Bonjour Laurent,
Je t’envoie A propos d’Avec l’Enfant.
Une indication. J’ai aussi envoyé ce texte à Florence Trocmé, Eric Chevillard, Emmanuel Caroux, Ivar Ch’Vavar, Philippe Jaffeux, Florian Caschera, Jean-Daniel Botta, Léonore Boulanger et Philippe Crab.
A Bientôt Boris
A propos d’Avec l’Enfant.
Avec l’Enfant apparait d’abord comme une apologie de la fantaisie. Avec l’Enfant essaie ainsi de dire comment l’enfant affirme la fantaisie, la fantaisie plutôt que l’imagination. L’enfant serait alors semblable à un surréaliste spontané (surréalisme spontané que je développe à l’intérieur du chapitre intitulé Fantaisie de l’Enfant). A ce propos, l’écrivain qui serait le plus proche de cette fantaisie de l’enfance c’est Benjamin Péret. J’ai écrit le chapitre Fantaisie de l’Enfant en marge de l’œuvre de B. Péret, en marge en particulier de ce texte étonnant intitulé Histoire Naturelle.
Cette fantaisie de l’enfant c’est une manière de transposer des usages, de transposer des techniques, de transposer des fonctionnements techniques. Un ami m’avait par exemple une fois raconté qu’il avait vu sur la plage en vacances des enfants s’amuser à se photographier avec des cornets de glace. L’enfant fait ainsi comme si le cornet de glace était un appareil photographique. En effet l’enfant ne sait pas encore comment les objets fonctionnent, c’est pourquoi il parvient à proposer des hypothèses de fonctionnement fantaisiste avec une incroyable facilité.
A l’époque où j’écrivais ce texte, j’habitais la ville de Troyes, et je travaillais la fenêtre de mon appartement grande ouverte sur la rue. J’entendais alors souvent deux petites filles d’une famille d’origine centre-africaine jouer ensemble dans le jardin de la maison en face de chez moi. Ces deux petites filles s’appelaient Alison et Ophélie, elles avaient environ 8 et 4 ans. La petite Ophélie avait une voix d’une fraicheur et d’une clarté inoubliable. Ainsi chaque jour je les entendais jouer, parler, crier, et se chamailler gaiement. Ophélie presque chaque jour en attendant sa sœur à l’intérieur du jardin hurlait « Alison ! Alison ! Tu viens ! » C’était un hurlement sans aucune stridence, un hurlement de fraicheur, un hurlement de gentillesse, un hurlement de fraicheur gentille, de gentillesse fraiche. Et j’ai aussi surtout entendu Ophélie clamer un matin cette table de multiplication ahurissante avec un timbre de voix d’une certitude intégrale. « Une fois un, un. Deux fois un, un. Trois fois un, un. Quatre fois un, un. Cinq fois un, un. Six fois un, un. Sept fois un, un. Huit fois un, un. Neuf fois un, un. Dix fois un, un. » La certitude de sa voix était alors si intense que j’ai eu l’intuition instantanée que ce qu’elle disait était finalement exact. (J’entendais aussi parfois Ophélie chanter la comptine du petit escargot avec un mélange d’application et d’enthousiasme qui déchirait littéralement le cœur. « Petit escargot, porte sur son dos, sa maisonnette. Mais c’est quand il pleut, qu’il est le plus heureux, et c’est tant mieux. »)
Parfois encore quand je sortais à pied de mon appartement pour aller chercher du pain à la boulangerie, je voyais Ophélie s’amuser à prendre et à jeter des graviers à l’intérieur de l’espace d’ouverture du portail de sa maison. Elle jetait ces graviers avec une attention étonnante. Etrangement j’avais un peu oublié ce geste enfantin de prendre et de jeter. C’est seulement en revoyant Ophélie accomplir ce geste avec autant d’intensité qu’il m’est revenu instantanément en mémoire et que j’ai eu l’intuition que ce geste était quelque chose comme un schème, un schéma essentiel, un schéma extrêmement profond de l’enfance, un schéma préhistorique presque de l’humanité même, à savoir le schéma archétypal de la prise et de la projection..
Le livre apparait aussi comme une réponse à deux beaux livres d’E. Savitzkaya : Marin, mon Cœur et Exquise Louise. Une formule prodigieuse surtout de Savitzkaya que j’ai intégrée telle quelle à l’intérieur du livre : « S’endormir d’étonnement. », phrase que j’ai essayé d’amplifier par une suite d’aphorismes.
Le livre répond aussi parfois de manière allusive à des textes de Bachelard (La Poétique de la Rêverie, le chapitre intitulé Les Rêveries vers l’Enfance), de Deleuze (Critique et Clinique) et d’Agamben (Enfance et Histoire).
Ceci par exemple de Bachelard « Reconnaitre la permanence, dans l’âme humaine, d’un noyau d’enfance, une enfance immobile mais toujours vivante, hors de l’histoire, cachée aux autres (…) qui n’a d’être réel que dans ses instants d’illumination - autant dire dans les instants de son existence poétique. » Avec l’Enfant modifie malgré tout la vision de Bachelard. En effet je n’ai pas le sentiment que le monde de l’enfance soit celui de l’imagination, l’imagination que Bachelard théorise. Et cela simplement parce que l’enfant ne sait pas ce qu’est le travail, le travail de la matière. Ou bien lorsque l’enfant travaille la matière, il travaille la matière au hasard sans finalité. Un enfant sait par exemple comment pétrir, pétrir la terre, cependant un enfant ne sait pas forger, forger le fer.
Et encore ceci de Deleuze « L’enfant ne cesse de dire ce qu’il fait ou tente de faire : explorer des milieux, par trajets dynamiques, et en dresser la carte. (...) Rien n’est plus instructif que les chemins d’enfants autistes, tel que Deligny en révèle les cartes, et les superpose, avec leurs lignes coutumières, leurs lignes d’erre, leurs boucles, leurs repentirs et rebroussements, toutes leurs singularités. » (Ce que les Enfants Disent, Critique et Clinique)
Avec l’Enfant apparait évidemment aussi comme une réponse à la phrase célèbre de Baudelaire. « Le génie c’est l’enfance retrouvée à volonté. » La phrase de Baudelaire est belle, je ne suis pas certain cependant qu’elle soit exacte.
En effet, je n’ai pas le sentiment que l’enfant soit génial, je n’ai pas le sentiment qu’il y ait un génie créateur de l’enfant. Je dirais plutôt que l’enfant invente d’innombrables gestes et jeux de fantaisie. Il n’y a pas de génie de l’enfant et cela simplement parce que l’enfant ne sait pas composer. L’enfant ne sait pas composer parce qu’il ne sait pas comment achever. « Le devoir d’achever est le premier de nos devoirs et si les enfants l’ignorent c’est qu’ils ignorent mourir et l’urgence d’en finir. » Marc Cholodenko. Pour l’enfant cela recommence toujours. Pour l’enfant l’inachèvement recommence toujours. Le problème c’est ainsi de parvenir à donner malgré tout une forme à ce recommencement inachevé, de parvenir à composer malgré tout cet inachèvement recommencé de l’enfant. Cette forme c’est celle de la répétition, de la répétition volontaire, forme de la répétition volontaire qui a d’abord été inventée par Charles Péguy, qui a été reprise ensuite par Francis Ponge et plus récemment aussi par Christophe Tarkos. La rhétorique de la répétition apparait ainsi comme la seule manière de parvenir à intégrer à l’intérieur de l’écriture la sensation d’inachèvement, d’inachèvement toujours recommencé de l’enfance.
Une précision encore cependant. L’enfant n’est pas génial, malgré tout il n’y a pas de génie sans aptitude à sauvegarder les formes de fantaisie de l’enfance. Le génie ce serait ainsi de sauvegarder à l’intérieur de sa chair les formes de fantaisie de l’enfance et de parvenir ensuite à travailler ces formes de fantaisie avec une extrême lucidité. Le génie c’est de travailler avec lucidité les formes du jeu de l’enfance, et par ce geste de travailler les formes du jeu de l’enfance, de savoir ainsi comment métamorphoser ces formes de jeu afin qu’elles apparaissent comme des formes du futur. Le génie c’est de travailler l’enfance pour que cette enfance devienne hypothèse du futur, hypothèse d’une existence future. « Qui croit renouvelable l’énigme la devient. » R. Char. Le génie ce serait ainsi de parvenir à renouveler l’énigme de l’enfance afin de devenir ainsi l’énigme de l’enfance au futur. C’est ce que j’avais déjà indiqué à l’intérieur de Malcolm de Chazal, Génie Mystique de la Sensation.
« Après Sens Plastique, je me suis retrouvé plus enfant que lorsque j’étais enfant. »
Chazal ne pense donc pas uniquement comme Baudelaire que « Le génie c’est l’enfance retrouvée à volonté. » Chazal considère plutôt que le génie apparait comme une manière de trouver une forme d’enfance absolue, une forme d’enfance intégrale que l’enfant n’a pas connue (…).
Ainsi pour Chazal le génie ne retrouve pas l’enfance, le génie ne retrouve pas l’enfance qui a été perdue, qui a été perdue dans le passé. Pour Chazal le génie parvient plutôt à l’inverse à créer l’enfance, à créer l’enfance au futur. Le génie invente l’enfance comme forme du futur. Le génie invente l’enfance comme forme indestructible du futur, comme forme immortelle du futur.
Ainsi pour le dire de manière provocatrice, le génie ce n’est pas l’enfant, le génie c’est plutôt celui qui fait travailler l’enfant, celui qui fait travailler presque cyniquement l’enfant. Le génie c’est celui qui fait travailler l’enfant à l’intérieur de la mine du papier. En effet le génie écrit avec la mine de son crayon ce que l’enfant a d’abord extrait de la mine du papier. Le génie c’est ainsi ce miracle, ce miracle cynique de la transformation de la mine de papier de l’enfance en mine de crayon de la vieillesse. En effet celui qui écrit de manière géniale ce n’est pas l’adulte (autrement dit tel que le note P. Quignard celui qui a atteint sa fin, ad-ultima). Celui qui écrit de manière géniale c’est celui qui se tient en équilibre en dehors même de sa fin, en dehors même de la finalité de sa vie. Le geste du génie ce serait ainsi de court-circuiter prodigieusement l’âge adulte par la coïncidence violente de l’enfance et de la vieillesse, par la coïncidence à la fois programmée et improvisée de l’enfance et de la vieillesse. Le génie c’est le vieillard qui fait travailler l’enfant, c’est le vieillard qui fait travailler le jeu de l’enfant jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’extrême épuisement. Malgré tout l’enfant reste inépuisable, le jeu de l’enfant reste inépuisable. Le génie c’est le vieillard qui fait travailler le jeu de l’enfant, malgré tout c’est aussi celui qui un jour apprend lorsqu’il n’a plus lui-même la force de faire travailler ainsi cyniquement l’enfant, que le jeu de l’enfant, que la volonté de jeu de l’enfant reste toujours plus intense et démesurée que la volonté de travail d’un vieillard. Le génie c’est aussi celui qui un jour apprend que l’œuvre a des limites quand à l’inverse le jeu de l’enfant grâce auquel l’œuvre s’est élaborée reste illimité. Le génie ainsi un jour apprend que le jeu de l’enfant inachève toujours l’œuvre, que le jeu de l’enfant apparait toujours à la fois comme ce qui commence et inachève l’œuvre.
Quelques indications encore en désordre.
Le chapitre Hypothèse de l’Enfant est une reprise et une amplification d’une phrase des Absences du Capitaine Cook d’Eric Chevillard. « Il plie son âge en trois, il oublie un arbre, il se met nu sur ses vêtements… » C’est comme si alors plutôt que de citer simplement cette phrase, je préférais m’amuser à prendre et à jeter cette phrase comme ça, comme ça pour le plaisir et à force de prendre et de jeter cette phrase, je métamorphosais ainsi cette phrase pour voir, pour voir ce que cela donne.
Le chapitre Tas de l’Enfant a un statut un peu particulier à l’intérieur du livre. Ce chapitre n’a pas en effet été écrit à la même époque que les autres. Ce chapitre a été écrit, si je me souviens bien, deux ou trois ans après les autres. Ce chapitre serait une sorte de récapitulation, de récapitulation des autres chapitres dans le style de G. Stein. Ce chapitre serait une manière de ranger les jouets ou plutôt une manière de transformer le geste de ranger les jouets en jeu, une manière d’inventer le jeu même de ranger les jouets.
La fin du livre (Sensation de l’Enfant, Posture de l’Enfant, Sommeil de l’Enfant, Silence de l’Enfant) a une forme plus proche de l’imagination de Bachelard et de l’écriture de Malcolm de Chazal. Cette fois l’enfant imagine, l’enfant imagine avec profondeur et intensité. Je me demande cependant si je ne ruse pas alors un peu et ne modifie pas la manière par laquelle l’enfant approche le monde. J’ai en effet le sentiment qu’à la fin du livre l’enfance n’apparait plus simplement évoquée par le texte, que l’enfance apparait plutôt cette fois recomposée, recomposée par le geste d’imagination de l’écriture.
Une remarque enfin à propos du titre Avec l’Enfant. C’est une manière de faire rimer d’emblée la préposition avec et le nom Wolowiec, une manière d’exclamer ainsi une rime entre mon nom et la préposition avec, comme si à l’intérieur de l’enfance le nom devenait préposition et la préposition devenait nom.
Le livre ressemble ainsi finalement à une mosaïque, une mosaïque à la fois de méditations abstraites et d’évocations sensorielles, de méditations abstraites dans un style parfois proche de Gertrude Stein et d’évocations sensorielles plutôt surréalistes, d’un surréalisme burlesque et désinvolte à la manière de Benjamin Péret.
Merci pour ce beau texte-document sur les coulisses d'Avec l'enfant. Je ne savais pas que "S'endormir d'étonnement" était tiré d'un livre de Savitzkaya.
(…)
A bientôt,
Laurent