Bonjour Laurent,
J’ai lu les Vingt-Sept Sonnets. Il a des formules élégantes à propos de la félicité intacte de la félinité et de l’embrasure sidérante de la blessure. J’aime bien aussi l’aspect de bestiaire allusif du livre (chat, tigre, lion, taupe, papillon, serpent) comme si la partition musicale du sonnet était aussi une zone méticuleusement animée, une esquisse minimale de zoo.
La phrase du livre que je préfère est celle où tu évoques le chat « Ses pattes sont Truffées d’entendre et d’une précaution à ouïr. « Les pattes truffées », la métaphore est superbe. (Et à l’instant de dactylographier cette phrase, je remarque que à ouïr est incroyablement proche de A Oui, je ne l’avais pas remarqué d’abord, voilà quelquechose d’à l’évidence inouï.) Ta manière de glisser les oreilles du chat à l’intérieur de ses pattes, d’immiscer ainsi l’écoute du chat à l’intérieur des coussinets de ses pattes me plait beaucoup. Ainsi c’est comme si le chat marchait aussi avec ses oreilles, c’est comme si le chat marchait sur le fil de prudence de ses oreilles. Le mot de truffe est souvent utilisé pour désigner le museau du chat et plus souvent encore celui du chien, sans qu’il soit simple de savoir si ce mot est une désignation littérale ou une métaphore (la truffe, le champignon). Tu as ainsi préféré déplacer ce mot sur un autre fragment du corps. Ainsi ta métaphore ne relie pas seulement les pattes et les oreilles du chat, elle relie les pattes, les oreilles et le museau. Tu indiques ainsi une caractéristique sensorielle de la silhouette du chat, une caractéristique sensorielle de son allure. Pour le chat en effet, la détection semble toujours déjà une forme de locomotion. Ce serait l’aspect quasi cybernétique du chat. Le chat est un cyborg de velours, un subtil cyborg de velours, un cyborg de subtilité veloutée.
Il y a chez toi une imagination cosmique de la blessure. « C’est le monde tout Entier qui jaillit de toute infime blessure. (…) Les plus grands nuages semblent jaillir d’à peine Un coup d’ongle dans l’inatteignable du ciel. » C’est comme si pour toi le monde ne devenait visible qu’à l’instant de la blessure et c’est aussi comme si pour toi la blessure révélait la taille du monde, la taille visible du monde. Tu as la vision d’un monde blessé, d’un monde blessé par son apparition même, d’un monde blessé par son expansion même, comme si le monde était entaillé, tailladé par son apparition même, comme si le monde apparaissait taillé à sa démesure. Tu as la vision d’un monde qui s’enveloppe et se développe, qui s’enroule et se déroule, qui s’enchaine et se déchaine à couteaux tirés. Ce monde à couteaux tirés est un monde de paille. « La paille qui semble Retombée, en réalité elle est à Couteaux tirés ». Monde de paille peut-être aussi comme on dit « homme de paille ». Tu as la vision d’un monde hypothétique, d’un monde dont la blessure serait l’indice de sa fiction, d’un monde qui serait aussi « un prête-nom », le prête-nom de l’indicible ou de l’innommable. Cette paille à couteaux tirés (ces couteaux extraits de la paille) serait l’image même de la précaution, l’image de la précaution enfantine ; expérience de la précaution qui est celle de l’enfant qui s’aperçoit pour la première fois que même le brin d’herbe blesse. (Et une fois encore cette blessure provoquée par le brin d’herbe révèle la taille du monde « Un brin d’herbe dans le monde, en est l’échelle, la mise à l’échelle. ») Il y a dans ta poésie une étrange forme de combat du monde avec lui-même, un étrange combat prudent, une étrange bataille précautionneuse (la bataille précautionneuse de la paille), quelque chose qui ressemble à un polemos poli, un héraclitéisme courtois.
Cette vision d’un monde blessé est aussi celle d’un monde brûlé, d’un monde en proie aux flammes, c’est à dire d’un monde à chaque instant saisi et ressaisi entre les griffes de feu de son surgissement. C’est comme si pour toi, le monde était sa propre proie, comme si le monde était un loup pour le monde, un loup de feu pour le monde, comme si le monde était un tigre métaphorique pour le monde. C’est comme si pour toi, le monde à chaque instant se chassait et s’enchâssait à l’intérieur de lui-même. Il y a chez toi une sorte de cynégétisme de l’image, un cynégétisme de la tautologie, un cynégétisme de l’image tautologique. Le monde apparait ainsi à la fois comme une proie et un royaume. Le monde s’enchâsse à l’intérieur de lui-même en proie au royaume du feu. (Ce monde enchâssé en lui-même c’est aussi ce que tu dis à propos du serpent « Comme un emprisonnement du monde courant à sa surface ». Ce monde à la fois blessé et brûlé ce serait peut-être ainsi quelquechose comme un paradis lové sur lui-même tel un serpent, un paradis enroulé sur lui-même tel un serpent à sonnets.)
« Image de l’image que l’image de La bouche, qui dans sa suture va parler ! » Ou encore image de l’image c’est à dire symbole absolu que la bouche qui parle par sa blessure même. Il y a un symbole absolu de la bouche, comme il y a un symbole absolu du crâne. (Le bol cosmique ce serait précisément cela, la forme d’une coupure globale, ce qui sait comment symboliser les deux bords d’une blessure.) C’est ce que dans A Oui j’appelle la bouche du crâne. La bouche du crâne déclare la blessure du sang comme symbole. La bouche du crâne déclare la blessure de silence du sang comme symbole absolu. La bouche parle par l’éclat de sa blessure. La bouche parle par l’éclair de calme de sa blessure. Les lèvres de la bouche révèlent une blessure facile, une blessure aisée. Les lèvres de la bouche révèlent la blessure d’une aisance en dehors de la liberté. Les lèvres de la bouche déclarent la blessure d’aisance du destin.
« L’eau coule et se jette dans la gueule de l’eau. »
L’eau se jette à l’intérieur de la gueule de l’oxygène. L’eau se jette à l’intérieur de la gueule du vide. L’eau se jette à l’intérieur de la gueule d’oxygène du vide. L’eau se jette à l’intérieur de la gueule d’ivresse du vide, à l’intérieur de la saoulerie du vide, à l’intérieur de la gueule saoule, saoule d’oxygène du vide, à l’intérieur de la gueule ivre, ivre d’oxygène du vide, à l’intérieur de la gueule d’eau de feu du vide, à l’intérieur de la gueule d’alcool du vide, à l’intérieur de la gueule d’alcool ivre du vide, à l’intérieur de la gueule de vin du vide, à l’intérieur de la gueule de vin ivre du vide, à l’intérieur de la vendange d’oxygène du vide, à l’intérieur de la gueule de vendange du vide, à l’intérieur de la gueule d‘ange du vide, à l’intérieur de la gueule d’ange vendangé du vide, à l’intérieur de la gueule de loup, à l’intérieur de la gueule de loup loupé, à l’intérieur de la gueule d’ange loupé, vendangé loupé du vide, à l’intérieur de la gueule d’ange saoul, saoul vendangé loupé du vide. L’eau se jette à l’intérieur de la gueule de ruine du vide, à l’intérieur de la gueule de rire du vide, à l’intérieur de la gueule de ruine rieuse du vide, à l’intérieur de la gueule de rigolade du vide, à l’intérieur de la gueule d’ange rigolard du vide, d’ange rigolard saoul du vide, à l’intérieur de la gueule de rigolade angélique du vide, à l‘intérieur de la gueule de rigolade avinée, de rigolade alcoolisée, avinée alcoolisée, angélique avinée alcoolisée du vide. L’eau se jette l’intérieur de la gueule de lèvres du vide, à l’intérieur de la gueule de lèvres saoules du vide, à l’intérieur de la gueules de lèvres alcoolisées, saoules alcoolisées du vide, à l’intérieur de la gueule de rigolade saoule alcoolisée du vide, à l’intérieur de la gueule irisée du vide, à l’intérieur de la gueule alcoolisée irisée, saoule alcoolisée irisée du vide, à l’intérieur de la gueule de rigolade saoule alcoolisée irisée du vide, à l’intérieur de la gueule ivre, saoule alcoolisée ivre irisée du vide, à l’intérieur de la gueule de rigolade saoule alcoolisée ivre irisée du vide.
(En mémoire d’une fontaine qui se tenait en face de nous. En mémoire d’une fontaine qui se tenait, se retenait, se détenait comme une prison de pleurs, comme la geôlière de ses larmes, comme la geôlière volière de ses larmes en face de nous.)
Une phrase de Jean Pierre Richard à propos du désir alchimique de Nerval très proche de la forme de ton imagination matérielle. « Pour Nerval… l’eau véritable est celle qui aura été traversée, mouillée par le feu. »
Dans The Grand Master de Wong-Kar-Wai, la femme samouraï qui sait le secret des 64 gestes dit cette phrase. « L’art ne doit pas être plus grand que le monde. Il ne doit pas s’élever plus haut que le ciel et il ne doit pas non plus durer plus longtemps que la terre. C’est pourquoi, nous devons aussi accepter que cet art un jour disparaisse. » Tu m’as dit que tu aurais préféré avoir écrit un livre de sonnets plus volumineux. Ainsi pourquoi ne pas écrire un jour un livre intitulé 64 Sonnets Secrets ?
« L’abeille vient errer au pourquoi de la rose. »
L’abeille trouve le pourquoi de la rose. L’abeille trouve le pourquoi insensé de la rose. L’abeille trouve le pourquoi de paix de la rose, le pourquoi de paix insensée de la rose. L’abeille butine aberrante. L’abeille butine laborieuse aberrante. L’abeille butine laborieuse aberrante comme l’emblème aléatoire de Laurent Albarracin.
A Bientôt Boris Wolowiec
Bonjour Laurent,
Merci de l’envoi du Citron Métabolique. Citron semblable à la citation scintillante de l’ici, de l’ainsi soit ici, de l’ainsi soit encore ici.
Et félicitations aussi pour ton texte sur Eric. Le titre est très bon et le développement comme toujours très cohérent. « Ponge à rebours » c’est impeccable. Le livre d’Eric semble en effet réécrire l’œuvre de Ponge selon l’humeur cataclysmique de Huysmans.
(…)
A Bientôt Boris
Bonjour Laurent,
Je trouve la dernière version de Jusqu’à impeccable. Je t’envoie des extraits d’un bestiaire pour fêter ça.
A Bientôt Boris