Cher Boris,

                    je commence à voir la fin de ma relecture poussée du premier pléiade de Breton. J'ai été très étonné par L'Immaculée Conception, écrit avec Eluard, un texte qui ne m'avait pas tellement accroché dans ma jeunesse... Il se passe quelque chose dans ce texte (la présentation des éditeurs, Marguerite Bonnet et Etienne-Alain Hubert, n'est pas inutile, et montre à quel point la poésie de Breton et d'Eluard peut, à cette époque, être concertée).

 

   Pas de rapport avec ce qui suit.

   Je viens de relire des pages que j'ai écrites il y a à peu près un an, pour répondre à une commande de Vinclair (un numéro de Catastrophes consacré pour partie à l'hétéronymie, ou -mat). J'ai pas mal ri au cours de cette relecture et je t'envoie ce texte que tu n'as pas eu, je crois. Tout est vrai là-dedans, en dehors du fait que mon interlocutrice n'existe pas. Je l'ai écrit très vite, ça avait tout l'air de couler de source.

 

   A bientôt.

Ivar

 

 

 

 

 

 

Pessoa

 

 

Salut Ivar,

 

 

« Nous perdons en écrivant le temps que nous devrions gagner en parlant, ou peut-être nous ne le perdons pas, mais nous n’avons personne pour parler avec la voix. »  F. Pessoa

 

Avec qui parler avec la voix ? Où trouver celui ou celle à qui parler avec la voix, avec qui parler à la voix, avec qui parler jusqu’à la voix, avec qui parler jusqu’à avoir une voix ?

 

N’avoir personne pour parler avec la voix, c’est la formule de désespoir de celui qui écrit. Et ce dont Pessoa a aussi fait l’expérience, c’est que même celui qui multiplie les pseudonymes, même celui qui dispose d’innombrables identités, d’innombrables identités hypothétiques et fictives ne parvient pas malgré tout à trouver à qui parler, à qui parler avec la voix. Celui qui écrit oscille ainsi à chaque instant entre deux poses absurdes, celle de parler sans voix et celle d’avoir une voix qui ne parle pas, celle d’avoir une voix sans parole. 

 

« Nul homme ne devrait laisser vingt livres à moins de pouvoir écrire comme vingt hommes différents. (…) Il devrait écrire moins et travailler plus. » F. Pessoa

Ainsi pour Pessoa, travailler c’est simplement devenir quelqu’un d’autre, c’est essayer d’imaginer d’autres formes d’existence pour disposer de l’autorisation éthique d’écrire d’autres livres. 

 

 

 

 

 

                                                                                                            A Bientôt                Boris

 

 

 

 

 

 

 

 

 Cher Boris,

on apprend à parler aussi bien en lisant, en écrivant. On apprend à poser la parole et à la jeter, à lui donner un axe, aussi bien en lisant et en écrivant. On apprend à habiller sa parole de sa voix aussi bien en écrivant. Quand on adresse sa parole, on l'habille, on commence par l'habiller, on soigne son vêtement. On l'habille dans la langue -- qui ne servira que plus tard à la déshabiller (ce qu'elle peut faire aussi).

   Quand on commence à parler à l'autre, on a l'impression de se déshabiller de venir nu devant lui ; ou on vient avec l'intention de le faire, d'arriver à le faire, au moins à s'habiller de nudité par la parole, beaucoup croient que la parole peut remplacer la nudité, même être la nudité même

   Certains se présentent devant nous la parole nue, ce peut être avec une grande élégance (elle ne sera vraiment grande que si elle est native). Mais la plupart arrivent en serrant contre eux les oripeaux de la parole, sur lesquels ils tirent involontairement autant qu'ils appuient, comme sur leur peau.

   Il y a plusieurs façons de perdre du temps en écrivant ; peut-être aussi différentes façons d'en gagner ?

   Cette idée de "travail" telle que Pessoa l'amène dans ces citations, ne me touche pas, ne me parle pas. En règle générale Pessoa ne me parle pas. Je ne sens pas Pessoa comme quelqu'un qui me parle. C'est peut-être de ma faute : il me semble bien que Pessoa cherche à me parler... mais il ne trouve pas à qui parler en moi. Même si positivement il était là devant moi à me parler, il me semble que sa parole ne me parviendrait pas. Mais peut-être en réalité n'a-t-il à me dire que l'impossibilité où il est de prononcer une parole qui me parle.

   Le travail de la parole est pour moi une nécessité. Car je ne suis pas né avec une parole toute trouvée. Au moins suis-je né avec une parole à trouver -- et c'est bien vrai qu'elle a été dure à trouver parce que je ne travaillais pas assez. L'idée du travail, pour moi, n'était pas évidente. On croit en l'Inspiration, quand on est jeune. On pourrait dire que l'Inspiration est une donnée immédiate de la conscience. Peut-être est-elle donnée, mais il faut savoir la prendre, ou plutôt : l'amener à nous prendre.

   Mais on n'ouvre un accès à l'Inspiration qu'en travaillant, qu'en se travaillant par le travail. Aussi on peut se travailler par le travail d'autres travailleurs qu'on fait se lever en soi. C'est ce que j'ai beaucoup fait, comme Pessoa (mais je ne le connaissais pas) (et, comme je n'entends pas sa parole, je ne le connais toujours pas).

   (Ceci dit je l'ai très peu lu, parce que lorsque j'ouvrais ses livres je n'entendais pas sa parole -- déjà pas sa voix).

 

... Et merci pour LE FEU de Barbusse, que je vais lire enfin ! (j'ai lu pas mal de récits sur 14-18, pas encore celui-là).

 

   (…)

   Bien amicalement,

Ivar

 

 

 

 

 

 

 

 

Réverbérations de la Voix

 

 

Salut Ivar,

 

 

D’abord quelques phrases de G. Agamben à propos de la voix. 

 

« La Voix (...) est en son essence, volonté, pur vouloir-dire. » 

« La Voix (...) ne dit rien, ne veut-dire aucune proposition signifiante : elle indique et veut dire le pur avoir lieu du langage. »

« La voix ne veut aucune proposition et aucun événement, elle veut que le langage soit. »

« La voix est la dimension éthique originelle, où l’homme dit oui au langage et consent à ce qu’il ait lieu. »

 

 

Quand on adresse sa parole, on l'habille, on commence par l'habiller, on soigne son vêtement. On l'habille dans la langue -

 

En effet, c’est par exemple l’attitude de Breton. Je t’en avais déjà parlé un jour. Je t’envoie de nouveau le passage parce que le problème du vêtement y était déjà en relation avec celui du travail. 

 

Breton (…) n’accorde (à l’inverse de Péguy) aucune valeur au travail. « Rien ne sert d’être vivant, le temps qu’on travaille. L’événement dont chacun est en droit d’attendre la révélation du sens de sa propre vie, cet événement que peut-être je n’ai pas encore trouvé mais sur la voie duquel je me cherche, n’est pas au prix du travail. » Breton n’accorde aucune valeur au travail parce que le travail lui semble obligatoirement aliéné, parce que le travail est pour lui obligatoirement identique à un prix. Breton n’a jamais l’intuition d’une gratuité du travail, d’un plaisir gratuit du travail. Breton n’a jamais l’intuition du travail comme grâce. Et en effet l’écriture de Breton n’est jamais travaillée, l’écriture de Breton est sans cesse surveillée sans être cependant travaillée, travaillée de manière artisanale. Breton surveille ses phrases, surveille narcissiquement ses phrases un peu comme un homme qui examine sa tenue vestimentaire avant d’aller à une soirée. Breton écrit comme un homme qui réajuste sa cravate, un homme qui réajuste sa cravate avant une discussion qu’il juge décisive et importante.

 

 

J’ai souvent été extrêmement agacé et parfois même dégoûté par la tendance à la paresse des poètes. Je pense par exemple à la paresse de Verlaine, de Baudelaire ou encore (moindre cependant) d’Apollinaire. J’ai toujours considéré à l’inverse le travail comme une valeur importante. Je n’ai jamais malgré tout assimilé le travail au souci et à l’effort, au souci de l’effort. J’ai toujours plutôt considéré le travail comme l’affirmation paradoxale de l’insouciance et de la facilité. Et l’inspiration ce serait ainsi précisément cela, le travail de la facilité.

 

 

 

Enfin la formule de ta lettre que je préfère c’est celle-ci.

 

s'habiller de nudité par la parole, 

 

J’ai malgré tout plutôt le sentiment que ce qui pare de nudité ce n’est pas la parole, c’est le silence. Le silence pare la chair de nudité. La parole habille plutôt le corps d’éblouissements.  

 

 

 

 

                                                                                                            A Bientôt                Boris 

 

 

 

 

 

 

 

Réverbérations 2

 

À Boris Wolowiec

2 avril

Je n’aborde pas la question de la voix comme Agamben. Là où il écrit « Voix » (avec la capitale), j’entends « parole ». La voix est le vêtement de la parole. Je commence toujours par comprendre ce qu’on me dit au premier degré, quelquefois de la façon la plus naïve. Lisant sur une tombe, à Berck, « le retour des tombeaux », j’ai d’abord compris que les tombeaux revenaient : pas qu’on en revenait !

En conséquence, dans ces formules d’Agamben, quelque chose me gêne, c’est que je lis « parole » où il a écrit « voix ». Il donne inutilement un degré d’abstraction au mot « voix », alors qu’il a à sa disposition le mot « parole ». – C’est un choix que je respecte, mais qui me met mal à l’aise.

Tu pourras me répondre qu’A. voit les choses encore plus naïvement que moi en plaçant la voix là où est la parole... Mais c’est un « philosophe » : sa parole n’est justement pas naïve – même si la « réverbération de la voix » a pu d’abord nous tromper.

Je maintiens donc ceci : la voix habille la parole. J’ai écrit aussi « On l’habille [la parole] dans la langue », formule où je confonds langue et parole. – Mais il me semble que la parole est la langue au moment où elle s’actualise et où elle dit effectivement quelque chose.

Pardon, mais ces arguties étaient nécessaires pour que je retombe sur mes pattes de matérialiste.

 

Breton a choisi de « soigner » sa parole. De faire passer sa parole par une grammaire stricte, formaliste, quasiment rituelle.

On pourrait dire qu’il lui faut achever le classicisme (et la préciosité) avant d’en venir au romantisme, et, par là (et par Lautréamont, Rimbaud, Jarry), au vingtième siècle.

À noter que Mallarmé n’aura été pour lui qu’un sursaut de la préciosité. Je ne crois pas qu’il ait voulu comprendre la profondeur de Mallarmé : elle lui était aussi fermée que la « surfacité » – je risque le mot ! – de Cézanne. Enfin... presque aussi fermée.

Chez Breton, pas de surface, mais pas de profondeur. C’est dans l’entre-deux qu’il se tient obstinément.

 

Breton « n’accorde... aucune valeur au travail », oui, mais c’est un grand travailleur. Pour lui le travail mercenaire, le travail salarié, comme le travail militant, n’ont aucune valeur. D’accord. Mais son travail, je ne dirai pas de poète (il le prendrait mal !), mais de lecteur, par exemple, de lecteur assidu, quotidien, de Hegel, ou son labeur long et ingrat d’anthologiste (la somme de travail que représente celle de l’humour noir, se rend-on compte ?) ne compte pas pour du travail. C’est... autre chose (je ne crois pas qu’il en ait jamais parlé).

En réalité il fut un grand travailleur – mais peut-être pas un « horrible travailleur », et cela justement parce qu’il ne voulait pas entendre parler d’une valeur du travail (autrement qu’en termes marxistes, peut-être).

Quand il écrit, je reprends ta citation : « L’événement dont chacun est en droit d’attendre la révélation du sens de sa propre vie, cet événement que peut-être je n’ai pas encore trouvé mais sur la voie de laquelle je me cherche, n’est pas au prix du travail », il veut dire qu’il est au prix d’une révélation, d’une illumination, qu’il est donné... il se refuse à voir la part du travail dans tout cela.

Au fond, c’est une morale. Breton est fasciné par les « moralistes », encore son rapport avec le dix-huitième siècle ! Il écrit « comme un homme qui réajuste sa cravate » — ta formule est cruelle, mais pas fausse. La « morale » de Breton ne veut pas voir les « horribles travailleurs », elle ne veut pas voir l’aspect sacrificiel du travail poétique. Breton, pour cette raison justement, a toujours gardé une méfiance à l’égard de Rimbaud, une forme d’incompréhension.

 

Oui, la paresse des poètes paraît souvent dégoûtante. Le travail routinier peut l’être au moins autant (dégoûtant) surtout quand il est faux et qu’il sait qu’il l’est. La corporation poétique abrite en son sein un nombre disproportionné d’imposteurs, nous le savons bien. Et tous ne sont pas forcément que pathétiques...

Je ne refuse pas l’idée que le travail puisse être considéré « comme l’affirmation paradoxale de l’insouciance et de la facilité ». Mais je l’ai rarement ressenti comme tel. Pour moi il a été plutôt, dans l’ensemble, lourd, obscur et ingrat.

Et sacrificiel ! — adjectif que j’amène ici sans honte, parce que sa vérité m’est évidente.

Quant à ta dernière formule : « ce qui pare de nudité ce n’est pas la parole, c’est le silence. Le silence pare la chair de nudité », tout n’est pas factice là-dedans. Il y a déjà cela qu’au moment où tu profères cette vérité, le silence est justement l’expression la plus haute de la parole.

 

 

 

 

 

 

Images de la Parole (Tzara-Stéfan-Gracq)

 

 

Salut Ivar,

 

 

Dans la vidéo d’une interview sur Youtube, Tzara ressemble à un simple retraité des postes qui parle tranquillement en roulant sa cigarette. Malgré tout, la flagrance de fumée de cette cigarette insinue qu’il serait volontiers allé tirer sur des toiles d’araignées à coups de revolver le dimanche en compagnie d’Alfred Jarry. Tzara ressemble ainsi à un retraité des postes de la pataphysique.

 

J’aime beaucoup la trivialité de Tzara dans ce documentaire. Sa manière donc surtout de rouler méthodiquement sa cigarette comme si le verbe et le tabac avaient la même valeur, comme si la poésie c’était précisément le tabac du verbe ou pour reprendre le très beau mot inventé par E. Jabès, le V’Herbe.

 

J’ai lu aussi Dada et les Dadaïsmes de M. Dachy, En voici quelques extraits qui m’ont fait penser à toi.

 

« A l’époque Littré mentionne dada comme le nom vulgaire du « lyret », un petit crabe des côtes de la Manche que les pêcheurs emploient comme appât après l’avoir écrasé. L’exemple donné par Littré aurait sans doute amusé les protagonistes du Cabaret Voltaire : « Etre malin  comme un dada écrasé. Se dit, par ironie, dans les environs de Boulogne-sur-Mer, d’une personne extrêmement simple. Tzara n’écrit-il pas à Breton en mai 1919 « Je ne suis qu’un être très normal qui se donne toute peine de s’idiotiser. »

 

« Dans l’atelier se trouve (…) sur une chaise la Roue de Bicyclette à laquelle Duchamp imprime une légère rotation en passant à proximité, le mouvement des rayons lui rappelant  celui, si apaisant, des flammes d’un feu. » 

 

 

La manière de Jude Stéfan d’incarner sa parole me plait aussi. Pour le dire franchement, je préfère sa manière de parler à sa manière d’écrire. Il a un timbre moqueur qui se promène, qui flâne à l’intérieur de sa gorge, que je trouve très élégant, timbre parfois semblable à celui de la narquoiserie de Deleuze. Stefan ressemble alors un peu à Tzara. Aucune arrogance pontifiante, aucune stupidité théâtrale de la parole, aucune attitude de mage péremptoire, plutôt une manière d’indiquer la trivialité de l’inspiration, la trivialité quotidienne de l’inspiration. Là où il m’a énormément surpris c’est aussi à l’instant de sa lecture de Musset. Je pensais en effet détester profondément Musset. Eh bien je dois admettre que la lecture de Stéfan m’en a révélé la noblesse, la légère noblesse.

 

 

Ce que dit Gracq à propos de l’œuvre de Lautréamont, à la fois comme affirmation de la souveraineté de l’écriture et dérision de cette souveraineté me plait beaucoup. C’est précisément cela la forme de l’humour majestueux de Lautréamont. C’est précisément aussi ce que j’essaie d’accomplir à l’intérieur de A Oui, à savoir l’écriture comme ruine souveraine, comme catastrophe impeccable, comme ruine souveraine du destin, comme catastrophe impeccable du destin.

 

 

 

 

 

                                                                                                            A Bientôt                Boris