Remarques à propos de Falaise des Fous de P. Grainville
Salut Ivar,
Je viens de lire Falaise des Fous de P. Grainville, P. Grainville est un étrange académicien, parfois superbement inspiré. J’ai toujours lu ses livres avec joie : La Caverne Céleste, Le Paradis des Orages, L’Orgie, la Neige par exemple. Il y a quelque chose comme un lyrisme presque candide à l’intérieur de sa phrase qui me plait beaucoup. Grainville écrit en effet encore aujourd’hui avec les intentions et la manière de Flaubert. (C’est un Flaubert qui saurait à quoi ressemble le cinéma.) Eh bien cette écriture exaltée, à la fois exaltée et un peu guindé, cette écriture paradoxalement guindée par son exaltation même me plait.
Il y a par exemple de magnifiques évocations de la vague de Courbet à l’intérieur de son livre.
« La vague, c’est un tigre qui rit ! Il (Courbet) ajouta, fier, tout émoustillé : - Il y a quelques années, j’ai écrit ça à Victor Hugo. !
Ses vagues me subjuguèrent. (…) Monet n’aurait pu ou voulu peindre un monde d’une puissance si violente, si noire... Courbet ne cherchait pas les milles déclinaisons, les féeries changeantes et contradictoires de son confrère. C’est la même tempête immémoriale qui charrie et propulse ses marbrures brisées et ses arceaux crochus de bestialité. La mer houleuse ou, comment diras-je ? … bouleuse, le ciel charriant de lourdes nuées d’un violet sombre jusqu’à la couleur des ténèbres. (…) Ses vagues roulent du minéral broyé. Nulle transparence, nulle fluidité, mais la précipitation sur nous d’un vacarme de la matière hérissée, plissée, recourbée. Tonnerre de la vague dans ses différentes versions. Même grondement tellurique. L’écume n’est pas la mousse heureuse de Monet mais un gravier grenu, une rage de crinières caillouteuses. Un Cerbère dont la bave bouillonne en bouquets de mufles. Les barques sur le rivage sont de chaudrons noirs de Charon. »
Il y a en effet une boule de tonnerre, une boule de tonnerre boueuse, une boule de tonnerre à la fois boueuse et recourbée à l’intérieur de la vague de Courbet. Oui c’est précisément ça, la vague de Courbet comme un Cerbère de houle, un Cerbère de houle bouleuse, un Cerbère de houle recourbée, un Cerbère de houle bouleuse recourbée. Granville dit ainsi superbement la bestialité de la vague de Courbet. La vague de Courbet surgit comme le tonnerre de bestialité de l’écume, le tonnerre bestial d’une écume sombre.
Et encore ceci « Elle gonfle sa crinière de méduse, livide, sulfureuse, ailée de sa voussure de caillots jaunâtres. Le ciel bouillonne comme des mottes de glèbe. La vague culmine dans une vision de vautour grumeleux et de Léviathan. On voit les yeux noirs du monstre, ses groins et son bec de pieuvre. »
Là encore le jeu syllabique entre voussure et vautour est superbe. Et les métamorphoses animales aberrantes ont un aspect Lautréamont très beau. « Crinière de méduse » « bec de pieuvre » Et les adjectifs ultra-précis : livide, sulfureuse, le recourbement de la phrase ou plutôt le recourbement de la sensation à l’intérieur de la phrase qui évoque la courbure même de la vague « Ailée de sa voussure de caillots » ça aussi c’est splendide. Oui la vague lévite comme un Léviathan, la vague lévite livide, la vague lévite comme un Léviathan livide, la vague lévite comme un Léviathan de fureur, comme un Léviathan de fureur livide, comme un Léviathan de fureur sulfureuse, comme un Léviathan de fureur livide sulfureuse. La vague lévite comme un Léviathan d’écume, comme un Léviathan d’écume à la fois furieuse et sulfureuse, comme un Léviathan d’écume sulfurieuse. La vague lévite comme un Léviathan d’écume boueuse houleuse furieuse sulfureuse, comme un Léviathan d’écume boueuse houleuse bouleuse sulfurieuse. La vague lévite avec son mufle de méduse et ses voussures de vautours. La vague lévite avec ses innombrables mufles de méduse et son tonnerre de glèbe, et son tonnerre de glèbe cérébral, et son tonnerre de glèbe cerbèrale.
Grainville propose surtout de très nombreuses évocations de Monet. En voici quelques-unes.
« Dès que le végétal apparait avec monde, c’est la sarabande des couleurs fleurie, l’incroyable imbroglio des nuances. »
Oui en effet, Monet donne à sentir l’imbroglio des nuances. Monet donne à sentir l’imbroglio de nuances de l’ainsi. Monet donne à sentir l’imbroglio de nuances de l’ainsi maintenant.
Et aussi cette magnifique évocation des meules.
« Pâteuses, pétries, malaxés, bourrues, baratées, cuisinées par le vent, les pluies, gaufrées, striées, grenées, gratinées. Leur volume gonflé de vie profonde, centripète et mystérieuse. Nombrils ronds. Mamelles à la palpitation très lente. Leur charge magnétique et fœtale. » « Elles fument poreuses… elles ruminent l’astre, elles pensent l’axe du monde. Alchimiques ! Elles réverbèrent le nimbe de leur ombre suave. Elles s’immobilisent comme des moyeux bouddhiques et solaires. »
En effet, les meules fument le soleil. Les meules fument la roue du soleil. Les meules fument les fœtus du soleil. Les meules fument la roue de fœtus du soleil. Les meules fument les gaufres du soleil, la roue de gaufres du soleil, les gaufres de fœtus de soleil. Les meules ruminent l’astre. Les meules ruminent le magnétisme de l’astre. Les meules ruminent les gaufres de l’astre, le magnétisme de gaufres de l’astre. Les meules ruminent les fœtus de l’astre, le magnétisme de fœtus de l’astre. Les meules fument l’axe du monde. Les meules fument le magnétisme de l’axe du monde. Les meulent fument l’astre de l’herbe. Les meules fument l’herbe de l’axe du monde. Les meules fument le magnétisme d’herbes de l’axe du monde. Les meules fument l’astre d’herbes de l’axe du monde.
Et ceci encore très drôle « Le ciel bouge encore, Monet s’exclame : - Le ciel devrait savoir qu’il pose ! »
Et encore ces remarques passionnantes à propos de la puissance des fantômes dans la peinture de Monet.
« Monet aime les fantômes. Il erre au pays des doubles. Des revenants. Ce roi de la lumière cherche les brumes, l’évanouissement des formes et du monde. Le réel ne l’intéresse peut-être pas tant que son reflet troublé. Quelles figures ? Après tout, le premier tableau de la peinture moderne Impression, soleil levant, est un spectre. Près de trente ans après, au passage du nouveau siècle, que peint Monet, à Londres, de sa fenêtre ? Brouillard sur la tamise. Même fondu, même fumée, même évanouissement fantomal du monde. (…) Monet est hanté. Ses séries sont des hantises. Il y aurait un spectre fondamental chez lui. »
Et enfin ces évocations comparées de Monet et de Cézanne.
« A la vitrine d’un certain Vollard surgirent plusieurs Cézanne devant lesquels on s’arrêta longuement. Les hachures inclinées, courtes et juxtaposées de ses touches sur les pommes et ses paysages provoquèrent en nous un plaisir visuel inédit et presque tactile. On avait envie de les tracer nous-mêmes pour en éprouver la volupté pure, primitive. Ce n’étaient plus les taches concentriques et brouillées des impressionnistes. L’architecture en était différente, plus géométrique et plus silencieuse, qui nous donnait un étrange bonheur. Une sorte de douceur émanait des couleurs souvent suaves. Un tableau intitulé La Montagne Sainte Victoire dépeignait un mont dressé au-dessus d’un paysage en damier. Tout était calmement terrassé en aplats jaunes et verts, sédimenté, bâti, pyramidal. D’une grande sérénité lumineuse. Nul chaos Monet mais un cosmos d’ermite méditatif. »
(…)
« D’abord, les démarches de Cézanne et de Monet semblaient inverses. Cézanne détachait la pomme ou la maison orthogonale par l’énergie de leur puissance interne, qu’aucun reflet n’aurait ruinée. Monet tendait, au contraire, à ce moment de volupté où le motif s’évanouissait dans l’infini. Mais ils allaient se rejoindre dans une commune visée de l’extase. Au comble de la solitude, le sauvage Cézanne s’était embusqué dans son ultime atelier des Lauves, face à la Montagne. Monet, de son côté, avait déjà entrepris l’immense aventure des Nymphéas. L’immersion dans l’infini de l’eau reflétant le ciel et les fleurs, sans horizon. Cézanne : l’ascension de la Montagne verticale et tellurique qui ne barrait pourtant jamais le ciel. Quand Monet noyait le paysage, dissolvait ses motifs dans le grand tout chaotique. Cézanne plus initiatique, le construisait, l’articulait jusqu’à l’envol de la cime à la rencontre de l’air, de la nuée céleste et bleuâtre. Le génie de la matière remplissait son âme dépouillée. (…) Emergeant des épaisses strates jaunes et vertes du paysage horizontal, il bâtissait l’apparition sacrée. Au-dessus de la terre, dans le lointain, l’ange de la Montagne respirait. Ainsi qu’une torche plus claire, ainsi qu’une gloire. »
La Montagne Sainte Victoire révèle en effet un paysage en damier, le paysage en damier de la sédimentation du temps, le paysage en damier de la décantation du temps, le paysage en damier de l’érosion. Ce que Cézanne peint c’est ainsi l’espace en damier du temps. Ce que Cézanne peint c’est la pyramide de poussière de l’érosion, la pyramide de poussière du temps, la pyramide de poussière de l’érosion du temps. Ce que Cézanne peint c’est la pyramide de poussière tranquille sereine de l’érosion, la pyramide de poussière tranquille sereine du temps, de l’érosion même du temps.
Etrangement P. Granville utilise aussi pour évoquer les Nymphéas une formule extrêmement proche du titre de mon texte Jackson Pollock, L’Apocalypse du Calme. P. Grainville écrit en effet ceci : « Le regard nage dans ce placenta qui est aussi bien l’Apocalypse calme du Grand Tout sans bornes ». La ressemblance entre les deux formules est quand même stupéfiante. J’aurais malgré tout plutôt écrit quelque chose comme l’apocalypse calme du hors-tout, l’apocalypse calme du hors-tout sans bord.
Enfin ces phrases à propos de la cathédrale de Rouen. « Le monument (…) pétrifié dans sa végétation d’ornements figés comme des vertèbres. »
Chaque cathédrale gothique apparait en effet comme une végétation de vertèbres. Chaque cathédrale gothique apparait comme la végétation de vertèbres de l’épouvante, la végétation de vertèbres de l’enthousiasme, la végétation de vertèbres de l’épouvante enthousiaste, la végétation de vertèbres de l’enthousiasme épouvanté.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
je te remercie pour les notes que tu m'envoies sur le dernier roman de Grainville (que je n'ai jamais lu, mais je savais déjà que j'eusse dû !). Les passages que tu cites sont superbes, et tu les accompagnes et festonnes superbement !
(…)
J'ai vu, mais très mal, dans de très mauvaises conditions, Coincoin et les Z'inhumains. Rien capté. Il faudrait que je le revoie en replay, mais je n'ai pas du tout le temps en ce moment.
Amicalement,
Ivar