Marges d’André Breton et de Paul Eluard
Salut Ivar,
J’ai parcouru L’Immaculée Conception d’André Breton et de Paul Eluard. La majeure partie du livre reste pour moi difficilement lisible. L’impression dominante est celle d’une profondeur de pacotille. Il y a malgré tout parfois quelques trouvailles. « Le ventre (…) de la femme monte ; c’est une pierre et la seule visible (...) dans la cascade. » « Il y a encore le souvenir du lendemain (…) dans un brouillard de pendu. » « La rue salue de toutes ses roues. » « Une pelle de diamants à qui me rapportera ce chien que j’étais ! ». Et au chapitre L’Amour, l’invention des noms pour les positions sexuelles c’est aussi superbe. Il n’y a pas assez de révélations intenses cependant. Ainsi ces phrases saturées de sous-entendus diaphanes le plus souvent m’ennuient.
Pour le dire avec clarté, j’ai finalement peu d’affinités avec Breton. Si je devais proposer une liste de mes 100 auteurs préférés, eh bien il n’y serait pas. Même parmi les surréalistes, les livres de Salvador Dali ou de Benjamin Péret me séduisent beaucoup plus. (Et en écrivant ces mots je m’avise pour la première fois que surréaliste rime avec liste.)
Seule la suite d’aphorismes du dernier chapitre me plait. Je l’avais déjà lue il y a environ 20 ans à l’époque où je demeurais rue des Charmilles Prolongées à Troyes. J’ai essayé d’écrire quelques phrases en marge de ce dernier chapitre du livre. Je te les envoie ci-joint.
La limite flagrante de Breton, c’est son idéalisme. Il n’y a aucune présence matérielle, aucune présence matérielle du monde à l’intérieur de ses livres. Breton évolue sans cesse parmi une sphère spirituelle floue. Breton pensait qu’il suffisait de libérer l’inconscient psychique pour atteindre un univers de vérité merveilleuse. Cependant l’inconscient n’est pas si noble et si extraordinaire que cela, il survient en effet de temps à autre comme un espace miraculeux, mais il reste le plus souvent semblable à un supermarché ou plus ridiculement encore à un dépotoir. Breton n’a jamais eu l’intuition que le problème de l’écriture n’était pas de libérer l’inconscient, que le problème de l’écriture c’était plutôt de parvenir à exister en dehors à la fois de la conscience et de l’inconscient afin d’affirmer l’espace de lucidité de l’imagination - geste que Lautréamont a accompli avec une souveraineté prodigieuse, le premier et pour toujours.
Evidemment, étant donné l’aspect spontanément surréaliste de mon caractère, il y a quelque chose de plutôt paradoxal à ce que Breton me passionne si peu. J’ai surtout le sentiment que ce qui nous distingue c’est le travail, la valeur du travail, et même le goût du travail, goût du travail qui me vient d’abord de Ponge et aussi de Péguy (la rature de Ponge et la répétition de Péguy). Voilà malgré tout c’est simple, Breton n’a jamais eu l’intuition qu’il y a un travail de l’imagination, travail de l’imagination que l’œuvre de Gaston Bachelard a magnifiquement évoqué.
A Bientôt Boris
Marges Breton-Eluard
« Ne lis pas. Regarde les figures blanches que dessinent les intervalles séparant les mots de plusieurs lignes des livres et inspire-t’en. »
Relire à chaque instant son existence. Relire à chaque instant son existence avec le blanc de l’abime. Relire à chaque instant son existence jusqu’à incruster le blanc à l’intérieur de l’abime.
« Opère des miracles pour les nier. »
Raturer le miracle. Raturer le miracle avec son prénom. Raturer le miracle avec l’exclamation de son prénom.
« Ne te couche pas sur les remparts. »
Dormir au sommet du gouffre. Dormir au sommet de demain disparaitra. Dormir au sommet du gouffre de demain disparaitra. Dormir au sommet des remparts. Dormir au sommet des remparts de la disparition. Dormir au sommet des remparts de demain disparaitra.
« Laisse à l’oreiller idiot le soin de te réveiller. »
Ronronner avec l’oreiller de l’éveil. Ronronner l’amnésie avec l’oreiller de l’éveil.
« Attache les jambes infidèles. » « Laisse l’aube attiser la rouille de tes rêves. »
Ébrouer les jambes de la rouille. Ebrouer les jambes de l’aube. Ebrouer les jambes de rouille de l’aube.
« Habite les maisons abandonnées. Elles n’ont été habitées que par toi. »
Demeurer à l’intérieur de l’abandon. Demeurer à l‘intérieur du séisme de l’abandon. Demeurer à l’intérieur du séisme de sourires de l’abandon.
« Contemple bien ces deux maisons : dans l’une tu es mort et dans l’autre tu es mort. »
Contempler le tas des maisons. Contempler le tas de maisons de l’immortalité.
« Forme tes yeux en les fermant. »
Former les yeux par le geste de les fermer. Transformer les yeux par le geste de les ouvrir.
« Règle ta marche sur celle des orages. »
Marcher à califourchon avec l‘orage. Marcher tête-bêche avec l’orage. Marcher à califourchon tête-bêche avec l’orage.
« Achète de quoi mourir de faim. »
Donner de quoi mourir de faim. Donner de quoi mourir de faim au ciel. Donner de quoi mourir de faim aux yeux du ciel.
« Ne manque pas de dire au revolver : très flatté mais il me semble vous avoir déjà rencontré quelque part. »
Dire au-revoir avec le revolver. Dire au revoir avec le sourire du revolver. Dire au-revoir avec l’amnésie du revolver. Dire au revoir avec le sourire d’amnésie du revolver.
« Ne prépare pas les mots que tu cries. »
Se parer de hurlements. Se parer avec le tact des hurlements. Se parer avec les hurlements du silence. Se parer avec le tact de hurlements du silence.
« Chante la grande pitié des monstres. »
Chanter l’extrême naïveté du monstre. Chanter la démesure de naïveté du monstre.
« Parle selon la folie qui t’a séduit. »
Parler avec la mosaïque de la démence. Parler avec la séduction de la démence. Parler avec la mosaïque de séduction de la démence.
« Dessine dans la poussière les jeux désintéressés de ton ennui. »
Jouer avec la mosaïque du désespoir. Jouer avec la poussière du désespoir. Jouer avec la mosaïque de poussière du désespoir. Jouer avec la poussière d’exubérance du désespoir. Jouer avec la poussière d’exaltation du désespoir.
« Tu jettes ta statue par terre et tu restes. »
Statufier le reste par ciel et jeter ensuite la statue à proximité du présent. Approcher le reste par ciel et jeter ensuite le reste de ciel comme statue, comme statue du temps.
« Tu n’as rien à faire avant de mourir. »
Perdre le futur avant de mourir. Perdre la statue du futur avant de mourir. Perdre la statue de feu du futur avant de mourir.
Cher Boris,
je t'ai indiqué L'Immaculée Conception comme le texte de Breton (et Eluard) de loin le plus susceptible de t'intéresser. Donc, on peut dire que tu en as fait le tour ! et pas de façon tout-à-fait négative, puisqu'il y a cette magnifique suite reprenant en marge les aphorismes du dernier chapitre.
Mais je suis d'accord avec toi. Ce qui manque à Breton c'est le sens de la profondeur, comme à d'autres manque le sens de l'orientation. C'est peut-être un défaut qui lui vient des premiers romantiques allemands (mais je n'en suis pas sûr !), relier, étaler, déployer : plutôt que creuser. Le sens du travail aussi (bien qu'il ait été aussi un grand travailleur), et celui de la matière, oui, même s'il est philosophiquement un matérialiste (habité d'un idéaliste contrarié !). -- Tu m'avais parlé il y a quelques années de la cristallographie de Breton : c'est quelqu'un qui est aveuglé par la transparence, ou plutôt son regard porte sur le monde une sorte de transparence et il cherche l'éblouissement de cette transparence. C'est peut-être pour cela qu'à ses pires moments de poète il donne l'impression d'enfiler des perles (pardon, ça m'a échappé).
Mais ce qui a gâché et un peu perdu Breton, il me semble que c'est le principe du "signe ascendant" -- qu'on peut voir du reste aussi bien comme matérialiste que comme idéaliste. Breton ne peut admettre de signe descendant, quitte à faire du signe descendant qu'il rencontre, évident, un signe ascendant, disons de façon volontariste ! Ce qui ne pouvait qu'indigner Bataille.
Mais on sent bien que le surréalisme est quelque chose d'énorme (et c'est à Breton qu'on le doit). Qu'on ne l'a pas épuisé (ni dépassé), qu'on ne l'épuisera pas. Qu'il faut le prendre avec ses qualités et ses défauts, avec les défauts de ses qualités comme avec les qualités de ses défauts.
Exposition André Masson au centre Pompidou-Metz. J'ai vu quelques dizaines de pages du catalogue sur internet : sidérant.
(…)
A bientôt,
Ivar