Cher Boris,
rien de nouveau ici, on resuce les mêmes vieux sucres d'orge, où la poussière s'est collée au sucre.
L'un pourtant que j'ai eu à déballer de son papier : Le Feu, de Barbusse. -- J'avais lu pas mal de livres sur 14-18, point encore celui-là, que tu m'as conseillé. Il n'est paru que trente-cinq ans avant ma naissance (1916) mais frappe par son côté déjà vieillot et boucané. En même temps il y a des choses assez belles. On pense quelquefois à un Huysmans au front, à un Huysmans poilu.
L'argot est pour beaucoup dans le côté vieil or et fond de fumée du bouquin. Il a bon être plutôt vivace et chaleureux, il a quelque chose de joué et de faux.
C'aurait pu passer, ce mélange de naturalisme et d'esprit artiste, mais ça remonte tout de même à Zola, et puis Barbusse est trop sympa, voilà. Cela et le fait de n'être présent qu'en creux dans le livre (le "narrateur"), ça l'empêche d'avoir d'aussi roides saillies que Joris-Karl.
Enfin... je n'en suis qu'à la moitié de l'ouvrage, il va peut-être prendre plus de force dans le restant.
Quelques passages (mais j'aurais pu ajouter la rencontre du gros Lamuse et d'Eudoxie)...
1. Deux poilus, sortis des tranchées pour quelques jours, se promènent dans la campagne derrière les lignes :
"Nous poursuivons la promenade... On tourne dans un haut sentier dont les hauts buissons sont poivrés de poussière. Les bruits s'apaisent. La lumière éclate partout, chauffe et cuit le creux du chemin, y étale d'aveuglantes et brûlantes blancheurs çà et là, et vibre dans le ciel parfaitement bleu."
2. "Là-bas, du faîte d'un peuplier descend, toute tourbillonnante, une pie qui, mi-blanche, mi-noire, semble un morceau de journal à moitié brûlé."
3. Une gare à l'arrière du front, la nuit :
"Voilà le soir, décidément. Les taches formées par les uniformes des poilus groupés autour des monticules des faisceaux deviennent indistinctes et se mêlent à la terre, puis leur foule est décelée seulement par la lueur des pipes et des cigarettes. A certains endroits au bord des groupements, la suite ininterrompue des petits points clairs festonne l'obscurité comme une banderole illuminée de rue en fête.
Sur cette étendue confuse et houleuse, les voix mélangées font le bruit de la mer qui se brise sur le rivage ; et, surmontant ce murmure sans limites, des ordres encore, des cris, des clameurs, le remue-ménage de quelque déballage et de quelque transbordement, des fracas de marteaux-pilons redoublant leur sourd effort parmi les ombres, et des rugissements de chaudières.
Dans l'immense assombrissement, plein d'hommes et de choses, partout, les lumières commencent à s'allumer.
Ce sont les lampes électriques des officiers et des chefs de détachement, et les lanternes à acétylène des cyclistes qui promènent en zigzag, çà et là, leur point intensément blanc et leur zone de résurrection blafarde.
Un phare à acétylène éclôt, aveuglant, et répand un dôme de jour. D'autres phares trouent et déchirent le gris du monde.
La gare prend alors un aspect fantastique. Des formes incompréhensibles surgissent et plaquent le bleu noir du ciel. Des amoncellements s'ébauchent, vastes comme les ruines d'une ville. On perçoit le commencement des files démesurées de choses qui s'enfoncent dans la nuit. On devine des masses profondes dont les premiers reliefs jaillissent d'un gouffre d'inconnu."
Bien fraternellement tien
Ivar
Salut Ivar,
Barbusse évoque en effet parfois Zola et Huysmans (et parfois aussi Flaubert et Bloy, un Bloy étrangement gentil). Malgré tout il y a autre chose, quelque chose de beaucoup plus étonnant et terrible. Précisément cette fin du 19 eme siècle de Zola et de Huysmans, Barbusse va ensuite à la fois la déchiqueter et la recouvrir d’une gigantesque de boue de feu. Barbusse devient alors un paysagiste de l’horreur. Pendant plus d’une centaine de pages à la fin du livre, il parvient à décrire ce paysage d’apocalypse, ce paysage d’une révélation paradoxale où il n’y a rien à voir, où il n’a rien d’autre à voir que la propagation de la mort, que la propagation omniprésente et pourtant presque invisible de la mort.
J’ai aussi le sentiment que Barbusse montre parfois les tranchées de 1914-1918 comme des sortes de grottes préhistoriques, des grottes préhistoriques de l’horreur moderne, comme si la guerre faisait brutalement régresser l’humanité à une époque antérieure à l’histoire, que les progrès techniques (les progrès techniques de la mort) engloutissaient l’humanité dans le marécage de feu des origines.
Ainsi n’hésite surtout pas à poursuivre ta lecture du livre. Du chapitre Bombardement (page 195) jusqu’au dernier chapitre L’Aube. Cela devient prodigieux.
J’essaierai de t’en reparler. Je trouve en effet ce livre important. Et une question encore. Quels sont les autres livres à propos de 14-18 que tu as lus, et surtout ceux que tu me conseillerais ?
A Bientôt Boris
J'ai lu Les Croix de bois et Le Cabaret de la belle femme de Dorgelès, il y a cinquante ans, le premier m'avait bien plu. Plus tôt encore Le Grand troupeau de Giono, mais je n'en garde aucun souvenir, je devais avoir quinze ans et je suppose que ça m'est passé au-dessus de la tête. Je ne crois pas avoir lu Ceux de 14 de Genevoix (qu'on m'a plusieurs fois vanté). Il y a La grande guerre d'Albert Londres (pas lu)... En définitive j'ai été marqué surtout par les livres allemands, Orages d'acier de Jünger et A l'ouest rien de nouveau, de Remarque. J'ai lu aussi plusieurs témoignages parus tardivement, très prenants (ceux-là je ne me rappelle pas les titres, je peux les chercher si tu veux dans ma bibliothèque -- si je ne les pas prêtés !).
(…) Maintenant je vais reprendre le Barbusse.
Bien à toi,
Ivar