Bonjour Laurent,
(…)
J’ai lu le livre de Leperlier. Je l’ai trouvé intéressant et plutôt élégamment écrit. Il y a quelque chose de proche du style de Breton dans la manière d’écrire de Leperlier, une sorte de solennité cristalline. J’aurais cependant préféré que Leperlier écrive un livre uniquement à propos de l’imagination. Toute la partie disons satirique à propos des aspects ridicules de la poésie contemporaine, même si je suis le plus souvent d’accord avec les exemples qu’il propose, me semble finalement superflue. En effet, nous n’avons pas de temps à perdre à nous moquer de ces poètes insignifiants.
Il y a parfois quelques remarques plutôt profondes. Ceci par exemple. « L’imagination n’est pas une fonction comme un autre mais la « condition de possibilité de toutes les facultés » pour reprendre les termes de Heidegger, interprète du schématisme kantien. » J’ai savouré aussi l’extrait où Leperlier indique que le problème de l’imagination n’est pas un problème uniquement verbal. « Comme a pu l’établir J. Piaget, sur le plan psychologique, le langage articulé n’est qu’un cas particulier de notre capacité de symbolisation, de notre pouvoir d’évoquer, d’imaginer des objets ou des événements « absents » à l’aide de signes (…) (gestes, figures, mots, choses, sons, dessins , etc) (…) La parole se constitue quasi simultanément, en synergie avec d’autres grandes conduites de référence, telles que l’imitation, le dessin, l’image mentale et le jeu. Ce qui revient à placer l’imagination à la source même de la vie psychologique. » Je modifierais cependant la conclusion de Leperlier. Je n’ai pas en effet le sentiment que l’imagination soit en relation avec la vie psychologique. Je dirais plutôt que l’imagination se trouve à la source de l’existence symbolique.
Et il y a encore aussi une citation de Merleau-Ponty qui m’a séduit. « L’être est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience. » Je la réécrirais malgré tout plutôt ainsi. L’apparition du monde provoque la volonté de créer. L’apparition du monde provoque la volonté de créer pour que nous parvenions à faire l’expérience de cette apparition du monde et cela afin d’essayer ensuite d’y répondre.
Leperlier évoque avec netteté la pensée de Bergson. En lisant son livre j’ai pris alors conscience d’un aspect plutôt surprenant à propos de Bergson. En effet la philosophie de Bergson est principalement une philosophie de l’image, de la matière-image. « J’appelle matière l’ensemble des images, et perception de la matière ces mêmes images rapportées à l’action possible d’une certaine image déterminée, mon corps. » Pourtant étrangement Bergson n’a pas développé une philosophie de l’imagination. Et il n’y a quasiment pas non plus de poète ayant été inspiré par cette philosophie de l’image de Bergson, le seul qui soit parvenu à l’utiliser en la modifiant, en la métamorphosant malgré tout plutôt violemment, c’est Péguy. (Il faudrait cependant ajouter à ce propos que Deleuze a utilisé la philosophie de l’image de Bergson avec une superbe prodigalité dans ses deux livres à propos du cinéma.)
J’ai donc compris que Leperlier est profondément bergsonien. « En posant expressément l’identité de la matière - du réel - et de l’image, Bergson (…) s’est efforcé de se dégager d’une problématique inextricable. Il n’y a pas de réel ou d’imaginaire en soi, il n’y a pas de différence de nature entre l’un et l’autre, mais des modalités d’existence qui interfèrent en permanence. Le monde est composé de rapports d’images - « d’images réelles » - qui se distinguent par leurs degrés d’activité, de contradiction, de nouveauté et de puissance. » Autrement dit ce qui intéresse Leperlier c’est la mémoire plutôt que l’imagination, ce sont les images de la mémoire plutôt que l’imagination de la matière. (L’image étant selon Bergson une sorte de cristallisation de la mémoire.) Ce que cherche Leperlier ce seraient plutôt des formes de temps que des formes de la matière. « Vivre « l’inflexion éternelle des moments » (Arthur Rimbaud), c’est opposer à l’absolu d’un instant théorique l’amplitude d’une durée concrète et qualitative ; une durée qui, se poétisant, s’éternise. »
Enfin tu le sais le sentiment du haïku m’est plutôt étranger. J’ai trouvé cependant qu’il y en avait parfois de subtils dans le livre de C. Ducos. Celui-ci par exemple « De temps à autre / au pied du vase/ un pétale » ou encore celui-là « Billes d’agate / retrouvés/ mes yeux d’enfant ». Et surtout ceci (qui n’est pas cependant un haïku) que je trouve très beau « Sous la peau nue des pierres/ bat le sang /du silence ».
A Bientôt Boris
Cher Boris,
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Merci pour tes remarques concernant le Leperlier. La partie satirique et polémique n'est bien sûr pas la plus nécessaire, mais il peut être bon quelquefois (et réjouissant) de rappeler des évidences de cet ordre. Content aussi que tu aies apprécié la subtilité des haïkus de Christian Ducos.
Bien à toi,
Laurent