Salut à vous Ivar,

 

 

 

 

 

A propos de ce que vous dites sur Heidegger dans Travail du Poème, je suis le plus souvent d’accord avec vous. Il me semble que pour vous comme pour moi la grande et inoubliable trouvaille de Heidegger c’est l’être jeté au monde, que je reformulerais cependant en apparaitre jeté au monde. Et puis nous avons aussi la même réticence à son égard. Quand bien même il est pour nous à l’évidence un philosophe gigantesque, nous avons malgré tout l’un et l’autre le sentiment qu’il n’a pas la moindre intuition de l’expérience de la poésie. Comme vous l’indiquez Heidegger réduit sans cesse la poésie à la pensée. C’est précisément pourquoi à l’inverse j’aime tant Bachelard. Magnifique sagesse de Bachelard que d’avoir eu le courage d’abandonner son âme à l’imagination. Bachelard est le seul penseur à avoir eu l’audace d’accomplir ce geste.

 

 

 

Il y a cependant des points où notre approche d’Heidegger serait parfois différente. A propos du langage par exemple, vous dites que l’homme est jeté dans le langage ou plutôt qu’il est à la fois jeté dans le monde et dans le langage. Malgré tout je n’ai pas le sentiment que l’homme soit jeté dans le monde et dans le langage de la même manière et cela simplement parce que le langage apparait lui-même jeté à l’intérieur du monde (ce que vous ne dites pas et que Heidegger ne dit pas non plus). J’ai ainsi le sentiment que le langage apparait jeté à l’intérieur du silence du monde, à l’intérieur de la démesure de silence du monde. Il y a chez Heidegger des aspects qui m’agacent, la tonalité de sa pensée principalement, une sorte de mélange de magie et de prêtrise, de prestidigitation mentale et de discours pieux. Heidegger a souvent tendance à changer le langage en une instance transcendante, il a une conception très religieuse du langage et aussi d’ailleurs de la pensée, et peut-être même de l’être. Pour le dire de façon un peu rudimentaire, la pensée de l’être chez Heidegger me semble une sorte de désir religieux masqué, un ersatz de désir religieux. Le philosophe P. Sloterdijk a écrit des pages assez convaincantes à ce propos sur le crypto-catholicisme de Heidegger.

 

 

 

Une autre différence : vous remarquez donc que Heidegger réduit sans cesse la poésie à la pensée, cependant vous proposez l’idée d’une poésie en relation avec l’être « La poésie dit l’être. ». J’ai plutôt le sentiment que l’être est une question (et aussi une erreur) exclusivement philosophique. J’ai simplement le sentiment que l’être n’existe pas. Ce qui existe, c’est le monde, l’apparition du monde, l’apparition à chaque instant du monde. Ce qui pousse et qui pulse, ce qui se transforme à chaque instant de manière paradoxalement immortelle, c’est l’apparition du monde. Exister c’est ainsi apparaitre jeté à l’intérieur de l’apparition même du monde. La poésie ne dit pas l‘être, la poésie déclare le monde. La poésie déclare la chute immortelle du monde. La poésie déclare la projection du monde jusqu’à oui comme destination clandestine du destin. J’ai ainsi le sentiment que le monde apparait, apparait comme existence et existe comme apparition en dehors de l’être et du néant. L’être n’existe pas parce que le monde apparait sans avoir d’unité. Je n’ai pas l’impression que cela pousse, que cela pulse de la même manière à l’intérieur de la terre et à l’intérieur de l’eau ou encore à l’intérieur de l’arbre et à l’intérieur de l’oiseau. J’ai ainsi le sentiment que chaque matière du monde invente une forme d’apparition particulière du monde. (Affirmation très proche du matérialisme imaginaire de Bachelard.) Le monde n’est cependant pas un chaos parce qu’il y a aussi des coïncidences, des connivences entre les différentes pulsions des matières du monde. Et la joie de la poésie est de déclarer avec précision ces connivences. Le monde serait ainsi semblable à une composition des pulsions d’apparaitre de la matière, pulsions d’apparaitre de la matière qui tiennent en équilibre, qui partagent l’espace et le temps par miracle, par miracle d’immanence.

 

 

 

« Le poète ne dit le réel (« l’inconnu ») que s’il renonce à le dire. Il n’a une petite chance de le dire que dans le moment même où il y renonce, quand il se résout à le « taire »… Il y a là quelque chose d’analogue au lâcher-prise bouddhistes : à l’instant seu-lement où le pratiquant cesse de vouloir saisir le réel, quand il se déprend de ce mouvement de saisie, – à cet instant-là le réel vient le frapper tout à coup, le saisir. Que lui (le pratiquant) tente alors de se « ressaisir » (et, dans le même mouvement, de ressaisir le monde), il perd tout. – Le plus difficile est là : s’abandonner au saisissement et au dessaisissement… »

 

Soit, même si j’ai plutôt le sentiment que ce que nous sauvons ainsi ce n’est pas le réel ou l’être, c’est simplement le monde, l’extase matérielle du monde qui méprise intégralement le réel, la vérité et surtout l’être. Dans ses cours au collège de France sur le Neutre, R. Barthes a écrit des trucs intéressants à propos du problème du non-vouloir saisir. Il en a cependant une vision un peu trop langagière. Barthes réduit ce problème à la question du langage pour en faire l’équivalent de la suspension du sens. Barthes ne voit pas la forme existentielle du problème, c’est pourquoi il en reste justement avec une sorte de prudence kierkegaardienne au point de la décision spirituelle dont vous parlez et il n’approche jamais ainsi du problème de l’abandon. Y’a-t-il eu d’ailleurs homme moins à l’abandon que Barthes, l’exemple même de la distance courtoise en toutes circonstances. Barthes évoque aussi les maitres zen et la brutalité de la réponse toujours en marge du koan, mais ce n’est pour lui qu’une situation  qu’il pense sans jamais en incarner l’expérience. J’ai le sentiment que seul quelqu’un comme Harpo Marx parvient à approcher cela. Chaque gag de Harpo Marx est un koan qui provoque un satori instantané.

 

 

 

Ou pour le dire encore autrement, cette inaptitude à l’abandon est un défaut très français, cette incapacité française à apparaitre en chair et en âme, cette négation fanatiquement rationnelle de l’émotion est souvent très fastidieuse. Cioran dans son petit livre intitulé De La France en a très bien parlé « La France ? Le refus du Mystère. » « La France est le pays de la perfection étroite. Elle ne peut s’élever aux catégories supra-culturelles : au sublime, au tragique, à l’immensité esthétique. C’est pourquoi elle n’a pas donné et n’aurait jamais pu donner un Shakespeare un Bach ou un Michel-Ange. » « Ne plus avoir d’âme. C’est le cas de la France. Comment l’a-t-elle perdue ?… Rien ne vexe plus un Français que l’âme. ». Eh bien j’aimerais seulement que notre conversation épistolaire de viking carnavalesque à polonais pollockien parvienne à détruire ce souci de distance rationnelle. (A propos, utilisez à mon adresse le tutoiement, si vous voulez. Le vouvoiement que j’utilise pour vous adresser la parole n’est pas une forme de politesse sociale, c’est plutôt un indice de distinction épistolaire. Je vous tutoierai après quelques phrases de préambule francophone le jour où nous nous rencontrerons.) 

 

 

 

Dans son livre sur W. Blake, Chesterton a magnifiquement formulé cette hantise de la politesse sociale des français. Selon Chesterton, les français ne parviennent jamais à se défaire de ce souci de politesse. Chesterton  remarque ainsi que la révolution elle-même ne l’a pas détruit. Selon Chesterton en effet, si les français en sont arrivés à la folie de couper les têtes en masse, c’est aussi par impuissance à simplement ôter les perruques posées sur leur crâne ou la poudre disposée sur leurs cheveux. « La Révolution française mérite particulièrement son qualificatif de « française » en ce qu’elle fut une révolution qui eut par-dessus tout le souci des convenances. On y excusait la violence, on y excusait la folie, mais l’excentricité n’y avait pas sa place. Ces hommes avaient ôté la tête à un roi longtemps avant que de songer à ôter les perruques poudrées de leurs têtes. » Tel serait le malheur du peuple français, celui soit d’obéir à la distance rationnelle, soit de se soumettre à l’horreur criminelle par inaptitude à simplement savourer l’abandon à la déraison.

 

 

 

Je suis aussi réticent envers la pensée de l’être-pour-la-mort de Heidegger. Je n’ai pas le sentiment que le monde tourne entre les bras de la mort comme vous le dites. La mort n’a jamais été pour moi une « fin ultime » pour reprendre une expression de Weininger. J’ai plutôt à l’inverse le sentiment que c’est la mort qui tourne à l’intérieur du monde, que la mort n’est qu’une des tournures parmi d’autres, parmi d’innombrables autres du monde. La différence vie-mort ne m’a jamais intéressé. J’ai le sentiment que vie et mort ne sont que des détails, des détails de la démesure de la matière. J’ai simplement le sentiment d’une  immortalité de la matière, d’une immortalité athée de la matière, d’une immortalité athée de la matière du monde. C’est certainement un aspect paradoxal de mon caractère, celui d’exister comme un matérialiste sensualiste non vitaliste (comme si la sensation était toujours sensation d’existence plutôt que sensation de vie). Si je suis proche de Heidegger ce serait en cela, par l’affirmation de l’existence, par l’affirmation d’une existence inhumaine, asubjective et même avitale. Contempler les arbres en mangeant du chocolat n’est pas pour moi une façon de vivre, c’est plutôt une manière d’exister. J’ai toujours beaucoup aimé le dandysme délirant de la formule de Villiers de l’Isle Adam à ce propos « Vivre, laissons cela, nos domestiques feront cela pour nous. » J’aime la formule sans même avoir de domestiques, c’est dire mon désintéressement, ce qui suscite malgré tout évidemment quelques difficultés quotidiennes. Disons que mon unique domestique c’est moi, c’est le moi de mon identité, celui qui est parfois obligé de décider et donc d’ignorer l’abandon.

 

 

 

« Tarkos, c’est, lu à l’envers, Socrate. » (Je vous l’ai déjà dit au téléphone) cela faisait très longtemps que je cherchais à quoi me faisait penser ce pseudonyme. Je savais qu’il avait là quelque chose d’aussi évident que secret. Eh bien vous l’avez dit. Tarkos est le palindrome secret de Socrate. « Ce poète nous a ramenés à une certaine réalité de la poésie, comme Socrate ses disciples à une certaine réalité de la philosophie (contre les sophistes). » Soit, peut-être, cependant si réalisme de Tarkos il y a, ce serait un réalisme capitaliste pour reprendre l’expression moqueuse que le peintre Gerhard Richter a inventé en décalque allusif au réalisme socialiste. Tarkos ne parle presque jamais de choses fabriquées avec les mains, de choses fabriquées de manière artisanale c’est à dire de choses archétypales, des choses archétypales de l’imagination. Presque tous les objets que Tarkos décrit sont des marchandises, des objets industriels de série. Tarkos n’est pas un poète des choses, c’est plutôt un poète de la marchandise, en cela il serait l’héritier bancal et bafouillant de Baudelaire, (Baudelaire tel que W. Benjamin l’a très subtilement évoqué). Tarkos comme Baudelaire est le poète de l’époque industrielle, c’est à dire de l’époque où les objets ont perdu leur aura. Ainsi, ce que Tarkos tente c’est à la fois de décrire la disparition de l’aura des objets et par l’exaltation même de cette description de leur en redonner malgré tout une. Le carton serait l’emblème de cette réversibilité de l’aura. Le carton c’est la boite idiote de l’automatisme industriel cependant pour Tarkos il y a une aura du carton. L’aura paradoxale du carton c’est de rendre présente la disparition même de l’aura. L’homme de la société capitaliste serait peut-être ainsi selon Tarkos un homme auréolé de carton, un homme qui porte son auréole à la façon d’un sac, d’un sac d’emballage et-ou de voyage, ce serait l’homme qui déménage son auréole ici et là, qui déménage son auréole ici-là.

 

 

 

Il y a aussi un aspect chrétien de Tarkos. Par son prénom d’abord Christophe (vous l’avez remarqué), par la référence de son pseudonyme au cinéaste Tarkovski et enfin surtout par son expression Patmo qui fait énormément penser à saint Jean de Patmos. Il y aurait ainsi une proximité de Tarkos avec la formule de saint Jean « Au commencement était le Verbe. » (J’aime beaucoup à ce propos ce que vous répondez dans Travail du Poème à la phrase de Pierre Vinclair « Ce qui existe n’existe que parce que du langage l’excite. » - « En réalité, le langage n’existe que parce que quelquechose (de déjà là) l’excite, le provoque … ». Voilà, c’est précisément ça le cœur du problème. Il y a ceux qui pensent que le langage est la puissance qui réveille (et même ressuscite) la matière morte. Idée très profondément chrétienne donc, idée que l’on retrouve aussi bien chez Sollers que chez Novarina. Et il y a ceux qui comme vous et moi ont l’intuition inverse selon laquelle c’est toujours la simple présence du monde qui éveille, excite, provoque le langage. C’est pourquoi je ne suis pas certain que la poésie de Tarkos réponde à un appel provocant du monde. Il me semble que Tarkos tripatouille a priori la pâte du verbe, la compote du verbe, la pâte verbale de son cerveau, la compote verbale de son cerveau. Il y a un aspect boulanger, un aspect pâtissier chez Tarkos. Tarkos ressemble à une sorte de pâtissier socratique, un pâtissier socratique disciple de l’apôtre Jean.

 

 

 

« Je crois que Tarkos était obsédé par l’être. » Je ne suis pas certain que Tarkos cherche à dire l’être. J’ai plutôt le sentiment qu’il cherche à dire à la fois le désordre de son cerveau et aussi le désordre des objets de série qui l’environnent. Tarkos dit son cerveau. Tarkos dit les mouvements de son cerveau, les mouvements quotidiens de son cerveau, les tâtonnements de son cerveau, les tâtonnements quotidiens de son cerveau. Et il utilise les marchandises, les objets de série qui l’environnent pour dire ces mouvements, pour dire ces tâtonnements. Tarkos écrit afin d’accoucher son cerveau, afin d’accoucher les tournures de son cerveau, les tournures quantiques de son cerveau, les tournures quantiques de son cerveau à tâtons. Ce que la poésie de Tarkos révèlerait ce ne serait pas l’être, ce serait plutôt la structure d’une époque de l’histoire humaine où il n’y a plus aucune différence entre le dehors et le dedans de l’homme, entre le mouvement de circulation des marchandises qui environnent le corps et le mouvement des pensées et des sentiments à l’intérieur du cerveau. Tarkos essaie de dire cette indistinction effroyable du dehors et du dedans que produit la société capitaliste et il parvient à la dire malgré tout avec jubilation et beauté, ce qui est étonnant et admirable. S’il parvient à dire cette indistinction effroyable par l’élégance même de son bégaiement c’est parce qu’il est peut-être avant tout un poète burlesque. Il suffit de l’entendre lire son poème Le Petit Bidon  pour en avoir la certitude. Tarkos révèle l’accouchement burlesque de son cerveau. Tarkos essaie ainsi de se tenir en équilibre au point de jonction extravagant de Baudelaire et de Paul Préboist.

 

 

 

A propos de Tex Avery, j’ai toujours pensé qu’il serait intéressant d’accomplir une lecture techno-métaphysique de son œuvre. De même que le cinéaste Eisenstein avait proposé une surprenante lecture marxiste des attitudes protoplasmiques de Walt Disney. Je me souviens avoir été un jour sidéré par un gag prodigieux dans un des dessins animés de Tex Avery. On y voyait des gangsters se poursuivre les uns les autres à toute vitesse en se mitraillant dans tous les sens et qui cependant s’arrêtaient soudain pour respecter scrupuleusement les feux rouges de la circulation routière. Ce gag m’a fait ainsi comprendre que dans la société capitaliste, le code de la route, le code de la circulation des hommes et des objets  avait infiniment plus d’importance que la loi (qu’elle soit judiciaire ou morale).

 

 

 

Je ne suis pas certain qu’Artaud soit un artiste. Disons que s’il m’intéresse, ce serait plus en tant que saint qu’en tant qu’artiste, saint au sens de Lacan, c’est-à-dire comme poubelle des désirs humains et aussi au sens de Sartre à savoir comme comédien et martyr. Cette formule me semble d’ailleurs décrire beaucoup mieux Artaud que Genet, artiste et même esthète plutôt que saint. Il est sans aucun doute très difficile d’être à la fois un artiste et un saint. Je ne sais même pas si cela a déjà existé, même si parfois quelques-uns s’approchent de cette aberration, je pense à Kafka ou à Beckett.  Ce qui me plairait cependant ce serait de trouver le lieu de coïncidence d’Artaud et de Tex Avery. J’ai une fois encore le sentiment qu’Harpo Marx serait quelque chose de proche de cela. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                                     A Bientôt          Boris

 

 

 

 

 

 

 

Biais divers

 

 

 

Cher Boris,

 

                       j’ai tapé ma “réponse”, chevrotante, sur Word pour plus de fluidité sous les doigts et donc vous la trouverez ci-dessous en copié-collé.

 

              Fraternellement,

 

                                              Ivar

 

 

 

 

 

Amiens, 2 septembre.

 

 

 

Cher Boris,

 

 

 

Merci pour votre lettre, et aussi pour ces pages extraordinaires sur Jean-Pierre Léaud, mais je suis sûr que vous pourriez en faire d’aussi belles sur Jean Marais ! Non, vraiment j’ai lu ça dans une sorte de transe. Les pages Harpo par contre, du fait que je n’ai pas vu un film des Frères Marx depuis des décennies… je me réserve !

 

Curieux cas de cécité intellectuelle, dans la nuit de vendredi à samedi, je commençais juste à prendre des notes pour vous répondre. Une sorte d’obscurcissement, comme de la vue, mais on peut se frotter les yeux, pas le cerveau, et tout de suite l’incapacité de penser, de me fixer même sur certains termes, que littéralement je ne comprenais plus. Rage et angoisse, révolte, refus d’y croire ! Puis est venue la lumière longue – crépusculaire, la lumière ! mais longue ; elle éclairait tout chichement mais jusque très loin – la lumière du désespoir. Le désespoir pensait pour moi, et sur tout.

 

 

 

Je réponds à votre premier paragraphe, sur Heidegger. Je n’ai pas dit (ou pas voulu dire) qu’il n’avait pas « la moindre intuition de l’expérience de la poésie »… mais seulement qu’il ne connaissait pas ce moment pour moi essentiel de l’expérience : quand on voit clairement qu’il est impossible de dire le monde (« l’étant dans son être ») avec des mots. (Que cette impossibilité soit dépassée à de rares moments par la poésie, on le voit aussi – déjà comme lecteur – mais il semble qu’on ne puisse jamais le croire vraiment.)

 

Bachelard… J’ai cherché ses livres, j’aurais aimé en relire un ou deux, incité par vous à le faire… Je n’en ai pas retrouvé un seul dans notre bibliothèque. … Il y a des tas de livres que mon fils a mis dans des cartons et descendus du grenier à la cave. Bachelard est sûrement dans un de ces cartons. Parce qu’à un moment il m’a énervé, je me souviens ; mais je ne me rappelle plus pourquoi : ça remonte à trente-trois ans au moins ! Et il est passé au grenier, d’où il sera descendu à la cave… (Vous avez une expression curieuse, ou du moins vous recourez à un mot inattendu pour parler de lui : Bachelard a eu « le courage d’abandonner son âme à l’imagination ».)

 

 

 

2e paragraphe (H. crypto-catholique). Je n’arrive pas à penser ce que vous dites : que la langue serait jetée dans le monde de la même manière que l’homme l’est. « Malgré tout je n’ai pas le sentiment que l’homme soit jeté dans le monde et dans le langage de la même manière et cela parce que le langage apparaît lui-même jeté à l’intérieur du monde (ce que vous ne dites pas et que H. ne dit pas non plus). » Mais si le monde lui-même est jeté dans lui-même, toujours encore « à l’intérieur de lui-même » ?

 

Est-ce que la langue – vous dites le langage – « apparaît jetée à l’intérieur du silence du monde, à l’intérieur de la démesure du silence du monde ». Sûrement, oui. Mais je n’arrive pas présentement à le comprendre. Je suis trop fixé sur l’homme, sans doute, c’est pourquoi je n’arrive pas à vous suivre. Il faudrait que je relise à la fois Ibn Arabi sur les Noms divins et Heidegger sur l’humanisme ! Oui, je suis trop fixé sur le fait que l’homme est jeté dans la langue comme dans le monde. Pourtant, dans mon esprit, le langage n’est pas non plus une « instance transcendante ». Justement pas. Et je suis bien d’accord avec ce que vous dites sur la conception « très religieuse » du langage chez Heideg-ger, et son « désir masqué de religion » plus général.

 

 

 

3e paragraphe (sur l’être). Je suis plutôt d’accord ! Question de terminologie. On pourrait, pour être vraiment d’accord, avancer la notion d’apparêtre !

 

L’apparaître du monde cache l’être, mais le manifeste. L’être ne se manifeste pas autrement qu’en se dérobant sous son apparaître. Ce que vous appelez « monde » je l’ai appelé l’étant dans son être, je pourrais maintenant l’appeler apparêtre. C’est vrai qu’on a tort, sans doute, de se servir tout uniment du mot « être ».

 

Vous écrivez : « L’être n’existe pas parce que le monde apparaît sans avoir d’unité », et vous développez cette idée. Mais mon expérience contredit cela, je parle de l’expérience de l’être, pardon : de l’apparêtre ! dans les moments où le monde m’a été donné en pleine évidence, dans son être, donc, toujours l’harmonie était extraordinaire, je veux dire : ahurissante, je veux dire : étourdissante, je veux dire : jubilatoire, et je veux dire aussi terrifiante (sans doute !). Qu’il y ait de « différentes pulsions des matières du monde » ne retire rien à cette harmonie, mais lui ajoute au contraire toujours quelque chose, parce qu’elle prend toutes ces différences et les tient toutes ensemble.

 

 

 

4e paragraphe (où vient rebondir le mot « réalisme »). Je ne peux donc pas opposer être, monde, ni encore le « réel ». Pour moi déjà le réel est le monde même, dans son apparaître, son apparêtre : une fois le voile déchiré, le monde apparaît, dans son être. Ainsi, quand je dis le mot « réel », je l’entends à l’opposé de tout réalisme. « Réalisme » est un mot pipé, et je n’ai rien à faire du réalisme que ce soit dans l’art ou dans la vie.

 

Barthes « ne voit pas la forme existentielle » des questions, d’accord. Incapable d’abandon – si français ! Mais la « distance courtoise  en toutes circonstances » est-elle le problème ? Chez Mallarmé je ne crois pas qu’elle n’empêche la « forme existentielle ».

 

 

 

6e paragraphe (que la pensée de l’être-pour-la-mort de H. vous laisse réticent, et tout ce que vous dites de beau ensuite). Malheureusement d’accord. Entièrement d’accord. D’accord avec horreur, mais d’accord.

 

 

 

7e paragraphe (Tarkos). Je récuse « réalisme ». C’est un terme pour moi purement négatif, insultant, et je ne peux l’associer à Tarkos.

 

Ce n’est pas parce que Tarkos tenterait « de décrire la disparition de l’aura des objets » qu’il va écrire au ras. Ou peut-être oui. Je n’arrive pas à me formuler la question. En tout cas je ne peux penser que ça aurait à voir avec un réalisme. Non.

 

 

 

8e paragraphe (Tarkos chrétien ?). Toujours on est dans le chrétien, on n’en a pas décollé. Patmo = Patmos, bien vu, mais ça doit avoir un sens, si l’s est tombé ? Un si grand détour pour ne perdre qu’un s ? Qu’est-ce foutre que ce s ? Le vol de l’ange ? le nombre ramené à l’unité, et la quantité à la qualité ?

 

 

 

9e paragraphe (Tarkos dit le désordre de son cerveau et du monde). Je continue de penser que Tarkos cherche à dire l’apparêtre. Ou du moins à le « rendre », d’une façon ou d’une autre ; pas toujours par le dire pur : il y a les carrés et autres figures, il y a une forte présence de la matière textuelle sur la page.

 

Oui : il faut voir aussi « cette indistinction effroyable du dehors et du dedans que produit la société capitaliste et il parvient à la dire malgré tout avec jubilation et beauté ». C’est sûrement un point de toute première importance, quelque chose qu’il faut s’efforcer de penser.

 

« Parce qu’il est peut-être avant tout un poète burlesque. » Mais nous sommes tous fatalement des poètes burlesques, depuis longtemps ! Même Saint-John Perse ! Même Artaud peut être un poète burlesque, ça peut lui prendre. Tarkos résume et « achève » la poésie moderne en se tenant « au point de jonction extravagant de Baudelaire et de Paul Préboist » (ou Darry Cowl, ou Bobby Lapointe).

 

 

 

10e paragraphe. Ou Tex Avery.

 

 

 

11e paragraphe. Peut-être Artaud, qui pouvait être burlesque, pouvait aussi bien être un artiste. Sans doute à des moments s’est-il voulu un artiste. – Ça ne l’aura toujours pas empêché d’être un saint.

 

 

 

Avec toute mon amitié,

 

                                               Ivar