Salut Ivar,
Merci pour les indications à propos de Breton et de Mallarmé. Je rebondis en invitant malgré tout une autre silhouette parmi la farandole hugolienne.
au point qu'il a l'impression d'être le passager clandestin de lui-même.
J’avais gardé un mail en attente à propos d’Agamben, de Debord et de Heidegger à l’instant de t’envoyer le mail à propos de Hugo. Bizarrement j’y citais déjà une phrase d’Agamben à propos de Debord où il évoque ce geste de devenir le passager clandestin de sa vie même. Tu serais alors qui sait apte à révéler la relation entre Hugo et Debord, relation à laquelle je n’avais jusqu’à présent jamais pensé.
J’ai découvert il y a quelques semaines le film de Debord intitulé sur le Passage de quelques Personnes à travers une assez courte unité de Temps (Paris 1952). J’ai surtout été saisi par les plans des cageots de légumes à l’intérieur des rues de Paris, plans accompagnés d’une citation fragmentaire de Céline « Notre vie est un voyage dans l’hiver et dans la nuit. Nous cherchons notre passage... » Pour Debord, le ciel n’est donc pas un très-grand homme, ce serait plutôt une omission minuscule. En effet Debord a enlevé « dans le ciel où rien ne luit », mots quasi-anagrammes du nom de Céline, comme si Debord citait alors Céline en lui ôtant le nom de la bouche. Et Debord ajoute aussi en commentaire « La littérature abandonnée exerçait tout de même une action retardatrice au niveau de quelques formulations affectives. »
Et ce soir soudain, je ressens l’œuvre de Hugo comme un cageot de légumes, ou plutôt comme un tas de cageots de légumes, le tas de cageots de légumes de la rhétorique même. C’est une idée absurde, je sais. C’est cependant celle que j’ai après avoir aussi écouté Pierre Michon parler de la vision d’un Dieu qui survient parfois sur la page de celui qui écrit (vision que pourtant je ne partage pas). Ainsi Hugo me semble survenir soudain comme la rencontre d’un cageot de légumes et d’un Dieu sur un trottoir parisien.
(…)
A Bientôt Boris
Salut Ivar,
Je t’envoie des extraits d’un livre de philosophie qui pourrait te plaire. L’Usage des Corps de Giorgio Agamben.
Cela débute par un préambule plutôt élégant à propos de Guy Debord.
« Il est curieux de voir que, chez Guy Debord, une conscience lucide de l’insuffisance de la vie privée s’accompagne de la conviction plus ou moins consciente qu’il y a, dans sa propre existence et dans celle de ses amis, quelque chose d’unique et d’exemplaire, qui exige d’être rappelé et communiqué. Déjà, dans Critique de la séparation, il évoque ainsi à un certain moment comme intransmissible « cette clandestinité de la vie privée sur laquelle on ne possède jamais que des documents dérisoires ». »
« Ainsi ce n’est pas seulement la vie privée qui nous accompagne comme un passager clandestin (...) C’est comme si chacun sentait obscurément que l’opacité de la vie clandestine renferme en soi un élément authentiquement politique, en tant que tel éminemment partageable - et que cependant, si l’on essaie de le partager, il échappe obstinément à toute prise et ne laisse derrière lui qu’un reste dérisoire et incommunicable. »
« Il y a ici comme une contradiction centrale dont les situationnistes n’ont pu venir à bout et, en même temps, quelque chose de précieux qui exige d’être repris et développé - peut-être la conscience obscure, inavouée, que l’élément authentiquement politique consiste précisément en cette clandestinité incommunicable, presque ridicule, de la vie privée. »
Et il y a aussi des indications précises à propos du Dasein de Heidegger.
« Dans Etre et Temps, selon lui (Heidegger), le concept de Dasein était encore pensé de manière trop anthropologique, ce qui pouvait donner lieu à des équivoques. Le terme ne signifie pas l’homme, mais pas non plus un caractère ou une propriété structurale de l’être humain (…) il est plutôt quelque chose qu’il doit assumer et « prendre en charge » (…), et en quoi il doit insister. »
« Pourquoi l’Etre-là est-il livré à son Là comme à une énigme implacable et, en étant le Là , est-il toujours déjà disposé en tonalité émotive ? D’où provient ce caractère de voilement et d’étrangeté du Là ? Pourquoi le Là reste-t-il pour l’Etre-là, si impénétrable ? La seule réponse possible est que le Là est étranger, voilé et émotivement disposé parce qu’il n’appartient pas originairement à l’Etre-là, mais à l’homme, au vivant qui offre à l’Etre-là le lieu dont il a besoin pour trouver « son » Là. L’implication de l’homme et de l’Etre-là a lieu dans le Là, le Là est le lieu d’un conflit originaire, d’une expropriation et d’une appropriation, où l’être vivant humain s’en va et se suspend pour que l’Etre-là ait lieu. La « gigantomachie autour de l’Etre », qu’Etre et Temps se propose de renouveler, suppose une gigantomachie préliminaire autour du Là, qui se joue entre l’être vivant humain et l’Etre-là. Le là de l’Etre-là a lieu dans le non-lieu de l’être vivant humain. »
Et comment penser aussi la ressemblance phonétique du la et du là, autrement dit du la musical et de l’avoir lieu. L’Etre-là de Heidegger est-il aussi une note, une note d’une partition ou seulement un son, un son du monde ? L’avoir lieu du monde sonne-t-il comme un silence, un silence absolu ou comme une note humaine ?
A Bientôt Boris