Bonjour Ivar,
Notes pour Mémoire autour de deux Conversations Téléphoniques.
1
La simplicité archétypale de John Ford. Le cinéma de John Ford a une forme si incroyablement simple qu’il est extrêmement difficile de l’approcher de manière critique. Evidence intense de John Ford. Le génie de John Ford c’est ce que Serge Daney appelle superbement la contemplation en un clin d’œil. « Un contemplatif rapide, voilà le paradoxe Ford. (….) L’œil doit être vif parce que, dans n’importe image d’un film de Ford, il risque d’y avoir quelques dixièmes de seconde de contemplation pure avant que l’action n’arrive. On sort d’une cabane ou d’un plan, et il y a là des nuages rouges au-dessus d’un cimetière, un cheval abandonné dans le coin droit de l’image, le grouillement bleu de la cavalerie, le visage bouleversé de deux femmes ; ce sont des choses qu’il faut voir au tout début du plan, car il n’y aura pas de « deuxième fois… »
Y’a-t-il des cinéastes qui filment comme s’ils écrivaient une lettre ? Filmer comme écrire une lettre : ce serait par exemple Sacha Guitry et François Truffaut, cinéastes épistoliers par excellence.
Le cadre de la bicyclette. Etrange expression. Y-a-t-il des cinéastes qui cadrent comme s’ils filmaient à bicyclette ? Classer ainsi les cinéastes selon le style du travelling. Il y aurait alors le travelling-bicyclette, le travelling-locomotive, le travelling-voiture, le travelling-charrette, le travelling-machine à coudre, le travelling-sous-marin, le travelling-brouette, le travelling fauteuil-roulant et encore aussi le travelling-marche ou le travelling à cloche pied …
Tu me dis que ton chat regarde parfois avec attention la télévision. Classer ainsi les cinéastes selon leurs différents types de spectateurs animaux. Il y aurait ainsi les films que regardent les chats, les films que regardent les chiens, les films que regardent les mouches, les films que regardent les mésanges, les films que regardent les kangourous, les films que regardent les otaries, les films que regardent les ânes, les films que regardent les éléphants, les films que regardent les ornithorynques...
Une idée de roman. Raconter la Commune de Paris à la manière de P. K. Dick. Il y a une honnêteté de Dick à l’intérieur de sa démence, une sorte de franchise et même d’innocence de sa paranoïa tandis qu’à l’inverse Burroughs a parfois tendance à tricher avec sa folie et à devenir une sorte d’escroc de son délire. P. K Dick ressemble aussi à Simenon. Comme Simenon Dick sait comment donner à sentir les lieux, les lieux qu’il évoque. L’étrangeté de Dick c’est de parvenir à donner à sentir le lieu de la virtualité et même le lieu du non-lieu.
Oui c’est une certitude, le commandant de P’tit Quinquin ressemble à Georges Bernanos. Le commandant de P’tit Quinquin est une hybridation de Groucho Marx et de Georges Bernanos.
A propos de la lettre d’Artaud à Bernanos.
Ainsi quand bien même Artaud a participé au mouvement surréaliste, son œuvre est finalement beaucoup plus proche de celle de Bernanos que de celle de Breton. Breton n’a en effet pas la moindre intuition de l’enjeu éthique, métaphysique de l’œuvre d’Artaud. A l’inverse Artaud et Bernanos parlent exactement du même problème à savoir le problème du mal : comment parvenir à s’extraire du mal, comment parvenir à s’extraire de la contamination du mal.
Ce qui me plait surtout chez Bernanos ce sont les extraordinaires titres de ses livres. Sous le Soleil de Satan, Monsieur Ouine et même Le Journal d’un Curé de Campagne. Sous le Soleil de Satan indique explicitement qu’il y a une lumière du mal, une lueur du diabolique. Sous le Soleil de Satan indique que le diable n’est pas une puissance obscure mais qu’il est au contraire une instance lumineuse. Ce que savaient déjà les théologiens chrétiens lorsqu’ils utilisaient le mot de Lucifer, celui qui porte la lumière (qui serait peut-être d’ailleurs aussi semblable au lampadophore de Mallarmé). Monsieur Ouine indique aussi que le mal, le mal quelconque n’est pas négation, que le mal c’est plutôt l’indistinction de l’affirmation et de la négation, le mal c’est le oui-non, c’est le non qui contamine le oui, le non qui désire s’unir au oui pour le phagocyter, le vampiriser. « La logique du mal est stricte comme l’Enfer ; le diable est le plus grand des Logiciens - ou peut-être qui sait- la Logique même. » (La France contre les Robots)
J’ai découvert Bernanos et je dirais même j’ai d’abord paradoxalement lu Bernanos au cinéma. Le Journal d’un Curé de Campagne et Mouchette de Bresson et Sous le Soleil de Satan de Pialat. Bizarrement alors que les caractères de Bernanos et de Bresson ne ressemblent pas et sont même presque antagonistes (brutalité exaltée de Bernanos et prudence austère de Bresson) et que les caractères de Bernanos et de Pialat se ressemblent plutôt (la même brutalité exaltée donc) les deux films de Bresson sont pourtant beaucoup plus beaux et intenses que celui de Pialat. C’est comme si Bresson était parvenu à filtrer avec une incroyable précision le texte de Bernanos alors que Pialat n’était parvenu qu’à le redoubler, à le décalquer (à l’exception des scènes du début du film entre Depardieu et Pialat superbes et d’ailleurs bressonniennes.)
Bresson était parfaitement conscient des différences de caractères entre Bernanos et lui-même. Il l’évoque explicitement à l’intérieur d’un entretien. « Je peux difficilement imaginer quelqu’un de plus éloigné de moi que Bernanos : dans nos goûts, nos idéaux, nos moyens d’expression. » Bresson affirmait cependant aussi que par d’autres aspects ils étaient proches. Une proximité religieuse d’abord évidemment « Ce qui me rapprochait nécessairement de lui, c’est notre même civilisation chrétienne. » et surtout une ressemblance formelle que Bresson appelle peinture. « Parce que chez Bernanos, il y a peinture, il n’y a pas analyse et psychologie. L’absence d’analyse et de psychologie dans ses livres coïncide avec l’absence d’analyse et de psychologie dans mes films. » La peinture de Bernanos ce serait la peinture de l’œil de vache, la peinture contemplative de l’œil de vache. L’œil de vache qui pour Bresson est aussi celui de la caméra. « La caméra ne pense pas, elle est un œil, « œil de vache », comme disait Cocteau. Elle attrape le réel au vol. (…) Elle enregistre ce que notre esprit serait incapable de retenir. » Dans le cinéma de Bresson comme dans le cinéma de Tarkovski l’œil de la caméra apparait ainsi comme un œil animal. Au Hasard Balthazar montre cela avec une intensité inouïe. L’âne d’Au Hasard Balthazar apparait comme la figure même de la caméra. L’âne d’Au Hasard Balthazar incarne littéralement la caméra. Et Bresson parvient ainsi à ce prodige d’inventer un film où il montre l’âne comme une caméra animale et où ainsi le cinéma montre à chaque instant le cinéma sans être pourtant réflexif. Bresson parvient au prodige de créer un film où chaque plan de la présence de l’âne montre la présence même du cinéma. « Une tête d’âne m’est apparue, dominant un film. C’étaient tous les ânes de mon enfance et aussi ceux qu’on voit sur les chapiteaux des églises et des cathédrales romanes. Et aussi ceux qui sont dans la Bible, les deux Testaments. Peut-être est-ce d’abord la beauté plastique de cette tête qui m’a séduit. » « Je crois qu’il existe des communications secrètes entre les animaux et nous. Surtout pour l’âne. Il faut se rappeler ce que dit Dostoïevski dans les Frères Karamazov : « Homme, ne te mets pas au-dessus des animaux. » et dans L’Idiot, quand il dit que le jeune prince Mychkine a retrouvé sa lucidité, son esprit en entendant braire un âne sur le marché de Bâle. L’âne a une âme, un esprit, un cœur. » « Notre vie est liée aux animaux, indiciblement. Le domaine du cinématographe est le domaine de l’indicible. »
J’ai aussi le sentiment que Bresson est le cinéaste qui a montré avec la plus magnifique des intensités le geste d’écrire : les plans extraordinaires du Journal d’un Curé de Campagne où Claude Laydu écrit assis à l’intérieur de l’obscurité de son bureau. Dans un entretien Bresson en parle ainsi « Le frappant, à mes yeux, fut surtout le cahier d’écolier du journal où par la plume du curé, un monde extérieur devient un monde intérieur et prend une couleur spirituelle. » Ce qui apparait ainsi inoubliable c’est que Bresson filme alors le papier, la page de papier comme un visage. Quand Bresson filme le curé qui écrit, il révèle ainsi le sentiment du papier, la pulsation intérieure du papier. « Ce que je veux représenter ce ne sont pas des actions, ce ne sont pas des événements, ce sont des sentiments. » « Montrer comment les sentiments modifient l’air même qu’on respire. » « - Vous pensez que dans le cinéma, le mouvement peut être également un mouvement intérieur, comme dans le roman, - J’en suis absolument persuadé. Et je crois que tout le mouvement, à ce moment-là, consiste dans ce qui se passe sous les visages, sous la peau du visage et dans certains regards ou dans certaines attitudes, ou dans certains gestes. »
A propos de la composition de ses films Bresson insiste surtout sur la valeur du rythme. Pour Bresson l’invention du cinéma c’est d’abord l’invention d’un rythme, d’un rythme de montage, d’un rythme de montage des divers fragments du monde. « J’attache une énorme importance à la forme. Enorme. Et je crois que la forme amène les rythmes. Or les rythmes sont tout puissants. » « Je vous dirais que dans cet art qui s’appuie sur les images, il faut que le spectateur perde la notion d’image. Il faut qu’il perde la notion de tout et qu’il soit pris dans un rythme qui l’emporte. Jamais, dans aucun art, le rythme n’a eu cette importance. Il faut qu’une chose qui serait oubliée tout de suite, ne soit pas oubliée, parce qu’elle est prise dans un rythme. » « Les rythmes d’un film doivent être des rythmes d’écriture, des battements de cœur. »
Je viens d’apprendre aussi et à mon très grand étonnement que le premier film de Bresson intitulé Affaires Publiques était un film quasi burlesque, un film de « comique fou » pour reprendre la formule de Bresson lui-même. (* Le film est visible sur internet.) Cela explique ainsi rétrospectivement l’évolution qui semblait a priori surprenante des films de Dumont. Ainsi Dumont a simplement inversé la trajectoire de l’œuvre de Bresson. Bresson a transformé le burlesque en austérité. Dumont a quant à lui transformé l’austérité en burlesque.
2
Tu utiliserais les rêves afin d’archiver les sensations. Tu utiliserais les rêves afin de mémoriser les sensations, afin de disposer les sensations à l’intérieur de l’arche de la mémoire, à l’intérieur de l’arche cycloïdale de la mémoire. Tu utiliserais les rêves afin d’ordonner le chaos des sensations comme arche-bicyclette, comme arche-bicyclette de la mémoire.
L’espace des rêves ressemble le plus souvent à une composition d’espace, une composition d’espaces quotidiens, une composition d’espaces quotidiens emboités. A l’intérieur du rêve l’espace semble à la fois familier parce qu’il reprend des extraits d’espaces réels et semble cependant aussi inquiétant parce que ces extraits d’espaces réels sont reliés de façon imprévisible. A l’intérieur de rêve l’espace se transmute, s’anamorphose à chaque instant par amalgame de lieux de notre existence, par enchevêtrements de lieux de notre existence.
Ce qui est intéressant plutôt que le rêve même c’est surtout la répétition du rêve. Le rêve qui se répète révèle en effet une forme archétypale. Les rêves sans répétition ne parviennent pas à l’inverse à atteindre l’archétype. Ces rêves singuliers sont alors exclusivement des sortes de distractions fantasques.
La répétition du rêve révèle des sensations archétypales, c’est-à-dire des sensations absolues. Par exemple le rêve de vol. Le rêve de vol révèle ainsi une sensation qui apparait pourtant inconnue, une sensation à la fois archétypale et presque taboue. Ou plutôt le rêve de vol révèle une sensation inachevée, à savoir celle du plongeon, celle du plongeon du gardien de but à l’intérieur de l’herbe. Le plongeon à l’intérieur de l’herbe apparait en effet comme une esquisse d’envol, comme une ébauche jouée d’un geste d’envol. Gaston Bachelard a magnifiquement évoqué ce rêve de vol. Le rêve de vol apparait d’abord comme un vol mercuriel, un vol par impulsion des talons, un vol provoqué par impulsion des ailes de Mercure incrustées aux talons. « Cette légèreté de tout l’être se mobilise sous une impulsion légère, facile, simple : un léger coup de talon contre la terre nous donne l’impression d’un mouvement libérateur. (…) Dans le vol onirique, si nous revenons au sol, une impulsion nouvelle nous rend aussitôt notre liberté aérienne. Nous n’avons à cet égard aucune anxiété. Nous le sentons bien, une force est en nous et nous connaissons le secret qui la déclenche. Le retour vers la terre n’est pas une chute car nous avons la certitude de l’élasticité. Tout rêveur du vol onirique possède cette connaissance de l’élasticité. Il a aussi l’impression du bond pur, sans finalité, sans but à atteindre. » G. Bachelard
Il y a une importance de l’ordre des lectures. L’important ce n’est pas seulement les livres qu’un homme a lus c’est aussi surtout l’ordre dans lequel il a lu les livres, c’est surtout à quel âge il a lu les livres. Celui qui lit la Bible à 10 ans et W. Burroughs à 60 ans n’accomplit pas la même expérience que celui qui lit W. Burroughs à 10 ans et la Bible à 60 ans.
Pour toi ce fut donc la lecture des premiers pages des Grandes Espérances de Dickens à 7-8 ans, les livres de Jules Verne à 10 ans, puis les œuvres de Lamartine, Vigny, Hugo, Rimbaud aux alentours de 12-13 ans et enfin Les Chants de Maldoror l’été en tee-shirt aux alentours de 14 ans. (*Je ne sais pas si ce sont bien les âges exacts.)
Pour moi c’est d’abord à l’école maternelle de la rue des Cordeliers à Angers, l’évocation exhaustive de l’Odyssée d’Homère par une maitresse d’école dont j’ai oublié le nom. (Les années 1970 furent ainsi celles de quelques audaces éducatives. Je ne suis pas certain en effet que dans les écoles maternelles de nos jours les enfants apprennent l’Odyssée.) A l’âge de 5 ans, je connais ainsi les aventures d’Ulysse en détail. Ce qui me plait surtout ce sont les Sirènes, le Cyclope, le vieux chien Argos qui reconnait Ulysse quand il revient à sa maison et l’épreuve majestueuse du tir à l’arc à la fin. L’Odyssée est alors la seule histoire que je connaisse. Je n’en ai pas besoin d’autres. Cependant ce que désire surtout ce n’est pas de penser ou de rêver à cette histoire, ce que je désire surtout c’est de raconter cette histoire à mon tour. Une fois à l’âge de 7 ans environ je raconte l’Odyssée en intégralité à un escrimeur olympique que je rencontre pour la première fois et à qui j’accorde spontanément ma confiance parce qu’il est accompagné d’un magnifique chien terre-neuve noir. Il est un peu surpris que je connaisse ainsi déjà la globalité de ce que j’appelle alors les Aventures d’Ulysse. Etrangement malgré tout à partir de l’époque où je vais ensuite à l’école communale primaire et où j’apprends à lire, cette histoire d’Ulysse jour après jour je l’oublie, comme si cette histoire appartenait uniquement à une mémoire orale. A l’âge de 12-13 ans je l’ai presque complétement oubliée. C’est alors aussi comme si ce que j’apprenais à l’école remplaçait l’Odyssée d’Ulysse ou plus bizarrement encore comme si ce que j’apprenais alors à l’école s’inscrivait sur cette histoire et finissait ainsi par la recouvrir. C’est comme si l’Odyssée était devenue une sorte de support d’inscription de ma mémoire, comme si ce que j’avais appris de manière orale avec une incroyable facilité devenait le support d’inscription de ce que j’apprenais maintenant par écrit d’une façon scolaire banale.
A l’âge de 7-8 ans, je lis aussi Oui-Oui d’Enid Blyton. Comment le oui-oui de Blyton s’est transformé 15 ans plus tard d’abord en oui, oui de Derrida et ensuite en A Oui : étrange problème. Ce serait très difficile à expliquer. Une exégèse exhaustive à la manière de P. K Dick serait certainement à ce propos nécessaire.
Aux alentours de 10 ans je feuilletais alors surtout un volumineux livre de géographie intitulé La Terre, cette Inconnue que m’avait offert ma grand-mère Suzanne Beauclair. Je ne lisais quasiment pas le livre je regardais surtout les images, les légendes des images et aussi les schémas. Je contemplais ainsi les images de déserts, de volcans, d’aurores boréales et de baleines avec une attention tranquille. J’examinais en particulier les schémas des mutations des continents au cours des millénaires, la tectonique des plaques des continents qui faisait ressembler la terre à une gigantesque tortue mutante.
Je regardais aussi très longuement un livre aux images parfois superbes intitulé Seasons of the Eskimo, a Vanishing Way of Life que mon père avait reçu en cadeau de son frère du Canada alors que nous fêtions Noël ensemble en décembre 1972 dans leur maison non loin de Toronto. Le Canada en hiver, c’est le plus beau pays du monde. Les avenues des villes larges comme des canyons d’air. Les immenses lacs gelés ornés de bouquets d’arbres blancs comme des feux d’artifice de glace. Les écureuils innombrables partout et les renards qui se promènent même parfois comme si de rien n’était entre les buissons des jardins. Je regardais ainsi dans ce livre les images de femmes eskimos qui dépècent les phoques, celles d’ombres d’enfants qui jouent à contre-jour sur la banquise ou encore de chiens de traineaux qui dorment recouverts de neige et comme abasourdis.
J’avais aussi deux grands albums de bandes dessinées cartonnés de L’Histoire de France et de l’Histoire de Napoléon aux éditions Fernand Nathan. Ce qui m’impressionnait surtout dans l’album de l’Histoire de France c’était l’image de Charlemagne assis sur son trône et à qui le calife de Bagdad offrait un éléphant. Étonnement de savoir qu’à une époque de la civilisation un homme pouvait offrir un éléphant à un autre homme. Et de même étonnement d’apprendre plus tard dans un livre d’Elias Canetti qu’en Inde à une autre époque (j’ai oublié laquelle), une femme à qui un homme offrait un éléphant était alors tenue de s’offrir sexuellement au donateur en réponse à ce don. Dans l’album de l’Histoire de Napoléon l’image que je préférais était celle de la couverture même qui montrait Napoléon cabré sur son cheval à la manière d’une silhouette de Géricault. Et j’étais aussi stupéfait par l’image à l’intérieur de l’album cette fois de l’exécution du duc d’Enghien avec son chien assis à ses pieds. Drôle d’énergumène quand même que Napoléon. André Suarès en parle magnifiquement dans ses études d’Idées et Visions. « Napoléon est exécrable. Napoléon est admirable. Admirable nom de héros ; homme exécrable. Il m’est également impossible de l’aimer, et de ne pas l’admirer : contradiction qui m’inquiète. » « Pas l’ombre du goût, ni de la mesure. Un faste de parvenu, et de bourgeois maitre du monde. C’est du reste le premier des bourgeois que Napoléon. » « Se servant de la raison sans scrupules, il y asservit tout ce qui le gêne. Il pense : la raison, c’est moi ! Et voilà les crimes de l’ordre et la raison d’état. » « Bonaparte voyait loin dans sa propre fortune, quand il faisait la part si belle à son Etoile : Il vaut mieux donner au hasard la raison absurde de l’astre. »
Plus tard vers 12 ans je lis aussi les Idées Noires de Franquin. Une image principalement me sidère celle où Franquin s’amuse à mettre en abime une exécution capitale et où sous la bulle est inscrite cette phrase « Toute personne qui en tuera volontairement une autre aura la tête tranchée. » dessine une ligne oblique de bourreaux qui se guillotinent les uns les autres à l’infini.
Je dispose aussi de deux gros tomes de Mickey et Donald, énormes comme des livres médiévaux. Pendant quelques années j’emmène ces deux volumes partout avec moi en voyage et en vacances. Ce qui me plait c’est plutôt de porter ces livres que de les lire. Ce dont je me souviens c’est d’abord de cela, de leur poids. Ce qu’ils m’ont appris ce n’est pas ce qu’ils racontaient que j’ai complétement oublié, c’est leur poids. Ils m’apprennent qu’un livre n’est pas immatériel, qu’un livre est un bloc de papier, un objet qui se porte et se transporte. Des années après, entre 18 à 24 ans disons, je transporterai très souvent des dizaines de livres avec moi à l’intérieur d’un vieux sac de sport déchiré, comme si le matériel du footballeur s’était maintenant transformé en tas de livres, en tas de livres à la fois exaltants et monotones, en tas de livres de l’exaltation monotone.
Aux alentours de 12-13 ans je découvre les Champs Magnétiques de Breton et Soupault à la bibliothèque du collège David d’Angers. J’ai alors une compréhension instantanée du surréalisme, à savoir un sentiment d’évidence et de facilité. J’ai malgré tout aussi très vite le sentiment que le surréalisme c’est bien mais que c’est quand même aussi gentillet et léger. Autrement dit le surréalisme cela ne se transporte pas avec gravité à l’intérieur d’un sac.
De 13 à 17 ans, je ne lis aucun romancier, ni Stendhal, ni Balzac, ni Flaubert, ni Zola. Je n’ai en effet aucun intérêt pour le roman. A cette époque je ne lis presque pas, je préfère jouer au football. A cette époque je plonge, je plonge à l’intérieur de l’herbe. Si je me souviens bien le premier romancier que j’ai lu avec joie c’est Milan Kundera : L’Insoutenable Légèreté de l’Etre. A 17-18 ans, ce sont les lectures éblouies de Bachelard, Ponge, Michaux, Lautréamont, Blanchot, Cioran et c’est là que ça commence. C’est là que le sentiment précis de l’écriture commence.
Tu me disais au téléphone accomplir une distinction importante et même décisive entre la liberté et la libération. Voici ce dont je me souviens. La liberté vient de l’intérieur. La pulsion de liberté est semblable à celle d’une graine. La libération à l’inverse serait presque sans valeur parce qu’elle résulte de circonstances extérieures. (J’aimerais bien que tu précises cette distinction, cela m’intéresse.)
Il y a une relation paradoxale entre la fatalité et la liberté chez Breton. Pour Breton il existe en effet à la fois une liberté de l’âme et une fatalité de l’amour. Pour Breton la liberté de l’âme serait même précisément le geste de savoir comment rencontrer la fatalité de l’amour.
A propos du destin. Je n’ai pas le sentiment du destin comme prédétermination, comme prédestination donc. J’ai plutôt le sentiment du destin comme post-destination. Ainsi l’existence apparait à la fois libre et fatale parce que la forme de la liberté apparait destinée. L’existence apparait à la fois libre et fatale parce que la forme de la liberté apparait adressée au destin, parce que la forme de la liberté apparait destinée à la démesure du oui, à la démesure de couleur du oui.
Mon livre préféré de Breton : Nadja. Je ne saurais dire précisément pourquoi. Ce qui me plait surtout dans Nadja c’est l’idée du hasard comme forme. Pour Breton, le hasard n’est pas une structure rationnelle, c’est une coïncidence créatrice. Pour Breton, le hasard invente quelque chose, le hasard invente une forme, une forme heureuse même si cette forme heureuse est parfois aussi celle de la tragédie. Cependant l’expression de hasard objectif que Breton a choisi d’employer ailleurs dans d’autres textes me semble inadéquate. Précisément ce qui est intéressant c’est que le hasard survient comme une forme en deçà de la différence sujet-objet. Il me semble que Breton a alors une intuition superbe qu’il amoindrit cependant à travers une sorte de prudence philosophique.
J’aime bien aussi le livre Clair de Terre. D’abord le titre superbe et aussi le texte Union Libre plutôt élégant quoique parfois précieux. Sinon à la lecture des autres livres de Breton j’éprouve le plus souvent de l’ennui. Il y a une solennité fastidieuse de Breton. Breton ressemble à un poète d’un caractère quasi parnassien qui désire évoquer quelque chose qui ne correspond pas à son caractère. A l’inverse Péret ou Desnos ont des caractères spontanément, authentiquement surréalistes. Le paradoxe de Breton c’est d’être le moins surréaliste des surréalistes. Le surréalisme de Breton est un surréalisme cérébral, théorique ce n’est jamais un surréalisme incarné. (De même en peinture il y aurait des caractères surréalistes spontanés comme Tanguy, Arp ou Ernst, et des caractères surréalistes théoriques comme Dali ou Magritte.)
Un aspect m’a aussi surpris à l’écoute des interviews radiophoniques ou télévisées de Breton : son léger zozotement. Breton parle avec une sorte d’emphase zozotante. Breton a des zozotements d’emphase, ce qui est finalement plutôt émouvant. Ce zozotement disparait cependant à l’intérieur de ses phrases écrites et c’est regrettable parce que ce zozotement est un indice d’enfance, un reste d’enfance.
Dans le livre de Jean Penard, Rencontres avec René Char, Char parle de temps à autre avec son habituelle loyauté un peu brutale d’André Breton.
« Sur André Breton, Char me dit : « Breton était un fascinant. Je ne me suis pas toujours entendu avec lui, mais c’était un poète, un vrai, alors qu’Aragon a constamment été faux en tout genre. »
« Char (…) déteste franchement Aragon. (…) Char à ce mot profond : « Il a toujours eu peur de sa propre liberté, et il s’est livré aux systèmes. »
« Evocation de Nadja de Breton, dont la lecture m’enchante et m’agace. Char me dit « C’est bien ça, c’est bien ça. Breton malgré son désir de désordre, était très organisé, il aimait les choses et les gens qui sont à l’heure, les robinets qui ferment. »
Et à propos de l’histoire, il y a aussi cette remarque de Char qui bizarrement ressemble presque à du P. K. Dick, (à cette différence près que les bifurcations temporelles que Dick pense comme des hypothèses maudites, Char a plutôt tendance à les penser à l’inverse comme des chances).
« Char (…) nous dit que l’histoire humaine a toujours été « fourchue ». Et que, poussé par quel instinct ou suivant quelle loi, l’homme a choisi jusqu’à maintenant « la bonne branche ». Moi : « Peut-on dire, dans ces conditions, que vous seriez en mesure d’envisager une finalité de l’homme, une « destination », comme disent les allemands. Lui (avec un geste évasif) : « Appelons ça comme on voudra. Je constate cet aiguillage dans l’histoire et même dans les vies individuelles. Je ne l’explique pas. Ce n’est pas de ma part un article de foi. C’est un espoir expérimental. Tout est double, au moins double, sinon triple ou quadruple ou même davantage. Mais il me semble qu’il y a toujours eu une voie pour assurer le sauvetage des autres. Cela ne signifie pas que ça dure. Un jour peut venir où le monde entier sautera, et il n’y aura pas de salut. Mais je pense que notre espèce est protégée par une loi interne que j’observe sans la comprendre, sans en connaitre les causes ni les fins. La vie humaine a échappé à tant de désastres et de fléaux, depuis tant et tant de siècles. »
Et ceci encore à propos du cosmos.
« Je ne sais comment Char en vient à me dire : « De toutes les aventures de l’espace, qui n’apportent pas grand-chose, pour le moment du moins, à l’humanité quotidienne, je n’ai vraiment été intéressé que par ce cri d’un cosmonaute américain apercevant de très haut notre terre comme une boule bleue : « Mon Dieu, comme elle est belle ! » Ne pensez-vous pas (…) que ce serait la première chose à dire aux enfants quand ils arrivent à l’école ? » Nous nous récitons à mi-voix ce vers de Paul Eluard, datant de 1929, et qui était porteur d’une singulière prémonition : « La terre est bleue comme une orange. » »
J’ai ainsi le sentiment qu’il y a une distinction poétique cruciale entre ceux pour qui le monde existe et ceux pour qui le monde n’existe pas. L’imagination c’est précisément le geste de sentir l’existence du monde, c’est précisément le geste de sentir les métamorphoses de l’existence du monde c’est-à-dire les gestes des présences minérales, végétales et animales à l’intérieur du monde. A l’inverse pour ceux pour qui le monde n’existe pas, il n’y a que l’espèce humaine, l’espèce humaine qui s’agite à travers un univers qui n’est qu’un décor, le décor du néant. Pour ceux pour qui le monde n’existe pas, l’espèce humaine subsiste sans même exister à travers l’univers en tant que décor du néant.
A ce propos un extrait des Conversations avec Sanda Voïca pour mémoire.
« Combien de fois un homme doit-il regarder en l’air avant de voir vraiment le ciel ? »
Je me souviens de mon émotion la première fois où j’ai senti la présence du ciel. Avant cet instant, je voyais le ciel sans en avoir la sensation. Avant cet instant, le ciel n’était pour moi qu’une image autrement dit un fond du décor humain, le fond de décor de la société des hommes (un peu comme dans The Truman Show de Peter Weir où le ciel est peint sur un mur). Ainsi à cet instant pour la première fois, je touchais le vide du ciel, je respirais et même j’humais le vide du ciel, j’humais la proximité paradoxale du lointain. Ainsi pour la première fois, l’espace venait à ma rencontre comme je venais à la rencontre de l’espace, l’inhumanité de l’espace venait à ma rencontre comme je venais à la rencontre de l’inhumanité de l’espace. Avant cet instant, il n’y avait que l’humanité, la société incessante des hommes. Après cet instant il y avait à la fois les hommes et le monde, les hommes et la présence du monde, les hommes et l’immensité du dehors. Et puis aussi paradoxalement cette présence matérielle du monde donnait ainsi à sentir la présence matérielle des hommes. La présence inhumaine du monde provoquait l’extraction de l’humain en dehors de sa situation de stéréotype.
Il y a aussi à ce propos le cas extrêmement particulier de Mallarmé. Pour Mallarmé le monde existe, le cosmos existe, les formes stellaires existent, les formes stellaires du cosmos existent. Et l’humour de l’écriture de Mallarmé est pourtant d’essayer de transmuter cette existence du cosmos en salon bourgeois, de transmuter le cosmos en bibelot, en bibelot de salon bourgeois, d’encoquiller le cosmos, d’encoquiller le cosmos à l’intérieur du bibelot du néant, du bibelot bourgeois du néant. Le paradoxe de l’écriture de Mallarmé c’est de néantiser le cosmos, de néantiser le cosmos en tant qu’objet autrement dit aussi d’objectiver le cosmos en tant que néant. Ecrire pour Mallarmé c’est transformer le cosmos en bibelot d’inanité sonore, autrement dit en coquillage, en coquillage du ptyx, en coquillage de la petitesse incompréhensible du ptyx.
Au début du Manifeste du Surréalisme Breton fait une remarque à propos de Mallarmé qui m’a toujours semblé très subtile. Breton note que « Mallarmé est surréaliste dans la confidence. » La confidence surréaliste de Mallarmé ce serait alors de savoir comment intérioriser les puissances délirantes du cosmos à l’intérieur même du salon bourgeois. En effet l’éventail de Mallarmé improvise des confidences surréalistes. L’éventail de Mallarmé instille des confidences surréalistes parce qu’il parvient à plier le réel et le virtuel comme un faisceau de doigts, comme un faisceau de doigts ailées. La confidence surréaliste c’est en effet le jeu d’ailer les doigts avec l’éventail, d’ailer les doigts avec le souffle de l’éventail, d’ailer les doigts avec le souffle de virtualité de l’éventail, avec le souffle de virtualité stellaire de l’éventail.
Il serait aussi intéressant de lire l’œuvre de Bresson d’un point de vue surréaliste. Bresson compare en effet sa méthode de composition des films avec celle des techniques surréalistes. « (Le cinématographe), c’est le système de la poésie. Prendre des éléments aussi écartés que possible dans le monde et les rapprocher dans un certain ordre qui n’est pas l’ordre habituel, mais votre ordre à vous. » Assez bizarrement Bresson était d’ailleurs l’ami de Max Ernst et il avait aussi de l’admiration pour l’œuvre cinématographique de Cocteau. « Nos conceptions du cinématographe n’étaient pas les mêmes. Mais tout ce qui aurait pu nous diviser (sa recherche du gag tragique, mon refus à rendre l’intérieur extérieur par les procédés du théâtre, son goût du « merveilleux réaliste » etc.) était au contraire prétexte à une entente plus profonde. »
Savoir par cœur. Savoir lire par cœur. Comment le cœur mémorise-t-il les phrases ? Comment savoir par cœur l’œuvre de Lautréamont ? Comment savoir lire par cœur l’œuvre de Lautréamont ?
D’abord cette superbe remarque de Scutenaire à propos de Lautréamont. « Quelle perfection que l’œuvre et la vie d’Isidore Ducasse ! Combien cette vie manque à Rimbaud, à Baudelaire, et combien cette œuvre à François d’Assise ! »
Excepté les pièces de Shakespeare, il n’y a pas de livre qui donne autant le sentiment d’un bloc d’extrême cohérence que les Chants de Maldoror. Et il me semble à ce propos révélateur que ce soit Bloy qui ait été le premier à reconnaitre Lautréamont, le premier et même pendant quelques années après la mort de Lautréamont, le seul. Il est parfois difficile d’acquiescer intégralement à la vision du monde de Bloy. Cependant cette reconnaissance instantanée de l’œuvre de Lautréamont l’honore, même si Bloy n’accordait pas la moindre importance à cette valeur de l’honneur. Lautréamont apparait ainsi beaucoup plus proche de Bloy que de Rimbaud ou des surréalistes, à la fois plus proche de Bloy dans le temps et dans l’âme, plus proche de Bloy dans l’âme du temps.
Lautréamont n’est pas à la recherche de la liberté. Lautréamont est à la recherche de l’autonomie. « L’autonomie ou bien qu’on me change en hippopotame. » L’autonomie c’est-à-dire (selon une étymologie farfelue) l’aptitude à se nommer soi-même, l’aptitude à inventer son propre nom. Lautréamont est ainsi celui qui tente d’atteindre l’autonomie par le geste de réécrire d’abord son nom avec son pseudonyme puis ensuite de réécrire son pseudonyme avec son nom, avec son nom retrouvé (comme Proust parle de temps retrouvé), avec le temps retrouvé de son nom.
« Une vérité banale renferme plus de génie que les ouvrages de Dickens, de Gustave Aymard, de Victor Hugo, de Landelle. Avec les derniers, un enfant, survivant à l’univers, ne pourrait pas reconstruire l’âme humaine. Avec la première, il le pourrait. »
Eh bien cette remarque d’Isidore Ducasse me semble parfaitement exacte. Je ne suis pas certain cependant que l’œuvre même de Lautréamont permettrait à cet enfant de reconstruire l’âme humaine. Et cela simplement parce que le sentiment du monde de Lautréamont apparait profondément inhumain. Il y aurait ainsi deux grands types différents d’artistes, les artistes à point de vue humain (le plus souvent des romanciers et des dramaturges) et les artistes à sentiment inhumain (le plus souvent des poètes et des peintres). J’ai essayé de jouer une fois à savoir quel artiste je proposerai à un enfant seul au monde afin qu’il parvienne à reconstruire l’âme humaine. Et l’artiste auquel j’avais alors spontanément pensé était le cinéaste américain John Ford.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
j'ai relu cette nuit les "Notes pour mémoire autour de deux conversations téléphoniques", que tu m'avais envoyées fin mars et dont j'ai un tirage papier. C'est très intéressant, il y a comme toujours des vues profondes, des percées !
Je ne crois pas que Péret ni Desnos soient "plus surréalistes" que Breton. Il leur manque justement une certaine gravité, qui vient du romantisme allemand, un esprit de sérieux et de système, et qui ne compte pas peu dans "l'atmosphère" (au moins !) du surréalisme.
(…)
Salut fraternel,
Ivar