parfois même trivial, sa manière de raconter par exemple une des ruses de drague d’Artaud pour pouvoir lui adresser la parole dans un café, alors qu’à l’inverse de Paul Thévenin adoptait des attitudes de pythie tremblante et solennelle pour parler des textes d’Artaud.
(…)
Je viens aussi de découvrir Kathedrali de Jean-Paul Klée. Je trouve le style de Klée extrêmement proche de ta manière d’écrire. Rythmiquement, c’est ton frère d’âme. As-tu déjà lu ses livres ? Et quels sont les pensées et les sentiments qu’ils provoquent en toi ? Je serais curieux de le savoir.
A Bientôt Boris
Amiens, 16 décembre 2021.
Cher Boris,
Gracq a écrit un très beau livre sur Breton, auquel il faut se reporter (je l’ai relu récemment). Mais le passage que tu me cites, pris dans En lisant, en écrivant, ne me paraît pas aller très loin. Il n’a échappé à personne, je crois, que le contraste entre le contenu des livres de Breton et la tenue de son écriture est pour beaucoup dans la fascination que ces livres exercent sur nous. On pourrait dire la même chose de Debord. Ce contraste fait aussi affleurer une sorte d’humour très subtil. Breton ne l’ignorait pas.
Je suis étonné que Gracq amène ce mot : « converti ». Dans l’histoire du surréalisme, Breton aurait été converti par qui ? C’est lui qui monte le surréalisme, pratiquement, et presque tout de suite théoriquement. Pour pouvoir être le « saint Paul » du groupe, Breton aurait dû arriver après. — Comme Artaud, pour en être le Christ, aurait dû arriver avant. Ce paral-lèle avec le christianisme ne nous mène du reste nulle part.
Je ne savais pas, non, que Breton avait été le témoin de mariage de Valéry. Régis Debray n’a rien de plus intéressant à raconter ? Il fallait que Valéry et Breton accordent bien peu d’importance au mariage (bourgeois) pour que le premier demande au second d’être son « témoin » et pour que le second accepte !
Pour Artaud et Gide, je ne sais que dire. À son retour d’Irlande, c’est Breton qu’Artaud avait demandé. Je ne vois aucun point commun entre Gide et Artaud. Le cabotinage, peut-être ? Artaud revenait sur la scène. Gide pouvait lui apporter plus d’éclairage que Breton ?
Tu écris qu’Artaud était avant tout, et tu soulignes l’expression un comé-dien. Cela lui valut d’être exclu du mouvement, auquel il avait pourtant beaucoup apporté. Comme Desnos, autre contributeur important, était avant tout un journaliste, peut-être. Mais ni l’un ni l’autre n’auraient dû être sortis du jeu. Ne serait-ce que parce que l’un était un comédien surré-aliste, l’autre un journaliste surréaliste, avec des contradictions, des man-quements... Ils inventaient un nouveau journalisme et un nouveau théâtre. Il aurait fallu prendre le risque de les garder.
L’histrionisme, c’est ton mot, d’Antonin Artaud et le « sérieux » d’An-dré Breton auraient dû se compléter, jouer ensemble. Mais il y avait le risque des compromissions. Elles étaient trop dangereuses dans des mi-lieux comme la presse et le théâtre, du moins le groupe en a-t-il jugé ainsi. Il fallait, à ce moment de l’histoire, que le surréalisme — qui sortait de Da-da, ne l’oublions pas, de la répétition vide de Dada — affiche son sérieux.
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Jean-Paul Klée.
Je le connais depuis longtemps mais je ne l’ai rencontré que deux ou trois fois, il y a dix ou douze ans. J’ai beaucoup d’admiration pour lui, et lui pour moi, c’est ainsi !
Mais nous sommes très différents. « Rythmiquement, c’est ton frère d’âme. » Même de cela je ne suis pas assuré.
Je me sens coupable à son égard. Voilà « les pensées et les sentiments que ses livres provoquent en moi ». Je ne peux pas lui en parler. Je ne dispose pas du langage qui me permettrait de parler de sa poésie (que j’admire).
(…)
Bien amicalement à toi,
Ivar