Salut Ivar,
Je t’envoie ci-joint Notes à propos de Voyage au Bout de la Nuit de Céline.
A Bientôt Boris
Notes à propos de Voyage au Bout de la Nuit de Céline
La vision de la vie de Céline n’est pas difficile à résumer. Pour Céline, la vérité de la vie c’est la mort. « La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde, c’est la mort. » Pour Céline, il n’y a qu’une mort universelle incessante, une pourriture universelle incessante. Cette pourriture universelle, un personnage de caporal anarchiste la décrit ainsi. « La terre est morte ! qu’il m’avait expliqué... On est rien que des vers dessus nous autres, des vers sur son dégueulasse de gros cadavre, à lui bouffer tout le temps les tripes et rien que ses poisons… rien à faire avec nous autres. On est tous pourris de naissance... Et puis voilà ! »
Pour Céline, l’homme est un sac de merde, le sac de merde de la mort. La vision de Céline est donc parfaitement cynique : mort partout, merde de la mort partout, c’est ce qu’il appelle le « communisme du caca ». Vivre ce n’est alors rien d’autre que patauger vaguement dans cette merde de la mort. La vision de la vie de Céline est donc parfaitement sordide. Ce qui apparait malgré tout étonnant c’est que Céline parvient à donner un souffle gigantesque à cette vision mesquine. De manière très étrange, il y a une sorte d’enthousiasme dans la mesquinerie même chez Céline. Le sordide de Céline n’est jamais fade et banal, le sordide de Céline apparait tonitruant.
« Ils poussaient la vie et la nuit et le jour devant eux les hommes. Elle leur cache tout la vie aux hommes. Dans le bruit d’eux-mêmes ils n’entendent rien. » Pour Céline, il y a une suffocation incessante de vivre. Pour Céline, l’homme semble incarcéré dans le chaos même de vivre et ce chaos idiot, ce bruissement imbécile de la vie masque le monde. Pour Céline, vivre alors c’est ne jamais rien voir, c’est déambuler confusément parmi la foule des hommes sans jamais parvenir à comprendre quoi que ce soit, si ce n’est que cette déambulation est fatigante et angoissante.
Pour Céline, la vérité de la vie c’est la mort et pourtant aussi l’homme ne cesse d’ignorer cette vérité. L’homme ne fait jamais l’expérience lucide de cette vérité de la mort, il s’en détourne et se la cache sans cesse à lui-même, il ne cesse d’ignorer cette vérité de la mort à travers des distractions. « Tout ce qui est vie ou mort lui échappe, même sa propre mort il la spécule mal et de travers. Il ne comprend que l’argent et le théâtre. » « Nous sommes, par nature si futiles, que seuls les distractions peuvent nous empêcher vraiment de mourir. Je m’accrochais pour mon compte au cinéma avec une ferveur désespérée. » Cette insistance à propos de la distraction, à propos de l’obsession humaine de la distraction, c’est l’aspect pascalien de Céline, à cette différence près cependant que pour Céline ce dont l’homme cherche à se distraire ce n’est pas de la croyance en Dieu c’est de la vérité insignifiante de la mort.
En effet pour Céline la mort est quoi qu’il arrive omniprésente. Pour Céline, la mort ou la distraction envers la mort cela revient finalement au même, se distraire de la mort est encore une façon de se tuer. Se distraire de la mort n’est qu’un ersatz de suicide. « Sortir dans la rue, ce petit suicide. »
Et pourtant aussi il reste un rêve. Pour Céline, l’homme est une sorte de sac de merde avec un rêve dedans, avec un rêve coincé dedans. « On bourre un vieux porte-monnaie avec les boyaux pourris d’un poulet. Eh bien, un homme, moi je vous le dis, c’est tout comme, en plus gros et mobile, et vorace, et puis dedans, un rêve. » Que devient alors ce rêve parmi cette merde de la mort ? Eh bien pour Céline là aussi c’est très simple, dans la jeunesse ce rêve flambe un peu et puis ensuite il s’éteint. Pour Céline, dans le corps excrémentiel de chaque homme il y a un rêve. Et la vie est ce qui anéantit ce rêve, ce rêve d’ailleurs souvent idiot, ce rêve distrait. Et de ce rêve à la fin de la vie il ne reste rien. « Il suffit en tout et pour tout de se contempler scrupuleusement soi-même et tout ce qu’on est devenu en fait d’immondice ; plus de mystère, plus de niaiserie, on a bouffé toute sa poésie puisqu’on a vécu jusque-là. »
Céline a cette intuition très nette que les hommes ne savent jamais ce qu’ils vivent et ne savent pas non plus ni pourquoi ni comment ils vivent et cela simplement parce qu’ils sont dépourvus d’imagination. « Le canon pour eux c’était rien que du bruit. C’est à cause de ça que les guerres peuvent durer. Même ceux qui la font, en train de la faire, ne l’imaginent pas. La balle dans le ventre, ils auraient continué à ramasser de vieilles sandales sur la route, qui pourraient « encore servir » ». Pour Céline les hommes ne savent jamais ce qu’ils vivent parce qu’ils ne parviennent jamais à imaginer leur vie, parce qu’ils n’ont pas le courage d’imaginer leur vie, c’est à dire le courage de transposer leur vie. Pour Céline, cette audace de l’imagination, de la transposition par l’imagination, seul l’artiste en dispose.
Ce qui est flagrant chez Céline c’est l’usure de vivre, l’usure à la fois physique et spirituelle de vivre. Pour Céline vivre use à la fois le corps et l’âme. Céline montre que l’homme meurt usé, que l’homme meurt usé par le fait même de vivre. Vivre est pour Céline un gigantesque et minutieux processus d’usure, un gigantesque et minutieux processus d’anéantissement, un gigantesque et minutieux processus de destruction.
L’usure physique c’est par exemple celle du travail dans les usines. Céline montre alors avec une intensité impressionnante que l’usine use, que l’usine est avant tout l’endroit de l’usure, l’endroit de l’usure des travailleurs. « Tout tremblait dans l’immense édifice et soi-même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement, il en venait des vitres et du plancher et de la ferraille, des secousses, vibré de haut en bas. On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui vous prenait le dedans et le tour de la tête et plus bas vous agitant les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités, infinis, inlassables. » « On existait plus que par une sorte d’hésitation entre l’hébétude et le délire. Rien n’importait que la continuité fracassante des mille et un instruments qui commandaient les hommes. » Quant à l’usure spirituelle de l’homme c’est celle d’accepter de façon routinière sa condition déchue, sa condition malheureuse. « On devient rapidement vieux et de façon irrémédiable encore. On s’en aperçoit à la manière qu’on arrive d’aimer son malheur malgré soi. » L’univers que Céline décrit est alors celui de la résignation et du renoncement.
Souvent aussi pour Céline ce qui efface tout, ce qui efface tout même l’horreur, c’est la fatigue. « On était devenu si fatigués, si malheureux, que j’avais perdu, à force de fatigue, un peu de ma peur en route. » Pour Céline, l’angoisse finit par se fatiguer de soi et lorsque l’angoisse n’a plus la force de survivre, il n’y a plus alors qu’à souhaiter la mort. Parfois encore à l’inverse ce qui anéantit la peur c’est la paresse, ce qui anéantit la peur de vivre c’est la paresse même de vivre. « La paresse c’est presque aussi fort que la vie. »
Ainsi pour Céline tout finit par retourner à l’oubli et au néant. La vie de l’homme n’est rien d’autre qu’une sorte de parenthèse à la fois frénétique et ahurie entre deux néants. « Dans deux mille ans d’ici, je vous le parie que cette guerre, si remarquable qu’elle nous paraisse, sera complétement oubliée. » C’est pourquoi finalement la vie ressemble pour Céline à une gigantesque gaffe, une gaffe macabre, une gaffe funèbre. Pour Céline la vie n’est rien d’autre qu’une gaffe de la mort, une gaffe idiote de la mort. « Ce ne sont pas les crimes qui se comptent en ce monde … il y a longtemps qu’on y a renoncé ... Ce sont les gaffes... et je crois en avoir commis une... tout à fait irrémédiable… » De même que Flaubert, Céline est en effet extrêmement sensible à l’indifférence du monde. Céline a le sentiment de l’horreur même comme une énorme blague, comme une gigantesque blague de l’univers. « Jamais je ne m’étais senti aussi inutile parmi toutes ces balles et les lumières de ce soleil ; une immense, universelle moquerie. »
Les cinquante premières pages du Voyage au Bout de la Nuit, celles de la déambulation nocturne de Bardamu parmi le paysage de campagne en guerre sous la mitraille et les bombardements sont absolument prodigieuses. Il y a une aisance sidérante du style de Céline. Cette phrase par exemple qui apparait comme l’emblème même de son génie. « Le vent s’était levé, brutal, de chaque côté des talus. Les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais en nous entourant de mille morts, on s’en trouvait comme habillés. » Cette manière de comparer ainsi le bruissement des feuillages des peupliers au bruit de la mitraille est inoubliable. Rapprocher ce bruissement végétal pourtant si apaisant du peuplier avec le crépitement même de la mort a quelque chose de stupéfiant. L’idée aussi d’intervertir les mots de rafale et de bruit à l’intérieur de la phrase autrement dit la façon d’utiliser le mot rafale à propos du peuplier et d’indiquer à l’inverse la rafale de mitraillette par allusion est très subtile. C’est l’indice du très grand tact parfois de l’écriture de Céline. L’idée enfin du soldat qui semble comme emmitouflé, encamisolé par la masse des morts qui l’entoure, cette idée d’être emmitouflé par la fureur, encamisolé par le massacre même, par l’amas du massacre est superbe.
Céline sait ainsi qu’il y a une beauté de la violence et même une splendeur de l’horreur. Céline indique très bien que la guerre est aussi un spectacle et parfois même un spectacle somptueux. « Ça se remarque bien comment que ça brûle un village, même à vingt kilomètres. C’était gai. Un petit hameau de rien du tout qu’on apercevait même pas pendant la journée, au fond d’une moche petite campagne, eh bien, on a pas idée la nuit, quand il brûle, de l’effet qu’il peut faire ! On dirait Notre-Dame ! ça dure bien toute une nuit à brûler, un village, même un petit, à la fin on dirait une fleur énorme, puis rien qu’un bouton, puis plus rien. Ça fume et alors c’est le matin. »
Céline évoque aussi les temps de paix, les étranges temps de paix minuscules à l’intérieur même de la guerre, temps de paix paradoxaux où les hommes ont alors l’illusion d’être devenus invulnérables et comme immortels, temps de paix minuscules où ils retrouvent par une sorte d’enchantement plutôt curieux leurs attitudes de la vie quotidienne la plus banale. « On dénichait dans la nuit çà et là des quarts d’heures qui ressemblaient assez à l’adorable temps de paix, à ces temps devenus incroyables, où tout était bénin, où rien au fond ne tirait à conséquence, où s’accomplissaient tant d’autres choses, toutes devenues extraordinairement, merveilleusement agréables. Un velours vivant, ce temps de paix… » « On pouvait s’y laisser approcher par l’illusion d’être à peu près tranquille et croûter par exemple une boite de conserves avec son pain, jusqu’au bout, sans être trop lancinés par le pressentiment que ce serait la dernière. »
Céline évoque aussi magnifiquement la manière d’évoluer des animaux à l’intérieur de la guerre, celle des chevaux en particulier. Leur errance effrayée et malgré tout insouciante. Leur manière aussi de parvenir à faire disparaitre en un instant par le simple élan de leur instinct, par l’impulsion immédiate de leur instinct, la frénésie agressive qui divise les hommes. « A chaque rencontre, deux ou trois cavaliers y restaient, tantôt à eux, tantôt à nous. Et leurs chevaux libérés, étriers fous et clinquants, galopaient à vide et dévalaient vers nous de très loin avec leurs selles à troussequins bizarres, et leurs cuirs frais comme ceux des portefeuilles du Jour de l’an. C’est nos chevaux qu’ils venaient rejoindre, amis tout de suite. Bien de la chance ! C’est pas nous qu’on aurait pu en faire autant. »
Il y a aussi l’extraordinaire drôlerie, l’extraordinaire puissance burlesque du phrasé de Céline, burlesque qui est souvent celui de la nonchalance à l’intérieur du carnage, des onomatopées de nonchalance, des interjections de nonchalance à l’intérieur même du carnage. Les donc et les ah dis donc ou encore les comme ça que Céline utilise avec une virtuosité flagrante. « Donc pas d’erreur ? Ce qu’on faisait à se tirer dessus, comme ça, sans même se voir, n’était pas défendu ! Cela faisait partie des choses qu’on peut faire sans mériter une bonne engueulade. » « J’ai quitté ces lieux sans insister, joliment heureux d’avoir un aussi beau prétexte pour foutre le camp. J’en chantonnais même un brin, en titubant, comme on a fini une bonne partie de canotage et qu’on a les jambes un peu drôles. « Un seul obus ! c’est vite arrangé les affaires tout de même, avec un seul obus » que je me disais. « Ah ! dis donc ! que je me répétais tout le temps. Ah ! dis donc !... »
Il y a ainsi soit un laconisme de l’horreur soit un burlesque de l’horreur chez Céline. « Il était recroquevillé sur lui-même, bras et dos recourbés, l’enfant. Le coup de lance lui avait fait comme un axe pour la mort par le milieu du ventre. » « Le cavalier n’avait plus sa tête, rien qu’une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite. »
Ce qui est inquiétant chez Céline c’est qu’il n’y a aucun bonheur de la nature, aucune paix de la nature. Pour Céline, la nature n’est qu’un masque de la mort. « L’immense éventail de verdure du parc se déploie au-dessus des grilles. Ces arbres ont la douce ampleur et la force des grands rêves. Seulement des arbres, je m’en méfiais aussi depuis que j’étais passé par leurs embuscades. Un mort derrière chaque arbre. » Céline a indiqué à ce propos dans une interview télévisée qu’ayant vécu la plus grande partie de son enfance dans une ambiance strictement urbaine, il n’a finalement découvert la nature que lorsqu’il est allé pour la première fois au cimetière.
Céline a ainsi une vision cynique et atroce de la terre et des paysans qui la travaillent. « Quand il nous restait du temps avant la rentrée du soir, nous allions les regarder avec ma mère, ces drôles de paysans, s’acharner à fouiller avec du fer cette chose molle, grenue qu’est la terre, où on met à pourrir les morts et d’où vient le pain quand même. » L’ellipse violente de la phrase est aussi effroyable qu’admirable. Pour Céline, c’est comme si c’était la pourriture même des morts qui créait le pain. Ainsi pour Céline c’est comme si l’unique nourriture de l’homme était celle des morts, comme si l’homme se nourrissait littéralement de la pourriture, comme si l’homme ne mangeait jamais rien d’autre que la pourriture de la mort.
Pour Céline, la campagne n’est jamais un lieu de repos et de paix. Pour Céline la campagne est plutôt un non-lieu, le non-lieu du massacre, le non-lieu de la mort, le non-lieu du bourdonnement de la mort. « Moi d’abord la campagne, faut que je le dise tout de suite j’ai jamais pu la sentir, je l’ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n’en finissent pas, ses maisons où les gens n’y sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c’est à pas y tenir. »
Céline a une vision extrêmement étrange de la campagne et de la nature parce que la campagne qu’il a connue, c’est une campagne abandonnée par les paysans, c’est la campagne désertée de la guerre, une campagne vidée de ses habitants et changée alors en une sorte de décor de théâtre. La vision de la campagne de Céline est extrêmement bizarre parce que ses habitants en sont absents et ce qui les remplace ce sont des meurtriers, des meurtriers invisibles, comme si les soldats ennemis avaient remplacé ces paysans déserteurs, ces paysans qui ont déserté leur territoire. Bizarre substitution qui incite parfois même Céline à penser que si les paysans étaient restés là, étaient restés à l’intérieur de leur territoire, la guerre n’aurait pas eu lieu, la guerre aurait peut-être été atténuée voire même serait devenue impossible pour des questions de bienséance. « Fermes désertes au loin, des églises vides et ouvertes , comme si les paysans étaient partis de ces hameaux pour la journée, tous, pour une fête à l’autre bout du canton, et qu’il nous eussent laissé en confiance tout ce qu’ils possédaient, leur campagne, leurs charrettes, brancards en l’air, leurs champs, leurs enclos, la route, les arbres et même les vaches, un chien avec sa chaine, tout, quoi. Pour qu’on se trouve bien tranquilles à faire ce qu’on voudrait pendant leur absence. Ça avait l’air gentil de leur part. « Tout de même, s’ils n’étaient pas ailleurs ! – que je me disais – s’il y avait encore eu du monde par ici, on ne se serait sûrement pas conduits de cette ignoble façon ! Aussi mal ! On aurait pas osé devant eux ! » Mais il n’y avait plus personne pour nous surveiller ! » (Pour Céline, c’est alors comme si c’était le manque de courage des civils qui avait provoqué véritablement la guerre. Céline ne cesse d’insister en effet sur le mensonge et la lâcheté des civils. « On mentait avec rage au-delà de l’imaginaire, bien au-delà de ridicule et de l’absurde, dans les journaux, sur les affiches, à pied, à cheval, en voiture. Tout le monde s’y était mis. C’est à qui mentirait plus énormément que l’autre. Bientôt il n’y aurait plus de vérité dans la ville. » « Pour être bien vus et considérés, il a fallu se dépêcher de devenir bien copains avec les civils parce qu’eux à l’arrière, ils devenaient, à mesure que la guerre avançait, de plus en plus vicieux. »)
Egarés parmi la vision radicalement sordide de la vie selon Céline, il y a malgré tout parfois, très rarement, des lueurs de gentillesse et des éclats de bonté. Cet éclat de bonté c’est par exemple celui qui apparait indestructible, invulnérable sur le visage de l’enfant Bébert. « Sur sa face livide dansotait cet infini petit sourire d’affection pure que je n’ai jamais pu oublier. Une gaieté pour l’univers. Peu d’êtres en ont encore un petit peu après les vingt ans passés de cette affection facile, celle des bêtes. » Lumière heureuse du visage qui apparait comme celle de la confiance, celle par exemple de Bardamu pour Molly. « J’éprouvai bientôt un exceptionnel sentiment de confiance, qui chez les êtres apeurés tient lieu d’amour. »
Céline dit aussi de manière superbe l’effet physique que le corps des femmes provoque sur le corps des hommes - quelque chose comme une ivresse minérale, celle d’un vin de silex, d’un alcool de quartz à l’intérieur de la bouche. « Rien que de la regarder en face elle me faisait venir l’eau à la bouche comme un petit goût de vin sec, de silex. » Le corps de la femme propose ainsi un mélange de présence immédiate et aussi de futur qu’à chaque instant ce corps promet. « Une beauté de chair en éclosion. Une véritable provocation au bonheur, à crier de joie en promesses. » Ainsi c’est comme si pour l’homme la femme apparaissait à chaque instant à la fois comme la forme du présent et la forme du futur, comme la forme du présent futur et comme la forme du futur présent.
Ce qui plait surtout à Céline dans le corps des femmes, ce sont leurs jambes. Pour Céline, en effet les jambes apparaissent comme les indices même de la noblesse, comme les schèmes anatomiques indiscutables de la noblesse. « Il me souvient comme si c’était hier de ses gentillesses, de ses jambes longues et blondes et magnifiquement déliées et musclées, des jambes nobles. La véritable aristocratie humaine, on a beau dire, ce sont les jambes qui la confèrent, pas d’erreur. »
Cependant le plus souvent pour Céline la seule beauté qui reste c’est une beauté passée. Pour Céline, la beauté est une forme miraculeuse de la nostalgie. « J’ai gardé tant de beauté d’elle en moi, si vivace, si chaude que j’en ai bien pour tous les deux et pour au moins vingt ans encore, le temps d’en finir. »
Il y a en Céline le sentiment chrétien, le sentiment franciscain même que la pauvreté spiritualise, que la pauvreté spiritualise l’homme. « Il y a un moment de la misère où l’esprit n’est plus déjà tout le temps avec le corps. Il s’y trouve vraiment trop mal. C’est déjà presque une âme qui vous parle. » « Dans la fatigue et la pauvreté le divin ça sort des hommes. Il en avait plein les yeux lui aussi quand il les ouvrait bien plus grands que les yeux d’habitude, dans la pénombre bleuie où nous étions. » C’est pourquoi Céline révèle parfois une forme de solennité de la pauvreté. Pour Céline, l’homme pauvre apparait aussi solennel que burlesque. « Il marchait bien pondérément, avec un peu de véritable majesté, comme s’il venait d’accomplir des choses dangereuses et pour ainsi dire sacrées dans la ville. C’est le genre qu’ils prenaient d’ailleurs tous ces nettoyeurs de nuit, je l’avais déjà remarqué. »
Il y a aussi un masochisme chrétien dans le caractère de Céline, un désir de souffrance revendiqué, une façon de croire que la souffrance est ce par quoi un homme parvient à définir son identité propre. Pour Céline, la tristesse est finalement la plus haute des valeurs. Pour Céline, la tristesse est un signe de distinction et même d’élection. Pour Céline, le chagrin est une sorte de signe aristocratique. « C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. »
Il y a ainsi une valeur aristocratique de la tristesse et même une valeur aristocratique du malheur chez Céline. L’homme malheureux pour Céline c’est l’homme plus noble que les autres, parce que c’est celui qui a compris quelque chose que les autres n’ont pas compris. « Je ne voyais pas sa figure, mais sa voix était déjà autre chose que les nôtres, comme plus triste, donc plus valable que les nôtres. » Et il y a aussi très insidieusement chez Céline une rancune fondamentale envers le bonheur des autres. « Il faudra endormir pour de vrai, un soir, les gens heureux, pendant qu’ils dormiront, je vous le dis, et en finir avec eux et avec leur bonheur une fois pour toutes. Le lendemain on en parlera plus de leur bonheur et on sera devenu libre d’être malheureux tant qu’on voudra (…). »
Le Voyage au Bout de la Nuit ressemble ainsi à une gigantesque épopée de la tristesse, une gigantesque épopée du dégoût et de la tristesse avec des aphorismes de cynisme étincelant incrustés dedans. « L’amour c’est l’infini mis à portée des caniches. » « On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. » « Invoquer sa postérité c’est faire un discours aux asticots. » « Philosopher n’est qu’une autre façon d’avoir peur et ne porte guère qu’aux lâches simulacres. » « Tout ce qui est intéressant se passe dans l’ombre. On ne sait rien de la véritable histoire des hommes. » « Je me prenais pour un idéaliste, c’est ainsi qu’on appelle ses propres petits instincts habillés en grands mots. » « C’est des hommes et d’eux seulement qu’il faut avoir peur, toujours. »
Comme Zola, Céline est un exceptionnel paysagiste urbain, même si ce paysage c’est d’abord celui de la laideur, de la laideur indifférenciée. « De là alors c’est un beau point de vue. On se rend bien compte que dans le fond de la plaine, c’étaient nous, et les maisons où on demeurait. Mais quand on cherche en détail, on les retrouve pas, même la sienne, tellement que c’est laid et pareillement laid, tout ce qu’on voit. » Céline est parfois alors un paysagiste saisissant. Ceci par exemple où le sordide se transforme in extremis en féerie, féerie pour une seule fois à l’extrémité des branches dénudées des arbres. « Nous suivions tous les deux les rues à lotir, sous la pluie ; les trottoirs par-là enfoncent et se dérobent, les petits frênes en bordure gardent longtemps leurs gouttes aux branches, en hiver tremblantes dans le vent, mince féerie. » Ou encore ce paysage sous la lune qui rappelle un peu Huysmans. « Je discernais très bien la route à ce moment et puis posés sur les côtés, sur le limon du sol, les grands carrés et volumes des maisons, aux murs blanchis de lune, comme de gros morceaux de glace inégaux, tout silence, en blocs pâles. »
Ou encore ceci très proche de Flaubert par sa manière de donner à sentir à la fois la lévitation de l’obscurité et le brouhaha de la lumière. « J’allais me promener, nuit tombée, jusqu’au pont de Grenelle, là où l’ombre monte du fleuve jusqu’au tablier du métro, avec ses lampadaires en chapelets, tendu en plein noir, avec sa ferraille énorme aussi qui va foncer en tonnerre en plein flanc des gros immeubles du quai de Passy. » Céline a en effet la sensation d’une forme de tombée montante de la nuit. Pour Céline, la nuit à la fois tombe du ciel et monte de la terre, la nuit tombe du ciel comme la nuit monte de la terre, et qui sait aussi la nuit monte du ciel comme la nuit tombe de la terre. « Autant se taire et regarder dehors, par la fenêtre, les velours gris du soir prendre déjà l’avenue d’en face, maison par maison, d’abord les plus petites et puis les autres, les grandes enfin sont prises et puis les gens qui s’agitent parmi, de plus en plus faibles, équivoques et troubles, hésitants d’un trottoir à l’autre avant d’aller verser dans le noir. »
Céline sait ainsi magnifiquement évoquer la nuit, le bourdonnement de la nuit, le bourdonnement de silence de la nuit et aussi la manière qu’a la nuit de monter de l’espace comme une parole disparue, comme une parole devenue impossible. « Par-là, où il montrait, il n’y avait rien que la nuit, comme partout d’ailleurs, une nuit énorme qui bouffait la route à deux pas de nous et même qu’il n’en sortait du noir qu’un petit bout de route grand comme la langue. »
Ce que Céline cherche ainsi au bout de la nuit c’est une peur parfaite, une horreur parfaite, une peur ou une horreur qui dépasserait toutes les autres, une peur royale ou une horreur royale comme il y a pour d’autres une paix royale. « A force d’être foutu à la porte de partout, tu finiras surement par le trouver le truc qui leur fait si peur à eux tous, à tous ces salauds là autant qu’ils sont et qui doit être au bout de la nuit. C’est pour ça qu’ils n’y vont pas eux au bout de la nuit. »
La formule de Céline à propos de New-York comme ville debout est aussi simple que belle. « Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New-York c’est une ville debout. » L’évocation du vertige vertical de New-York est aussi remarquable. « En levant le nez vers toute cette muraille, j’éprouvai une espèce de vertige à l’envers… »
Il y a parfois chez Céline des comparaisons à la fois simples et brutales qui provoquent une stupéfaction jubilatoire. Celle-ci par exemple à propos d’un policier à un carrefour de New-York. « Toutefois, à un moment donné, le policeman du milieu de la chaussée posé comme un encrier se mit à me suspecter d’avoir de drôles de projets. »
Il y a parfois aussi des échos remarquables entre l’œuvre de Céline et celle de Corbière. Cette formule par exemple « C’est un travail aussi ça de mourir, » qui évoque le « Métier ! Métier de mourir » de Corbière.
Le Voyage au Bout de la Nuit apparait finalement comme un forme de méditation devant la Seine, comme une forme de méditation immense devant la Seine, méditation immense à propos de la disparition même du monde.« Au loin le remorqueur a sifflé… il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne et nous, tout qu’il emmenait, la Seine aussi, tout, qu’on en parle plus. » Méditation devant le monde, devant la disparition du monde, afin d’atteindre enfin le silence. Il est à ce propos à noter que pour Céline cette forme de méditation, cette forme de méditation taciturne est un geste essentiellement masculin. En effet pour Céline, les femmes n’ont jamais accès à ce pouvoir de méditer. « Les hommes ça les rend méditatifs de se sentir devant l’eau qui passe. (…). Les femmes, ça ne médite jamais. Seine ou pas. »
« Il n’y a de terrible en nous et sur la terre et dans le ciel peut-être que ce qui n’a pas encore été dit. On ne sera tranquille que lorsque tout aura été dit, une bonne fois pour toutes, alors enfin on fera silence et on aura plus peur de se taire. Ça y sera. » Il y a ainsi en Céline un désir d’épuiser le langage, une volonté d’épuiser le langage. Pour Céline, tout dire, tout dire dans ses moindres détails, dans ses moindres détails à la fois sordides et horribles, tout dire de façon effroyablement exhaustive est finalement la seule façon de pouvoir ensuite se taire. Cependant pour Céline le silence n’existe pas. Pour Céline, ce qu’il y a c’est plutôt une sorte de mutisme, une sorte de mutisme que la fatigue du langage révèle, que la fatigue infinie du langage révèle.
Ce serait l’aspect gnostique aussi de Céline. Pour Céline, la seule façon d’abolir le mal c’est de dire le mal, c’est de dire de façon exhaustive le mal. Son aspect sadien aussi, Céline est un une sorte de Sade réaliste, un Sade sordide, une sorte de mélange bizarre de Zola et de Sade.
Comme W. Benjamin Céline a eu trop très tôt l’intuition que le capitalisme était une structure non seulement économique mais religieuse. « Quand les fidèles entrent dans leur Banque, faut pas croire qu’ils peuvent se servir comme ça selon leur caprice. Pas du tout. Ils parlent à dollar en lui murmurant des choses à travers un petit grillage, ils se confessent quoi. » Et aussi cette remarque très proche de la pensée de Bloy. « Toujours trop léger le Dollar, un vrai Saint-Esprit, plus précieux que du sang. » Céline a alors l’intuition que dans la société capitaliste la parole est désormais semblable à une façon de se confesser à l’argent. Pour Céline, l’argent n’est pas exclusivement un Dieu, l’argent est aussi un prêtre ou peut-être encore même un concierge. Pour Céline, l’argent est un Dieu-concierge, ou encore un Dieu qui remplace un concierge absent. C’est en effet un des aspects qui frappe énormément Céline aux États-Unis, l’absence de concierge, concierge que Céline conçoit d’ailleurs en tant que martyr de la vérité. « La ville entière manquait de concierge. Une ville sans concierge ça n’a pas d’histoire, pas de goût, c’est insipide telle une soupe sans poivre ni sel, une ratatouille informe. (…) Certaines concierges de chez nous succombent à leur tâche, on les voit laconiques, toussantes, délectables, éberluées, c’est qu’elles sont abruties de Vérité ces martyres, consumées par elle. » Il est alors évident que Céline rêve d’écrire à la façon d’un concierge divin, et qui sait même à la façon d’un concierge-messie, d’un concierge messianique. Céline rêve d’écrire à la façon d’un Christ-concierge.