Faim et Fin

 

 

 

 Cher Boris, j'espère que tu vas bien en ce moment.

   Cette nuit, continuant ma lecture/relecture d'Artaud, j'ai recopié ces lignes : 

   "Un poème qui ne vient pas de la douleur m'ennuie, un poème fait avec tous les superflus de l'être a toujours fait plus que m'ennuyer, il m'exaspère. -- Je n'aime pas les sentiments de luxe, je n'aime pas les poèmes de la nourriture mais les poèmes de la faim." (lettre à Henri Parisot, écrite à Rodez le 20 septembre 1945)

   Evidemment, recopiant une première fois, j'avais commis ce lapsus, inévitable pour moi : "les poèmes de la fin"...

   Bien amicalement et fraternellement,

Ivar

 

 

 

 

 

 

 

Salut Ivar,

 

 

J’ai toujours préféré la joie de la nourriture à la douleur de la faim. C’est mon aspect paysan polonais, qui me distingue beaucoup d’Artaud. J’aime manger parce que manger c’est imaginer, parce que manger apparait comme un geste de l’imagination. Imaginer c’est manger les formes du monde. Imaginer c’est manger les métamorphoses du monde. Il y a à l’inverse une anorexie flagrante chez Artaud. Le corps sans organes d’Artaud est un corps d’anorexique. C’est parfois ainsi que Deleuze le considère, par exemple dans Logique du Sens ou Mille Plateaux.

 

 

Il y aurait finalement une relation plus profonde que les apologistes de la modernité ne le pensent entre Hugo et Artaud. Et il me semble que tu serais sans doute apte à révéler en détail et même de manière exhaustive ce qui relie intensément Hugo et Artaud. Ce que tu appelles le « défaut d’être ». Cela m’intéresserait de t’entendre évoquer ce problème parce que ce serait une manière de modifier radicalement la doxa de la modernité poétique. La modernité poétique a en effet tendance à opposer Hugo et Artaud. Etant donné que tu ne te soucies pas d’être moderne, il me semble que tu as à l’inverse le sentiment de ce qui les relie. 

 

J’ai lu ces jours-ci les Vies Minuscules de Pierre Michon et j’ai souvent pensé à toi. En effet Michon cela ressemble parfois à du Ch’Vavar flaubertisé. Vies Minuscules est un beau livre. Je serais à ce propos curieux de savoir ce que tu en penses. Et si j’évoque encore ainsi Michon c’est parce que Michon reste comme toi un des rares à admirer à la fois Hugo et Artaud.  

 

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt                    Boris

 

 

 

 

 

 

 

 Salut Ivar,

 

 

Je lis Emile Verhaeren - Les Campagnes Hallucinées, Les Villes Tentaculaires - et je pense très souvent à toi. Je trouve cela plutôt bon. Verhaeren se tient disons entre Hugo et Cendrars. Verhaeren à la fois achève Hugo et annonce Cendrars. Il y a beaucoup de rimes faciles (bout-debout), des adjectifs qu’il utilise exagérément (hagard) et malgré tout cela pulse plutôt.

 

Et surtout c’est exactement le même espace, le même paysage que le tien. « C’est la plaine, la plaine / Sinistrement, à perdre haleine, / C’est la plaine et sa démence / Que sillonnent des vols immenses / (…) La plaine et le pays sans fin / Où le silence est blanc comme la faim. » 

 

Et aussi pour Verhaeren comme pour toi ce paysage apparait à chaque instant surplombé par un œil anonyme ou innommable. « Ce sont les yeux qu’on m’a volés / Quand mes regards s’en sont allés / Un soir, que je tournai la tête. » (Cela évoque alors un peu aussi Tristan Corbière.)

 

 

Et encore cette anecdote de Cioran à propos de Rimbaud extraite d’Aveux et Anathèmes. « Je lisais le Bateau Ivre à quelqu’un qui ne le connaissait pas et qui d’ailleurs était étranger à la poésie. « On dirait que ça vient du tertiaire » fut son commentaire une fois la lecture finie.  Pour un jugement, c’en est un. »

 

 

Autrement tu ne m’as rien dit à propos de l’hypothèse d’une relation et même d’une ressemblance entre Hugo et Artaud que j’indiquais à l’intérieur de ma dernière lettre. L’hypothèse te semble-t-elle absurde ?

 

 

 

 

 

                                                                                                         A Bientôt                    Boris

 

 

 

 

 

 

Cher Boris,

                   je dirai qu'il y a entre Hugo et Artaud un rapport d'éclairage. Une façon d'éclairer, et de ne faire briller que les arêtes, peut-être. Les éclairages et les angles, cette façon aussi d'aller vers le plus vaste, de filer au plus vaste pour finir dans des exiguïtés ? Mais leurs folies sont trop opposées.

   Quant au rapport entre Verhaeren et moi, vraiment, je ne le sens pas. J'ai beaucoup pratiqué Emile à l'école communale, au collège moins, puis de loin en loin, sans trouver l'occasion de lire un recueil entier de lui. J'ai avec lui une relation purement nostalgique, je crois. Mais cette nostalgie est sur le mode du "dommage", "dommage que". Dommage, justement, que je me trouve si loin de lui, que je connaisse son monde, sans doute, c'est vrai : je le reconnais... mais de loin, de trop loin. Je le reconnais comme un monde lointain -- et il me semble que lui-même ne l'a jamais habité, qu'il n'a jamais pu trouver l'entrée de ce monde.

   Avec Hugo, Artaud et Verhaeren, on a trois étiages de l'irréalité, et cette irréalité se drape (je cherche le mot, je mets celui-là) à chaque fois dans un monde. Hugo est le fantôme du sien, Artaud le bouffon... Verhaeren une sorte de cavalier de la mort qui, à chaque fois que tu le vois, a un peu plus verdi sous son armure et son casque -- verdi de peur, et si tu soulèves sa visière tu vois le regard d'un écrivain en chambre, et même en robe de chambre (là, il faut démonter l'armure), qui ne comprend pas ce qui lui arrive, à quel moment quelque chose a dérapé, et qui doit encore réajuster à tout moment son binocle ! qui lui glisse du nez.

   Des trois, Artaud seul peut-être a la pleine connaissance de ce qui lui arrive. Encore cette connaissance est-elle trop souvent occultée, à peu près complètement aveuglée par la souffrance.

   Bien amicalement,

Ivar