Bonjour Laurent,
Je t’adresse la retranscription de mémoire de notre rencontre à Angers le dimanche 28 décembre 2014. A toi maintenant de dire si cette retranscription te semble acceptable ou non.
A Bientôt Boris
Archives aléatoires d’une Conversation nocturne.
Jardin du Mail.
Tu avances à ma rencontre, de la grande roue disposée là pendant les fêtes de Noël jusqu’au rebord de la fontaine du Jardin du Mail. Je te dis alors « Pardonne-moi, je suis un peu en retard. Tu n’as pas eu trop froid ? » « Non, c’est bon, je buvais un vin chaud auprès de la roue en attendant. » « C’est étrange, plus ça va, plus je deviens presque indifférent à la ponctualité. Tu aurais attendu combien de temps sinon ? » « Je ne sais pas, disons trois-quarts d’heure, parce qu’en effet il fait un peu froid. » « Oui, moi aussi, ce serait à peu près pareil. Disons une heure quand le temps est normal et peut-être un peu moins quand il fait froid. »
Place Lorraine.
L. « Tu as mangé, tu as diné ou déjeuner ? Je ne sais comment dire étant donné ton décalage temporel. » B. « Non, pas encore. Tu as remarqué, ils sont assez curieux les mots en français pour désigner les repas. Le petit-déjeuner, le déjeuner, le diner, le souper, le réveillon… Le souper c’est sans doute quand nous mangeons de la soupe. Quant au réveillon je ne sais pas trop, le repas pour rester éveillé peut-être. » « Et le déjeuner c’est ce qui met fin au jeûne, déjeuner c’est littéralement dé-jeûner. » « Ah dis donc, c’est vrai, je ne l’avais jamais remarqué. » « Je l’ai appris il n’y a pas très longtemps. » « Je me demande d’ailleurs si quelqu’un ne me l’avait pas déjà dit, en tout cas je l’avais oublié. »
Boulevard Foch.
B. « Alors une conversation à propos de Kant ça te tenterait ? » L. « Oui si tu veux pourquoi pas. » « Eh bien allons-y. Il me semble d’abord que ce qui pourrait beaucoup t’intéresser dans l’œuvre de Kant, c’est la notion de schème qu’il invente à propos de l’imagination. Selon Kant, l’imagination se compose de schèmes, c’est à dire de chaines, de chaines de sensations. L’imagination c’est ce qui propose des chaines de sensations, des enchainements de sensation. J’ai le sentiment que c’est quelque chose d’extrêmement proche de toi, d’extrêmement proche de la vision de la chaine que tu évoques souvent, par exemple dans le Verre de l’Eau. Tu sais de la chaine qui s’élance par le geste même de tomber sur elle-même, de tomber en elle-même. C’est un très beau mot schème. C’est à la fois le schéma et l’amour, c’est un schéma d’amour. » « C’est proche de sème aussi. » « Oui en effet. Ce qui pourrait aussi t’intéresser à propos de Kant, c’est ce qu’il dit à propos de la loi morale. Kant dit que la loi morale affirme un tu dois ou un il faut sans jamais déterminer précisément ce tu dois ou ce il faut, c’est une sorte de tu dois ou du il faut sans définition et à vide. Ce serait peut-être à rapprocher de ta vision de la tautologie comme évidence. Malgré tout ce rapprochement que je propose est peut-être hasardeux. (…) Pour le dire de manière très rudimentaire, il me semble que la grandeur de Kant est d’avoir mis en évidence avec une prodigieuse rigueur l’hétérogénéité des facultés humaines, des facultés de l’âme disons même si ce n’est pas le mot qu’il utilise. Ce que l’œuvre de Kant relève avec une patience et une méticulosité sidérantes c’est que les approches de la vérité, de la beauté et du bien ne sont pas identiques, que ces approches se développent selon des procédures mentales spécifiques que Kant décrit d’ailleurs dans leurs moindres détails. Ne pense par exemple que Kant se désintéresse de la vérité, Kant ce n’est pas encore Nietzsche, très loin de là même. Kant pense seulement (d’ailleurs sobrement) que la vérité ne s’atteint que par des procédures scientifiques ou philosophiques. Et que l’art ou la morale eux ne sont pas à la recherche de la vérité. »
Carrefour du Haras. Rue du Haras.
B. « Ce qui me plait surtout chez Kant, c’est son incroyable honnêteté théorique. Par exemple comme je le disais il développe une théorie extrêmement minutieuse selon laquelle les procédures d’approches mentales du vrai, du beau et du bien sont différentes et un jour il tombe sur le problème de sublime qui semble contredire la globalité même de sa théorie. Eh bien, plutôt que de tricher ou de bluffer comme fait le plus souvent Hegel, il affronte alors méthodiquement l’obstacle. Je trouve ça étonnant et admirable. C’est d’ailleurs pour ça il me semble que même si Kant est d’une lecture effroyablement difficile, parce qu’il écrit vraiment mal, en même temps celui qui le lit sait que cette lecture ne sera pas vaine. Evidemment il faut savoir intuitivement que l’on sera d’accord avec Kant si on désire le lire en détail, sinon c’est une épreuve parfois un peu ridicule. L. « Mais comment est-ce qu’il est possible de penser juste et d’écrire mal ? Je ne comprends pas très bien. » « Ah ça je ne sais pas et c’est difficile à comprendre en effet, c’est le charme de Kant. Je pense que c’est parce que Kant a des aptitudes de classement, des aptitudes typologiques prodigieuses, extraordinaires. Il suffit presque de lire simplement les chapitres et les sous-chapitres de ses livres pour saisir déjà des trucs étonnants. »
Parking place Marengo.
B. « Ce qui me plait avec cette théorie du sublime de Kant, c’est sa manière d’indiquer qu’il y a à l’intérieur de l’art quelque chose qui n’est pas seulement à la recherche de la beauté, quelque chose comme une démesure monstrueuse, une démesure monstrueuse semblable à un sentiment de terreur, un sentiment de terreur anesthésiée, une démesure monstrueuse où l’imagination à la fois s’abandonne et erre. » L. « Avec cette idée du sublime, Kant serait alors proche du romantisme ? » « Oui sans aucun doute, c’est une idée romantique, cette idée du sublime serait peut-être en effet une des premières idées romantiques. Cela semble bizarre de penser que Kant est un de ceux qui inaugurent le romantisme, malgré tout en effet pourquoi pas. » « Et est-ce que Kant à propos de l’imagination parle du monde ? En effet ce qui imagine c’est aussi le monde. Nous imaginons le monde parce que le monde déjà imagine, parce que le monde s’imagine lui-même. » « Non, Kant malgré son audace, c’est quand même le rationalisme acosmique du 18eme siècle. Pour lui, il n’y a pas de monde, il y a seulement la nature. La deuxième partie de La Critique de la Faculté de Juger, c’est d’ailleurs à propos de la téléologie de la nature, cela pourrait t’intéresser. Celui pour qui le monde imagine ce serait plutôt G. Bruno et pour lui ce qui imagine c’est non seulement le monde, c’est la multiplicité même des mondes. Je ne sais pas pourquoi je ne l’ai jamais lu. »
(…)
Boulevard du Roi René.
L. « Et la formule, tu dirais que tu es un écrivain de la formule ? » B. « A ça, c’est un grand problème. En effet, la formule à la fois je l’aime, je l’aime autant que toi et qui sait même plus que toi. Je suis un aphoriste, j’ai un sentiment profondément aphoristique de l’existence, un sentiment intensément aphoristique de l’existence. Et en même temps l’aphorisme, je m’amuse aussi à le détruire. C’est le problème, l’enjeu même de A Oui, accomplir avec l’aphorisme ce que Ponge a accompli avec la poésie. Écrire quelque chose comme des brouillons d’aphorismes, dire à la fois le tonnerre et l’éclair de l’aphorisme afin pour reprendre la phrase de Michaux que je cite toujours de « détruire le barrage de son propre savoir » (A l’instant où je dis cela nous marchons à proximité d’une voiture de police le gyrophare bleu allumé, entourée de policiers qui attendent je ne sais quoi.)
Boulevard du Château.
L. « Et la question du peuple, elle t’intéresse tant que ça ? Pour être honnête quant à moi j’y suis assez indifférent. » B. « Eh bien bizarrement oui paradoxalement étant donné ma manière de vivre, ce problème du peuple, de la relation entre la poésie et le peuple pourtant m’intéresse. Evidemment pas autant qu’Ivar. Malgré tout ce serait mentir que de dire que j’y suis indifférent. Je ne suis pas certain d’ailleurs que le problème du peuple soit une question de communauté. Le peuple chacun le porte à l’intérieur de son corps, chacun le porte à l’intérieur de la solitude même de sa chair. Ce qui m’intéresse dans le peuple c’est surtout comment chaque peuple invente des formes caractéristiques. La formule, la virtuosité de la formule ce serait par exemple une caractéristique du peuple français. Ainsi ce qui en moi apparait charmé par la formule ce serait le peuple français, cependant ce qui à l’inverse se méfie de ce désir de formule ce serait le peuple polonais. »
L. « J’ai eu parfois quelques remarques un peu critiques à propos de l’utilisation excessive des jeux de mots dans mes textes. Tu en penses quoi toi des jeux de mots ? » B. « Il y a la remarque de Renard si je me souviens bien à ce propos pour qui le jeu de mot était la fiente de l’esprit. Les jeux de mots, non ça ne gêne pas. Tu sais stylistiquement, il n’y a pas pour moi d’interdits. Tous les trucs rhétoriques sont utiles. C’est aussi parce que pour moi les questions de langage sont finalement sans importance. Je n’ai pas le sentiment que le problème de l’écriture se trouve là. Sur ce point, je serais encore plus radical que Ponge. Non seulement une rhétorique par objet, j’irais jusqu’à prôner pourquoi pas une rhétorique par phrase ! »
Allée de Promenade du Port Ligny
B. « Il y a en toi par cette figure de la pirouette à la fois du prestidigitateur et de l’athlète, du prestidigitateur et de l’acrobate, à la fois du magicien et du gymnaste. Tu serais une sorte de magicien gymnaste autrement dit une sorte de magymnaste. Tu sais cet art de la pirouette, du plongeon je l’ai développée très tôt, dès l’enfance quand je jouais au football au poste de gardien. » L. « J’ai joué aussi au poste de gardien. Pas longtemps, un an. Malgré tout j’y ai joué. » « Ah bon ? Tu sais pendant mon enfance et aussi mon adolescence, c’est presque uniquement dans le monde du football que j’évoluais. » « Comme ton père. » « Oui, il m’a évidemment appris beaucoup de choses du football, surtout l’art de tomber, l’art de tomber par terre, l’art de plonger dans l’herbe. Cependant si j’ai évolué si longtemps dans le milieu du football, c‘est aussi parce que j’étais plutôt doué. Je ne sais pas si je te l’ai déjà dit, à 17 ans les joueurs contre qui je jouais c‘étaient quand même Dessailly et Deschamps (qui jouaient alors à Nantes) autrement dit des joueurs qui deviendront ensuite champions du monde. Evidemment moi, j’en suis resté à ce niveau-là de jouer contre eux quand ils étaient jeunes. J’avais cependant des aptitudes pour pouvoir devenir peut-être joueur professionnel. » « Et pourquoi, tu ne l’es pas devenu ? » « Simplement parce que je n’étais sans doute pas assez doué et aussi surtout parce que je n’étais pas fait pour ce milieu social. La vie quotidienne d’un footballeur professionnel ce n’est pas toujours exaltant, c’est un milieu social souvent très fastidieux. Je dis ça cependant il serait plutôt préférable de dire que je ne suis fait pour aucun milieu social. »
Escaliers de la Cathédrale.
L. « Une fois avec des amis, nous avons escaladés la cathédrale. Il y avait des échafaudages et nous sommes montés presque en haut. Un peu plus tard dans la soirée, des policiers nous ont vus et on s’est caché à l’intérieur, derrière des sortes de cloisons. On est alors resté là derrière les cloisons au-dessus de la nef et les policiers sont partis. » B. « Tu as alors fait l’expérience de ce que les hommes du Moyen-Age et même de la Renaissance connaissaient bien : l’église comme refuge, l’église comme asile pour échapper aux forces du pouvoir. En effet parfois la seule manière de s’enfuir et de rester libre, c’est d’improviser une prison invisible à l’intérieur d’une autre prison, à l’intérieur de la prison où les forces du pouvoir (les forces de police par exemple) nous traquent. » Une pause de souffle et de regard en haut des escaliers. « J’aime beaucoup les cathédrales. La cathédrale apparait pour moi comme la forme de la métaphore absolue. Cathédrale est le mot que j’utilise quand je ne sais plus comment formuler quelque chose. » « Tu serais ainsi un poète de l’espace, un poète du lieu plutôt que du temps. » « Je dirais que j’essaie plutôt d’affirmer à la fois le lieu et le temps. Ce qui me plait, c’est précisément comment des formes de temps s’entassent à l’intérieur d’un même lieu, comment des formes de temps composent un lieu, composent un lieu par le geste de s’y entasser. C’est précisément ça qui apparait extraordinaire avec la cathédrale, la cathédrale entasse des formes de temps, la cathédrale entasse d’innombrables formes de temps à l’intérieur d’un seul et unique lieu. »
(…)
Rue Toussaint
B. « C’est quand même étrange que nous restions si timides à propos de Ponge et de de Chazal dans nos diverses conversations. Nous n’osons jamais nous lancer dans une grande discussion à leur sujet. » A cet instant j’hésite, parce qu’il y a trop de voitures, à descendre du trottoir pour traverser la rue. L. « C’est peut-être aussi que la circulation des voitures nous interrompt et nous sépare à chaque fois que nous parlons de Ponge. » « Oui, peut-être. »
(…)
Devant la gare.
B. « Ah, je ne sais pas que j’ai, j’ai une sorte d’élancement sous les ongles. C’est la première fois que j’ai un truc comme ça. C’est sans doute ce qui s’appelle l’onglet (?). C’est bizarre pourtant il ne fait pas très froid. » Je marche quelques instant autour de la place de la gare en tenant ma main écartée à l‘horizontale devant moi. Et pendant que nous cherchons un restaurant la douleur s’en va.
A l’intérieur d’un restaurant de la gare.
B. « J’ai suivi tes recommandations et j’ai lu les livres de Bodinat. » L. « Alors tu en penses quoi ? » « Ce qui est un peu agaçant chez Bodinat, c’est qu’il n’a pas d’autre monde que celui qu’il condamne. C’est pourquoi la lecture de son œuvre a finalement un aspect assez consternant, Bodinat aboutit à une sorte de mélange de condamnation et de consternation. Je me demande toujours quand je lis des écrivains comme lui qui ne sont pas appelés par quelque chose de plaisant à l’intérieur du monde, quelque chose qui provoquerait leur désir d’écrire, ce qui les poussent donc à écrire. Si le monde est si répugnant qu’ils le prétendent, alors pourquoi est-ce qu’ils ne ferment pas simplement leur gueule ? J’ai une impression semblable avec les grands ironistes comme Swift par exemple. » « Ils ont de l’allure ses livres quand même, non ? Ce grand lyrisme de la désolation, c’est plutôt beau. » « Oui, c’est indiscutablement très bien écrit, presque trop d’ailleurs. C’est beaucoup mieux écrit que les livres de Debord par exemple qui est un écrivain incroyablement surévalué, c’est quand même très faible Debord. Même si Bodinat ressemble aussi un peu à Debord. Cependant sa dénonciation est à la fois plus exaltée et plus minutieuse. Ce qui me gêne aussi à ce propos, c’est que de même que Debord, il n’invente pas une langue, il préfère réemployer de façon somptueuse certes je l’admets, une langue qui existe déjà, celle du 17eme siècle, celle de La Bruyère ou de Bossuet. Disons que quand il retrouve La Bruyère, je trouve ça plutôt bon, quand il reprend Bossuet, j’ai tendance à m’ennuyer un peu. Mais c’est quand même révélateur cette attitude qui consiste à réemployer une langue désuète. C’est très révélateur, l’écriture de Bodinat est une écriture sans futur. »
B. « Je trouve qu’il y a souvent chez la plupart des écrivains une tendance ultra-comique à surévaluer sans cesse les pouvoirs du langage. Parce que les écrivains maitrisent mieux que les autres hommes les structures du langage, ils ont tendance à prétendre que le langage serait une façon privilégiée et voire même la façon exclusive d’accéder à la vérité. C’est aussi par exemple l’attitude de Heidegger. Heidegger serait l’exemple parfait d’une telle croyance ou plutôt d’une telle outrecuidance. Je trouve cette attitude de la plupart des écrivains assez semblable à celle d’un plombier qui parce qu’il maitrise parfaitement l’agencement des tuyaux prétendrait que la structure de l’univers est essentiellement tubulaire et métallique ou encore à celle d’un boulanger qui prétendrait que l’univers est essentiellement fait de farine et de levure. » Tu souris. « Ah c’est intéressant ça, je n’y avais jamais pensé, ça me plait. » « C’est une idée très simple pourtant, presque rudimentaire. » « Précisément, c’est parce qu’elle est très simple qu’elle est forte. »
L. « Qu’est-ce que tu veux dire exactement à propos de cette relation entre le beau et le bien que tu évoquais dans tes mails avec le problème du sublime ? » B. « Je ne suis pas certain que cela t’intéressera beaucoup. Il me semble en effet que tu es plutôt indifférent à ce problème. Pour toi c’est un problème qui ne se pose pas. Ce qui t’intéresse c’est beaucoup plus la relation entre le beau et la connaissance, entre la beauté et la vérité que celle entre le beau et le bien. Bon allez je te réponds malgré tout. Pour reprendre une expression de Jaffeux à mon sujet, disons que c‘est mon aspect moral, même si quand j’en parle je préfère dire mon aspect éthique. En ayant donc toujours à l’esprit la théorie de Kant selon laquelle les manières d’approcher le vrai, le beau et le bien sont différentes, j’ai l‘impression qu’il y a de nombreux écrivains qui ne font pas cette distinction, soit délibérément soit par ignorance, et aussi parce que ça les arrange comme dirait Vinclair. Ce qui m’agace, ce sont ces écrivains qui sous prétexte qu’ils écrivent avec virtuosité ou élégance s’estiment automatiquement exemptés d’une forme d’attitude éthique. Pour reprendre mon image du boulanger, ce serait un peu comme si un boulanger disait « Etant donné que je sais faire du pain, j’ai le droit d’être un voleur ou de frapper des enfants. Je trouve cette revendication aussi abjecte que ridicule. A un boulanger comme celui-là, je répondrais alors, libre à toi de tout confondre et de penser cela, cependant assume alors ton ignominie et ne t’étonne pas alors de recevoir mon poing sur ta gueule. Pour le dire autrement, je n’ai jamais compris que quelqu’un utilise l’écriture pour ajouter du mal à l’intérieur du monde. C’est par exemple pour cela que Céline ne sera jamais pour moi un écrivain admirable. C’est pourquoi ainsi que le dit Jaffeux, ce que j’écris est en effet à la recherche d’une forme de bien. »
B. « Tu le sais pour Éric, il y a toujours un aspect essentiellement ridicule à commenter sa propre œuvre. Cela lui semble une situation parfaitement comique et il n’a pas tort. Pour Éric, ce qu’il pourrait dire à propos de l’œuvre est déjà dans l’œuvre, le commentaire est donc superflu. Et puis il y a une sorte de schizophrénie chez Eric, c’est comme si pour lui la vie et l’écriture étaient presque deux domaines séparés, deux espaces parallèles. » L. « C’est assez discutable ce que tu dis là. Pour L’Autofictif il me semble que c’est même franchement inexact. » « Oui en effet tu as raison. J’ai parlé trop vite, c’est idiot. Disons alors plutôt que si Eric a choisi de développer ainsi L’Autofictif, c’est peut-être pour atténuer cette tendance schizophrène dont je parlais. Et puis il y a aussi l’étrange vision du temps qu’a Eric. Pour Éric le temps apparait antérieur au monde. Les événements de la vie ne font rien d’autre que remplir cette antériorité du temps qui leur préexiste. Ce qui est très étrange, c’est que pour Éric, ce n’est pas seulement le passé qui est antérieur aux événements, c’est à la fois le passé, le présent et le futur. Dans la correspondance je me suis amusé par provocation à rapprocher cette vision du temps d’Éric de celle de Quignard. C’est ce que Quignard appelle le jadis, le jadis immémorial. Et je ne suis d’ailleurs pas certain que cette comparaison avec Quignard ait semblée très éclairante pour Éric lui-même. Quignard ne l’intéresse pas, c’est pourquoi ma provocation est restée sans conséquence. Il y aurait peut-être aussi une ressemblance entre l’antériorité du temps selon Éric et ce que dit Kant à propos du temps et de l’espace comme formes transcendantales. Pour Kant, en effet il n’y a pas d’expérience du temps et de l’espace, parce que le temps et l’espace sont précisément les structures qui composent l’expérience, les formes abstraites absolues qui provoquent, qui créent l’expérience même. Eh bien pour Eric, ce serait un peu pareil, à cette différence près que pour lui, ce serait uniquement le temps qui serait une sorte de forme transcendantale. »
B. « Ce qui me gêne un peu dans ta vision de la tautologie ce n’est pas le même. Le même a un aspect intéressant, le même ce serait aussi le m’aime, ce que tu appelles parfois le bon narcissisme. Le même ce serait une sorte de narcissisme en deçà du miroir. Ainsi le même de la chose ce serait ce par quoi la chose s’aime, ce par quoi la chose aime son évidence, ce par quoi la chose aime l’évidence de sa venue. Non ce qui me gêne un peu dans ta vision de la tautologie, c’est que pour toi l’être n’est jamais un problème. Selon toi pour faire l’expérience de l’être, inutile de lire les philosophes que ce soit Platon ou Heidegger. L’être eh bien voilà, c’est très simple, c’est ce qui est là. Pour moi, cette évidence de ce qui vient là, immédiatement là, n’est pas celle de l’être, ce serait plutôt celle de l’apparaitre. Il me semble aussi à ce propos que l’expression « paraitre à même » pourrait être une assez bonne formule pour définir la tautologie. La tautologie ce serait un apparaitre à même, un apparaitre adressé au même, une manière d’adresser l’apparence au même. Tu as utilisé cette expression dans un de tes articles du site de Campion, je ne sais pas si tu avais pensé alors à une telle lecture de cette expression. » L. « Non j’ai utilisé l’expression sans y penser. Mais l’expression c’est paraitre à même de. Tu as enlevé le de. » « Eh oui, j’ai sacrifié le de. Tu vois ainsi jusqu’où je suis prêt à aller pour parvenir comprendre ta vision de la tautologie. » (Tu souris.) « C. Rosset a aussi développé des thèses intéressantes à propos de la tautologie. » « Ouais pas sûr. Je ne suis pas certain que les livres de Rosset puissent être utiles pour comprendre ta vision de la tautologie. Campion le dit bien ton idée de la tautologie est une idée poétique. Et chez Rosset, la tautologie est une idée résolument non-poétique et même antipoétique. Rosset est dépourvu de la moindre intuition poétique. Et cela parce que sa conception du réel est assez mesquine. Rosset n’a jamais cette simple intuition qu’il y a des représentations à l‘intérieur du monde. Pour lui une représentation c’est ce qui vient après le réel ou ce qui s’oppose au réel. Pour Rosset le réel c’est ce qui est sans représentation. Cela me semble une conception aussi réductrice que fausse. Il suffit simplement de regarder autour de nous dans cette salle de restaurant pour voir que le réel ou plutôt je préfère dire le monde apparait saturé de représentations, saturé de signes, de formes, d’icônes, d’emblèmes que sais-je. »
Panorama de l’œuvre de Baudrillard sur le rebord d’une table de restaurant.
B. « Tiens j’ai apporté justement deux livres de Baudrillard. L’Echange Impossible et Le Pacte de Lucidité. J’avais envie de te parler de lui, je ne sais pas exactement pourquoi, comme ça l’intuition que son œuvre pourrait te devenir utile. Eh bien s’il y a bien quelqu’un qui révèle de manière ultra-précise que les signes ou les formes composent le réel ou plutôt le monde c’est Baudrillard. J’avais donc l’intention avant de venir de te parler de son œuvre. Ça te plairait ? » L. « Oui si tu veux pourquoi pas. » Je pose L’Echange Impossible sur le rebord de la table pour avoir devant les yeux la liste de ses livres notée en fin de volume et je suis l’ordre chronologique de la parution de ses livres. (Pendant que tu manges, je parle.) « Bon, au départ Baudrillard c’est un sociologue, c’est de la sociologie sémiologique, de la sociologie structuraliste disons. Le Système des Objets ce serait ça. Les objets n’ont plus de présence, ils ne sont que des signes, les signes d’un système social, d’un système d’appartenance ou de représentation sociale. L’étagère, la moquette, la chaise, la table Ikea n’ont plus de présence matérielle. A cette époque Baudrillard prolonge Barthes, le Barthes des Mythologies qui évoquait déjà cette dématérialisation de la société capitaliste, par exemple ce qu’il dit à propos du plastique. Le Système des Objets c’est 1968, en 1970 Baudrillard écrit la Société de Consommation. Il est il me semble le premier à décrire en détail le fonctionnement structural, la structure de cette société de consommation. Soit, malgré tout cela reste une description sociologique. Ce n’est pas renversant.
1972, Pour une Critique de l’Economie Politique du Signe. Là ce qui est intéressant, c’est que Baudrillard commence à s’extraire de l’idéologie critique dominante de l’époque. 1972, on est en plein freudo-marxisme. Ce que Baudrillard essaie alors de dire, c’est que la critique de Marx est désormais incomplète. Pour Baudrillard la pensée de Marx est valable pour critiquer la première période du système capitaliste disons celle de l’exploitation de la force de travail du prolétaire mais elle est inadéquate pour décrire la période du capitalisme actuel qui n’est pas un capitalisme de la production mais un capitalisme de la reproduction où chacun n’est pas vraiment exploité mais participe plutôt à sa propre aliénation. Il me semble que Baudrillard par ce livre s’éloigne alors de Debord. Debord lui reste encore marxiste. Il pense qu’il est possible de critiquer la Société du Spectacle en accomplissant une scission avec elle. Debord croit donc encore à la puissance critique. La vision de Baudrillard est plus radicale. Pour lui, la société capitaliste n’est pas celle du spectacle (de l’image fausse, de l’image aliénée), elle est celle du signe, de la propagation quasi totalitaire du signe. Et pour Baudrillard il n’y a peut-être donc plus de point en dehors de la société pour la critiquer. Laisser croire cela est dangereux et peut-être même parfaitement hypocrite. En cela Debord serait un imposteur, une sorte de faux critique planqué, un parasite sournois de la société du spectacle qu’il ferait semblant de dénoncer (son amitié douteuse avec G. Lebovici). » « Oui, peut-être malgré tout, il y a l’alcool chez Debord qui est intéressant. » « Oui soit, la dérive alcoolisée à l’intérieur du capitalisme, d’accord. Je reprends. Ainsi pendant toute sa vie Baudrillard s’est volontairement désolidarisé de théories qui étaient a priori proche des siennes. Debord, plus tard Foucault (Oublier Foucault) et même à la limite Deleuze. Donc utiliser Marx pour proposer une théorie anticapitaliste efficace, cela ne va pas.
1976, l’Echange Symbolique et la Mort, Baudrillard propose alors quelque chose. Il me semble que c’est peut-être son livre le plus naïf, parce que le plus nostalgique, parce qu’alors Baudrillard croit à une valeur, à une valeur disons originelle. Ce que Baudrillard propose pour sortir de l’échange obligatoire des signes du capitalisme, c’est ce qu’il appelle l’échange symbolique. L’échange symbolique c’est très proche du don et du contre-don, du potlatch théorisé par Mauss. Ce qui est intéressant, c’est que malgré tout Baudrillard préfère garder le mot échange. Il parle d’échange symbolique et pas de don symbolique. Et jusqu’à la fin de son œuvre, L’Echange Impossible par exemple, Baudrillard gardera le mot. Même si l’échange est impossible, il est malgré tout préférable de l’affirmer. Pour Baudrillard ce qu’il est important de savoir échanger symboliquement c’est la mort, échange symbolique de la mort que les sociétés primitives parvenaient à accomplir par le chamanisme, le totémisme, la chasse. Le chamanisme, le totémisme, la chasse c’est ce que propose d’ailleurs encore maintenant quelqu’un comme Quignard. Pour Quignard la seule manière de s’extraire du capitalisme c’est celle-là. Cependant cela suppose une sorte d’assentiment à un Jadis originel, à une origine immémoriale. Pour Baudrillard, le capitalisme est une puissance mortifère justement parce qu’il refuse d’échanger la mort, le capitalisme ne cesse de cacher la mort (la mort animale surtout) à travers le réseau de l’échange des signes. Cette question de l’échange de la mort ce serait aussi l’influence de Bataille. Il y a parfois des réminiscences de l’œuvre de Bataille chez Baudrillard, ce n’est d’ailleurs pas ce qui est le plus intéressant. » « Bataille, je n’ai pas tellement d’affinités pour cet auteur, il a un aspect un peu curé qui m’agace. » « Dans L’Echange Symbolique et la Mort, Baudrillard évoque aussi déjà le problème de l’anagramme, l’anagrammatistion du nom de Dieu c’est d’ailleurs en relation avec les étoiles. Baudrillard reprend une idée de A.Clarke. » « Qui ça ? » « A. Clarke, c’est un auteur de science-fiction. Si je me souviens bien le nom de Dieu serait dispersé à l’intérieur du ciel, le nom de Dieu serait révélé à travers le scintillement dispersé des étoiles. C’est une belle idée je trouve. »
1978, A l’Ombre des Majorités Silencieuses
A l’époque Baudrillard hésite un peu, il cherche une forme politique apte à correspondre avec sa pensée. Et la seule qui semble alors y correspondre c’est celle de la masse silencieuse, du silence de masse. Pour Baudrillard, la masse silencieuse n’est pas soumise, à la limite ce serait paradoxalement la seule qui ne soit pas aliénée : le silence comme geste politique intense. Baudrillard remarque alors par exemple que la fonction des sondages c’est justement d’obliger à parler, d’obliger à parler ceux qui pourtant ne veulent pas parler. Pour Baudrillard, le sondage, c’est la parole soustraite, extorquée de force. Bon je vais pisser. Je n’ai pas d’inquiétude à ton sujet, tu parviendras à éviter l’ennui, tu as de la lecture. »
Je reviens des toilettes. Tu me cites alors une phrase de Baudrillard que tu viens de lire. « La vérité aggrave les choses. » « Et pourtant aggraver les choses, la gravitation ou la gravité c’est plutôt bien, non ? » « Oui, en effet. Cependant la gravité ce n’est pas le truc de Baudrillard. Baudrillard n’est pas à la recherche d’une gravité bachelardienne du monde, il serait plutôt à la recherche de la volatilité même de l’univers. C’est d’autant plus étonnant que Baudrillard avait des origines paysannes. L’art théorique de Baudrillard c’est la manière virtuose selon laquelle un paysan se transforme en dandy.
1979, De la Séduction. Baudrillard modifie alors sa stratégie. Il abandonne l’idée d’échange symbolique trop archaïque, trop originel et choisit d’affirmer alors les valeurs de l’artifice et du jeu. Pour Baudrillard le principe de la séduction c’est celui du détournement » « Détourner du chemin. » « Oui, c’est ça, donc plutôt que de s’essayer de s’extraire du capitalisme, il serait peut-être préférable d’essayer de détourner le capitalisme de son chemin. Ainsi plutôt que de détruire les structures factices du capitalisme, essayer d’inventer des formes de jeu, des formes d’artifices, des formes de jeux artificiels qui comment dire dépassent les structures factices du capitalisme. » « Le jeu, l’artifice, le dépassement par le jeu et l’artifice. C’est plutôt nietzschéen ça non ? » « Oui, c’est même très nietzschéen. J’ai oublié de te le dire. J’aurais peut-être dû commencer par là. Baudrillard est en effet un penseur extrêmement nietzschéen (et aussi très inspiré par Benjamin, Baudrillard est un des premiers avoir traduit Benjamin). Et donc à la manière de Nietzsche, ce que Baudrillard cherche à accomplir dans De la Séduction, c’est le passage de notions disons psychologiques (la séduction, le jeu, le maquillage) à un niveau disons métaphysique. C’est là l’audace du truc, ce qui est drôle c’est que cela suscite des réticences étranges. Par exemple Jaffeux accompagne intégralement l’affirmation du jeu selon Nietzsche et refuse pourtant cette notion de séduction selon Baudrillard, pour lui c’est trop psychologique. Ce qui intéresse aussi beaucoup Baudrillard avec le jeu c’est le problème de la règle. Baudrillard insiste sur cela, pour jouer il n’est pas nécessaire de se soumettre à un code ou de respecter des lois, malgré tout il apparait nécessaire de suivre des règles. » « Et Caillois, à propos du jeu il l’évoque ? » « Je ne sais plus s’il le cite explicitement, cependant il est évident qu’il y pense parfois. Parmi les catégories de Caillois, celle qui plait sans doute le plus à Baudrillard ce serait le jeu de vertige. Baudrillard utilise aussi cette idée de la séduction pour s’éloigner de la psychanalyse. Selon Baudrillard, la théorie psychanalytique a tendance à sous évaluer, à négliger et parfois même à abolir délibérément les formes de la séduction. Là encore Baudrillard décide de s’éloigner de ses alliés potentiels. Il préfère penser seul. » « C’est un électron libre. » « Non, un électron même libre tourne encore autour d’un noyau. Ce que Baudrillard aimerait ce serait plutôt devenir un noyau libre ou un atome libre.
1981, Simulacres et Simulation. Ah, c’est sans doute là justement que les difficultés vont pour lui commencer. Même s’il est jusqu’alors parvenu à penser seul et à se défaire de ses disciples intellectuels. Il va finir malgré tout par avoir des disciples non-intellectuels. A partir de Simulacres et Simulation, Baudrillard devient célèbre, il devient donc un maitre-penseur malgré lui. Comme souvent d’ailleurs, il devient célèbre avec un livre qui n’est pas son meilleur, un peu comme Deleuze avec l’Anti-Œdipe. Simulacres et Simulation est un livre parfois assez peu subtil. Cette idée du simulacre c’est l’idée du signe hyperréel, l’idée d’un signe porté à une dimension exponentielle. A l’époque de Simulacres et Simulation, pour Baudrillard, le monde n’existe plus, il n’y a plus que l’hyperréalité. Le simulacre, c’est alors l’hyper-signe, le signe plus signe que le signe capitaliste. Sa théorie est très discutable, en effet sous prétexte de détourner le capitalisme de son chemin, Baudrillard semble alors lui accorder une sorte d’assentiment infini. » « Baudrillard serait nihiliste alors ? » « C’est en effet la critique qui lui est le plus souvent faite et elle est assez recevable. Les disciples de Baudrillard au début des années 1980, ce sont disons les artistes plasticiens contemporains ou même un peu après les apôtres de l’esprit décalé Canal Plus. La pensée de Baudrillard peut alors autoriser tous les cynismes : le capitalisme est certes répugnant mais puisque rien n’existe, il suffit de vivre, de survivre au second degré. Ou encore les disciples de Baudrillard ce seront encore des années plus tard les Frères Wachowski, les cinéastes du film Matrix, c’est du Baudrillard très vulgarisé, cependant c’est quand même un film qui se développe à partir de ses théories.
Et puis tu sais, ce n’est pas parce que Baudrillard me passionne, que je suis d’accord avec lui. Il est en effet évident que je suis beaucoup trop profondément bachelardien pour pouvoir être d’accord avec Baudrillard. Pour moi le monde existe, j’ai la simple certitude de l’existence du monde à chaque instant. Ce qui m’intéresse plutôt ce serait alors de savoir comment voler quelques intuitions à Baudrillard afin de les utiliser à ma manière. (A l’instant où je dis cette phrase, je te vois sourire.) Utiliser par exemple son intuition du jeu pour inventer à l’inverse une forme de jeu grave, une forme de jeu qui ne soit pas volatil, un jeu de qui n’oublie pas la gravitation, un jeu plutôt terrestre. » « Tu serais plutôt un poète de la terre. » « Je ne sais pas, je n’ai pas le sentiment de préférer une matière à une autre, en cela je suis comme Bachelard. Ce qui plait ce serait plutôt les manières par lesquelles (et aussi les lieux où) les matières se rencontrent et coïncident les unes avec les autres. Malgré tout c’est exact, j’aime bien la terre, j’ai beaucoup la sensation des pulsations de la terre, de la violence de la terre. Et à l’inverse la matière pour moi la plus lointaine ce serait sans doute l’air. » « Tu apparais à la fois terrestre et abstrait. » « Oui, en effet ce matérialisme abstrait, cette alliance de matérialisme et d’abstraction, ce serait une des formes de mon caractère. Ce que je voulais dire aussi quand je disais pour moi le monde existe, c’est le monde a lieu et les lieux du monde ont ainsi une importance gigantesque, une intensité prodigieuse. Tu vois par exemple ce restaurant où nous mangeons ensemble ce soir. Eh bien, quand j’avais environ 8-10 ans, j’y venais très souvent avec mon père et ma mère. Le décor était différent malgré tout le lieu était le même. A l’époque je me souviens, nous nous asseyions au bar et il y avait des cuisiniers qui préparaient les plats devant nous. Je les regardais travailler à préparer les hamburgers et les salades et je trouvais ça superbe. C’est pour ça que j’avais envie de venir manger là ce soir, pour inventer aussi une rime de temps entre notre repas et ceux il y a longtemps avec mon père et ma mère. Je n’ai pas la moindre idée de ce que signifie cette rime de temps et c’est d’ailleurs sans importance. Ce qui me plait c’est simplement d’accomplir cette rime, d’accomplir cette rime comme ça de manière insensée.
1983, les Stratégies Fatales. Ah ça c’est un livre de Baudrillard que j’aime beaucoup. Là encore Baudrillard retrouve Nietzsche. Baudrillard insiste alors sur le problème du destin. Pour Baudrillard la pensée apparait destinée au monde comme le monde apparait destiné à la pensée. Pour lui il y a entre la pensée et le monde une relation de duel, de défi, de séduction une fois encore. Dans Les Stratégies Fatales Baudrillard évoque par exemple le problème de l’objet dans la théorie scientifique des quantas, la manière qu’a l’objet scientifique de défier, de jouer avec le regard de l’observateur. » « Il y aurait un aspect magique de la pensée pour Baudrillard ? » « Oui en effet, même si je n’ai pas le souvenir que Baudrillard utilise jamais ce mot. Baudrillard est à la recherche d’une forme magique de la théorie, d’une forme magique de l’essai, quelque chose comme une forme d’alchimie mentale, d’alchimie immatérielle. » « Baudrillard désirerait alors trouver une forme d’efficacité de la pensée. La pensée magique cherche à être efficace tu sais. » « Oui une sorte de jeu efficace. Pour Baudrillard penser c’est répondre à l’énigme du monde par une autre énigme, c’est jouer à intensifier, à amplifier l’énigme du monde pour voir ce que cela donne, pour voir comment le monde ensuite répondra à cette intensification de son énigme. Il y a aussi des trucs très beaux à propos des étoiles (dont je t’ai envoyé quelques extraits à propos de Mon Etoile Terreuse). Pour évoquer un titre que tu aimes il y a chez Baudrillard une très grande intensité imaginaire du Signe Ascendant et aussi du signe stellaire, du signe astral. Ce qui intéresse Baudrillard c’est comment le signe s’élève, comment le signe s’élève au-dessus même de la matière contingente du monde. Ce qui intéresse Baudrillard c’est l’incandescence du signe, c’est l’incandescence astrale du signe. »
1985, Amérique. Ensuite Baudrillard décide pendant plusieurs années d’abandonner la théorie ou plutôt de détourner la théorie elle-même. Il part en voyage, il écrit alors des récits de voyage, Amérique et les différents Cool Memories. « Ça je les ai un peu lus. Ce sont des fragments. » « Oui, il y a aussi un imaginaire de la diffraction assez intense dans l’œuvre de Baudrillard. Aux Etats-Unis, il va surtout dans les villes ultra-factices, Las Vegas la Californie et surtout dans les déserts. Les passages à propos du désert dans Amérique sont splendides et c’est là que Baudrillard retrouverait paradoxalement Bachelard, il y aurait là disons une hypothèse de lecture de Baudrillard à la manière de Bachelard. En effet pour Baudrillard le désert apparait comme le lieu de la transformation de la pierre en air, c’est le lieu où le minéral se volatilise. Le désert c’est l’espace de la sublimation de la pierre. Le désert c’est précisément le lieu où la présence matérielle se dématérialise. En cela ce serait l’espace par excellence de la pensée. Dans Amérique ou Cool Memories Baudrillard propose ainsi une forme de théorie poétique. II n’explique plus, il propose simplement des associations mentales. Il parle par exemple d’une posture de repos des rappeurs à la fin d’une de leurs danses, le coude sous la tête et les jambes croisés. Baudrillard remarque c’est une posture étrusque. Il ne développe pas, il ne dit pas la civilisation américaine moderne est identique à celle des étrusques. Il préfère simplement mettre en évidence les rimes formelles entre ces deux civilisations sans essayer de dire ce que ces rimes signifient, précisément ces rimes sont formelles, elles ne sont signifiantes. Cela ressemble un peu à l’attitude d’Aby Warburg qui est d’ailleurs devenu fou à force de voir des rimes de formes entre des événements a priori sans relation. Mais chez Baudrillard ces associations ne provoquent aucune inquiétude, ce sont des associations cool. » « Mais cette façon de voir sans cesse des signes partout, c’est quand même de la folie, est-ce que finalement sa pensée de l‘hyperralité n’est pas une sorte de déconnexion du réel ? » « C’est précisément ça qui est assez extraordinaire chez Baudrillard, c’est que même si il théorise l’inexistence du monde, il n’est justement jamais déconnecté du réel pour reprendre ton expression ou plutôt il n’est jamais déconnecté des événements qui s’y accomplissent. Ce qui l’intéresse c’est de parvenir à élever les événements à une dimension métaphysique. Ce que cherche Baudrillard c’est comment porter les événements jusqu’à l’incandescence astrale du signe.
1990, La Transparence du Mal, 1992, L’Illusion de la Fin. Par exemple il est sans doute le premier à avoir accordé une valeur théorique au virus du sida. Pour Baudrillard le sida est justement l’indice de la viralité mêmes des signes, de la viralité de l’information. Baudrillard développe ainsi l’idée selon laquelle l’échange des signes d’information est essentiellement viral. L’information n’est pas virale de façon accidentelle (le virus informatique) elle est virale de façon structurelle, c’est la structure même de l’information qui est virale. Et cette théorie Baudrillard la propose extrêmement vite, il la propose dès le début de l’épidémie du sida. » « A d’accord, je vois, eh bien ça a l’air assez fort. » « Oui en effet Baudrillard est sans aucun doute un penseur audacieux. Sa pensée est parfois discutable malgré tout ce qui est indiscutable c’est son audace théorique. Discutable par exemple ce serait cette notion de transparence du mal. Baudrillard utilise cette notion de mal de façon à mon avis excessive. Ce serait une fois encore l’influence de Bataille. D’ailleurs plus tard à l’époque de 11 Septembre 2001, cette croyance en une sorte d’instance métaphysique du mal lui fera alors dire quelques idioties.
1994, Le Crime Parfait. Il me semble que c’est sans doute le livre le plus difficile de Baudrillard. Peut-être le livre où se trouve le secret de son œuvre. Très honnêtement je ne suis pas certain d’avoir compris ce livre. Je pense que je vois assez bien l’enjeu, malgré tout ses nuances de détails me restent opaques. L’enjeu il me semble c’est de reprendre l’accusation de nihilisme dont il a été accablé. Et ce qui est magnifique comme toujours chez Baudrillard c’est l’audace du geste théorique. Baudrillard semble dire puisqu’on me reproche d’être nihiliste, essayons donc de porter ce nihilisme à la plus haute puissance, d’élever le nihilisme et de le porter à incandescence céleste, à incandescence stellaire. Pour accomplir ce geste théorique, Baudrillard utilise un concept qu’il vole à M. Fernandez, le maitre de Borges (il serait d’ailleurs aussi intéressant de rapprocher l’œuvre de Baudrillard de celle de Borges), le concept de la continuité du rien. C’est ce concept de continuité du rien qui reste pour moi très peu intelligible. Et j’ai l’impression que tu serais sans doute plus apte à le comprendre que moi. Ce qui me gêne aussi, c‘est que Baudrillard ne titre pas son livre le Néant Parfait ou le Rien Parfait. Le titre du livre est le Crime Parfait, Baudrillard prétend théoriser un meurtre du monde, ce qui n’est pas identique à un anéantissement du monde. Le crime parfait, ce n’est pas anéantir le monde, c’est tuer le monde. Et par cet emploi du mot crime, Baudrillard se soumet une fois encore à la croyance en un mal métaphysique. Ce serait aussi son aspect gnostique. C’est malgré tout un livre extrêmement étonnant.
Après Le Crime Parfait, ce sont les derniers livres. L’Echange Impossible, Le Pacte de Lucidité et les Exilés du Dialogue. Baudrillard écrit alors en roue libre, c’est de la métaphysique poétique et c’est absolument prodigieux. Il y a par exemple des trucs à propos de la lumière (Baudrillard était aussi photographe) qui sans aucun doute te plairaient. » Et je repose le livre maintenant fermé sur la table non loin d’une bougie que j’avais antérieurement éteinte.
A un instant de la conversation, je ne sais quand exactement, je dis cette phrase. « La formule, l’aphorisme ce serait aussi pour moi une manière de geler mon émotivité. »
En sortant du restaurant, rue de la Gare.
L. « Ça t’intéresserait d’effectuer un jour un entretien à propos de ton œuvre. Etant donné que tu es très à l’aise pour parler de ce que tu écris, ce serait sans doute bien. » B. « A l’aise je ne sais pas, malgré tout cela ne me semble pas nécessaire. S’expliquer que ce soit à l’intérieur de son œuvre ou en dehors me semble inutile. Je trouve par exemple que la tendance pédagogique de l’écriture de Ponge a un aspect plutôt défavorable lors de la relecture de ses livres. Parce qu’il s’explique beaucoup, parce qu’il explique beaucoup ses intentions, son œuvre à la relecture nous surprend moins. A l’inverse par exemple Michaux reste très elliptique sur ses intentions et son œuvre par conséquent nous apprend alors à chaque fois à la relecture quelque chose de différent. »
(…)
En bas du château. Promenade du Port Ligny.
L. « Nous sommes déjà passé par-là, tout à l’heure, ça ne t’ennuie de reprendre le même chemin. B. « Oh non, tu sais, je n’ai aucune réticence envers la monotonie, j’aime la monotonie. »
Parking place de la Poissonnerie.
B. « Comme tu l’as sans doute remarqué, nos conversations à propos du cinéma sont rarement fructueuses. » L. « Quelqu’un que j’aime assez par exemple, c’est Greenaway. » « Tiens étrange, je l’aimais bien aussi quand j’étais jeune. Zoo par exemple (je prononce zou ce qui te surprend un peu). Il a été très célèbre à une époque et puis maintenant il a presque disparu. C’est bizarre que ça te plaise, une fois encore, je n’aurai pas deviné une telle affinité cinématographique. Il y a quand même une sorte de dégoût de la matière chez Greenaway qui n’est pas a priori en adéquation avec ce que tu écris. Ah si quand même peut-être, dans un film de P. Greeneway à propos de la calligraphie dont j’ai oublié le titre, il y a cependant une scène où les phrases du secret sont inscrites à l’intérieur de l’oreille même du destinataire de ce secret, de l’oreille même à qui ce secret est adressé. Cela par exemple il me semble pourrait te plaire. »
Non loin de la place de la Poissonnerie tu regardes la lune. « La forme de la lune ressemble ce soir à celle d’un bol étrangement incliné. » Je dis alors avec orgueil « Eh bien, voilà, cette lune a maintenant été vue à jamais. »
(…)
Rue de la Tannerie.
B. « Ce que tu ajoutes à Ponge, c’est la tautologie. Disons que tu distords paradoxalement l’œuvre de Ponge avec la rectitude de la tautologie. Ce que tu enlèves à l’inverse à Ponge ce serait l’aspect rage de l’expression. A la rage de l’expression, tu préfères la formule, la formule tautologique. Quant à moi, disons que je modifie Ponge sans doute moins. Par la technique de la répétition j’accompagne la rhétorique de Ponge peut-être un peu plus loin que toi. Malgré tout dans mon style d’écriture j’ai le sentiment que la rage elle aussi disparait. Ma technique de la répétition serait plutôt une manière d’anesthésier la rage.
Devant une boite de livres à disposition rue de la Tannerie.
L. « Et Finkielkraut, tu en penses quoi ? » B. « Bof, pas grand-chose, je digère. Disons que c’est un vulgarisateur, de Kundera et surtout de Levinas. » « Ce qui est drôle chez Finkielkraut, c’est qu’il prône l’altérité et qu’en même temps il a manifestement d’énormes difficultés à la supporter. » « C’est parce son altérité est exclusivement théorique, comme celle de Levinas d’ailleurs. »
Derrière le Théâtre du Quai.
L. « Tiens Rue de la Coulée. Ce bâtiment n’est pas très réussi, cette sorte de boursouflure rigide. » B. « Pas très réussi c’est un euphémisme, il est parfaitement horrible. »
Boulevard G. Dumesnil.
B. « Tu as vu dans la préface du livre posthume de Tarkos L’Enregistré, il est indiqué que Tarkos avait fait des études d’économie, il avait une maitrise d’économie. » L. « Oui j’ai vu en effet. Elle est bien cette préface d’ailleurs. » « C’est vrai, je la trouve aussi extrêmement intéressante. Tarkos a de la chance avec ses préfaciers, la présentation du premier tome des œuvres complètes par David Christophel était déjà très bien. » « A propos tu sais, je pense cependant que ton interprétation de son texte L’Argent est inexacte. Il y a un texte d’ailleurs au début de L’Enregistré où Tarkos le dit explicitement « Je suis marxiste. » « Oui, ça d’accord, je veux bien qu’il soit marxiste. Pour moi ce n’est pas contradictoire avec ce que je voulais dire à propos de son texte L’Argent. » « Par exemple tu ne penses pas que c’est de l’ironie de sa part. » « Alors là ça non certainement pas, mon interprétation du texte n’était sans doute pas assez précise, c’est un texte qu’il faudrait étudier avec une extrême attention, mais ce n’est pas de l’ironie. Le mec de la préface le dit d’ailleurs aussi, voir en Tarkos un ironiste est un contresens, Tarkos ce n’est pas un ironiste petit malin comme Cadiot. » « Oui là je suis d’accord avec toi. » « Alors Tarkos ne serait pas un ironiste et puis soudain à propos de l’argent, uniquement propos de l’argent il le deviendrait, non ça ne va pas. Ce qui m’intéressait par exemple dans son texte c’était cette expression, « L’argent est la valeur sublime. » C’est quand même une formule qu’il serait important de commenter. Tarkos ne dit pas l’argent est une valeur essentielle ou l’argent est la plus haute des valeurs ou l’argent est l’axe de toutes les valeurs. Tarkos dit l’argent est la valeur sublime. Ce n’est pas pareil. Utiliser ce mot sublime c’est quand même remarquable. Sa formule fait ainsi peut-être écho au sublime selon Kant dont nous parlions tout à l’heure. Dans son texte Tarkos dit aussi qu’il y a une relation entre l’argent et l’imagination, que l’argent favorise l’imagination, j’ai oublié la formulation précise, il faudrait relire le texte. Eh bien c’est ça qui me gêne profondément dans ce texte. J’ai en effet exactement le sentiment inverse. J’ai le sentiment que l’argent anéantit systématiquement l’imagination. Pour moi l’argent n’abolit pas la pensée c’est d’ailleurs pour ça que dans la société capitaliste il y a encore des caravanes de penseurs qui réfléchissent à propos du capitalisme, qui critiquent le capitalisme. Mais cette pensée critique reste parfaitement inefficace et cela simplement parce que la critique rationnelle du capitalisme cela appartient encore au capitalisme. » « Eh tu n’exagères pas un peu là ! » « Libre à toi de le dire. Malgré tout j’ai le sentiment que ce que le capitalisme anéantit automatiquement ce n’est pas la pensée, c’est d’abord la volonté d’imaginer. »
(…)
Boulevard Ayrault.
B. « Pour être franc, il y a un aspect qui m’embarrasse, me gêne énormément dans la correspondance par mail surtout lorsqu’elle est collective et que parmi cette collectivité il y a en plus des personnes que je n’ai jamais rencontrées (Huglo, Vinclair). En effet parce que je ne sais rien de leur présence à l’intérieur de l’espace, de leur manière de se tenir et de répondre par leurs postures, leurs gestes ou leurs regards aux différentes formes de la parole, il est pour moi extrêmement difficile de leur adresser avec précision des phrases. Tout cela me semble finalement une sorte de mascarade assez vaine. (…). Les relations se développent au-delà de la présence des corps. Cette tendance me déplaît énormément, cette façon de dissocier sans cesse la parole du corps m’ennuie et me déplait. »
Boulevard Carnot.
Tu hésites à entrer dans le Bar le James Joyce et puis tu décides de partir « Il y a trop de bruit. Cela me rappellerait de mauvais souvenirs de soirées quand j’étais jeune et que je n’entendais pas ce que les autres me disaient dans une assemblée. » « Eh bien, tu vois, ce que tu dis là du bruit des bars, je le ressens aussi quant à moi dans les échanges de mails sur internet, j’y entends une sorte de bourdonnement électrique désagréable. » Tu es surpris « Ah bon ? » (Tu es surpris mais j’ai cependant l’impression que tu comprends alors quelque chose de ce que cherchait à dire auparavant.)
Boulevard Bessonneau.
L. « J’aime beaucoup Morandi. Sa peinture, c’est très beau, très tranquille. » B. « Les bols ? » « Oui évidemment, malgré tout pas seulement les bols. » Je dis en riant « C’est vrai que l’œuvre de Morandi est extraordinairement variée. Il n’a pas peint que des bols, il a aussi peint des pichets ! Et parfois il a aussi peint des espèces de récipients fictifs. » Je m’arrête au milieu du boulevard pour essayer de montrer la forme du récipient dans l’espace. « Mais pourquoi je m’arrête comme ça en pleine rue ? Ce sont des récipients qui ressemblent un peu à celui que nous venons de voir dans la vitrine de l’antiquaire Boulevard Carnot, une sorte de jatte à plusieurs embouchures. »
Nous contemplons en silence la grande roue immobile à proximité de la fontaine du Jardin du Mail. Tu t’exclames doucement « Nous sommes sans voix. » « C’est simplement parce que cette roue, c’est une œuvre, une œuvre d’art. Qui sait, ce qui restera de notre civilisation plus tard, ce sera peut-être des roues comme celles-là, des roues de fêtes foraines. Et dans des milliers d’années, les hommes qui vivront sur terre diront alors : le 21eme siècle c’était une époque magnifique, très heureuse, il y avait de grandes roues posées la nuit à l’intérieur des squares à proximité des fontaines. » « On dirait un grand œil radiant ou quelque chose comme un échafaudage, un échafaudage qui serait son propre monument, un échafaudage du vide, le monument du vide même. Et tu as vu il y a un lion là-bas qui semble garder la roue. » « Un peu comme les cerbères ou les oies du capitole. C’est une roue mythologique. » « Oui, une roue révèle toujours comme une archéologie du présent, non ? » « Je ne te contredirais pas. Tu as une imagination de la roue bien plus intense que la mienne. Tu comprends intuitivement la roue beaucoup mieux que moi. »
Devant la fontaine éteinte du Jardin du Mail.
B. « Tu sais, ce qui me plait dans la conversation, c’est précisément qu’elle n’appartient à personne, c’est une puissance qu’aucun des partenaires de la conversation ne s’approprie jamais. Ce qui me plait avec la conversation, c’est qu’elle apparait plutôt comme un partage, un partage de la parole et non pas un échange de communication. La conversation c’est simplement une manière de partager le flux de la parole. La conversation ressemble à une fontaine, une fontaine de paroles, une fontaine de paroles dont le flux n’appartient pas aux hommes, dont le flux appartient au monde plutôt qu’aux hommes. C’est ce que savait déjà Diderot. Le problème aussi c’est qu’il y a des gens qui s’identifient complètement à leur parole, ils confondent sans cesse leur parole et leur existence. » L. « Ce serait une définition de la bêtise. » « Oui, peut-être, je ne sais pas. Cette attitude de confondre sa parole et son existence c’est flagrant par exemple à l’époque de l’adolescence, il y en a qui sont alors pris d’une sorte de rage infinie si quelqu’un les contredit. Il y a ainsi des gens qui ne parviennent jamais à simplement partager un désaccord à l’intérieur d’un même espace et d’un même temps. Pour eux le désaccord est strictement identique à l’anéantissement de la parole. Pour eux être contredit c’est être anéanti. » Une pause face à la fontaine éteinte. B. « Tu sais, la correspondance avec Jaffeux a été pour moi une sorte de miracle. Un miracle parce qu’elle s’est accomplie en contradiction intégrale avec ce que je croyais penser à propos de l’électricité et de l’alphabet. Jaffeux a modifié intensément ma vision de ces problèmes. Cette correspondance est aussi d’ailleurs en parfaite contradiction avec ce que j’évoquais tout à l’heure à propos de la virtualité ennuyeuse des mails. Je n’ai jamais rencontré Jaffeux, Je ne sais même pas à quoi il ressemble. Et pourtant cette correspondance s’est accomplie avec une fluidité magnifique. Précisément sans doute parce que le problème de la relation électrique, de la médiation électrique est au cœur même de l’œuvre de Jaffeux. » Une pause face à la fontaine éteinte. L. « Est-ce que tu accepterais le qualificatif de mélancolique ? » « Non, en effet je ne pense pas que je le sois. Désespéré oui, mélancolique non. Il y a une sorte de complaisance dans la mélancolie qui me déplaît, celle de L. Von Trier par exemple. Parfois rarement la mélancolie parvient malgré tout à révéler une forme de charme. La mélancolie de Jacqmin par exemple a du charme, je ne saurais dire pourquoi. »
Place Lorraine.
L. « Il y a un aspect un peu contradictoire chez toi, je trouve. A la fois tu critiques l’individualisme capitaliste et même temps tu restes réticent à appartenir à des groupes ou des communautés littéraires. C’est bien aussi les groupes littéraires, les chapelles littéraires, avec leurs querelles, leurs polémiques. » B. « En effet, les communautés littéraires me semblent inutiles. Et ce n’est pas un hasard non plus si tu as utilisé le mot de chapelle pour les désigner, ce désir de chapelle littéraire révélerait peut-être une sorte de nostalgie d’appartenance religieuse, celle de l’église, de la paroisse. » « Et puis dans les communautés littéraires, ce qui est bien aussi parfois, c’est l’émulation, l’émulation qui s’y développe. » « Sans doute, mais tu sais l’émulation est un phénomène auquel je suis parfaitement étranger. »
Rue Ménage.
L. « Et l’utopie, ça ne tenterait pas l’utopie ? » J’oublie de répondre. Je ne sais pas pourquoi.
Rue Desjardins.
B. « Je sais maintenant que je parviens mieux à écouter les autres quand je parle. Quand j’étais plus jeune, je choisissais de laisser parler les autres par courtoisie mais je devais alors souvent attendre très longtemps pour qu’ils disent quelque chose qui m’intéresse, et quand cela arrivait enfin, à force d’attendre pour rien, j’étais devenu inattentif. Alors maintenant, je préfère prendre la parole et parler de ce qui me plait, comme ça quand les autres parlent j’écoute mieux ce qu’ils disent. »
Place du Lycée.
L. « J’aime assez les égoïstes, les égocentriques. Je les trouve souvent intéressants. Et la modestie (ou la fausse modestie d’ailleurs je ne sais pas) serait une façon pour moi d’écouter avec attention l’égocentrisme des autres. » B. « Et une communauté de modestes est-ce que ça t’intéresserait ? » « Ah non, ce serait ennuyeux et sans doute aussi ridicule un peu comme les rencontres entre timides. (…) Tiens tu vois dans ce café à une époque je me souviens j’y ai beaucoup lu Proust. » « Ah bon, eh bien moi qui y ai sans doute passé beaucoup plus de temps que toi (j’y venais souvent entre midi et deux heures quand j’étais au lycée David), je n’y ai jamais lu aucun livre, j’y ai seulement joué au babyfoot et au flipper. »
Rue Bressigny.
L. « Qu’est-ce que tu voulais dire exactement dans ta lettre à P. Vinclair à propos de Mallarmé. Je n’ai pas bien compris pourquoi la formule de Mallarmé « Rien n’aura eu lieu que le lieu » n’est pas selon toi une tautologie. » B. « Eh bien, je ne sais pas comment pouvoir le dire autrement que dans la lettre. Il me semble que l’important c’était surtout que dans la formule de Mallarmé il n’y a pas de verbe être, c’est le verbe avoir, à ce temps extrêmement étrange du futur antérieur en plus, et j’ai l’impression que la tautologie ne peut s’accomplir qu’en employant le verbe être, le verbe être en tant qu’intermédiaire, en tant que intermédiaire réflexif si j’ose dire. » « Et à propos de ce que tu appelles alors l’aura de vide de Mallarmé, bon d’accord je veux bien, malgré tout est-ce que tu n’exagères pas un peu là, tu extrapoles non ? » Je m’exclame en riant « C’est étrange, c’est toujours moi et uniquement moi qui exagère, comme si j’étais ainsi le seul à utiliser des formules métaphoriques. Toi, tu peux dire que l’herbe apparait comme une petite armée de poignards tendres et bienveillants, tu n’exagères pas ! (Tu ris aussi.) Ça serait intéressant pourtant d’essayer de penser uniquement par extrapolations, de transformer le concept en extrapole, extrapoler c’est beau, c’est comme extraire du pôle. » « Du bol aussi. » « Oui en effet pourquoi pas. C’est extraire quelque chose du pôle qui s’envole ensuite comme un satellite de manière orbitale, ou encore en effet extraboler, extraboler, ce serait une manière d’imaginer comme un flipper.
Au bout de la rue Saint Aubin, non loin de la maison d’Adam.
L. « Autocar c’est un beau mot je trouve. » B. « J’aime bien aussi autobus. Ivar a écrit un texte où il dit des trucs très beaux à propos de l’autobus. Il parle des bustes à l’intérieur de l’autobus, des bustes visibles par les vitres de l’autobus. C‘est magnifique, c’est d’une très grande exactitude, d’abord par la ressemblance verbale entre bus et buste et aussi simplement parce que la sensation est intégralement exacte. C’est simple parfois la poésie, la poésie c’est ça, la rencontre de l’exactitude de la sensation et de l’exactitude du langage. » « Dans Signe Ascendant Breton parle aussi de la décapitation par la fenêtre, il parle d’une figure humaine qui semble décapitée à la fenêtre, qui semble décapitée par la fenêtre qu’elle ouvre. » « Ah la fenêtre. Le texte de Ponge à propos de la fenêtre est superbe. Le harem nombreux du jour…Tiens tu parlais d’émulation tout à l’heure. Eh bien j’ai un peu écrit mon texte sur la fenêtre pour savoir si je pouvais faire mieux que Ponge. Eh bien oui, j’ai le sentiment que mon texte sur la fenêtre est plus beau encore ! (Tu ris de ma plaisanterie orgueilleuse.)
A la terrasse du Bar du Centre. Rue Saint Laud.
L. « L’emplacement te va ? » B. « Oui pourquoi pas, par contre je ne suis pas certain de pouvoir supporter longtemps les intonations juvéniles stridentes de la table non loin. » « Ah tu n’es donc pas comme Breton qui aimait bien s’entourer d’une foule de jeunes. » « Eh oui, une fois encore, j‘ai des goûts différents de ceux de Breton. Ce n’est pas la jeunesse qui a priori me déplait, c’est l’intonation de voix jeunes parfois. Et ce n’est pas non plus parce que je suis devenu vieux qu’elles me déplaisent, en effet quand j’étais jeune ces intonations me déplaisaient déjà. (…) J’aime bien l’adjectif protocolaire que tu utilises à propos de la palme dans Herbe pour Herbe. Protocolaire c’est très bon, cérémonieuse ou rituelle cela n’irait pas, protocolaire avec le port du cou évoqué par la syllabe col à l’intérieur du mot c’est parfait. Tu vois c’est parfait et pourtant, pour revenir au problème de la formule, il y a dans la perfection même d’une formule un aspect décevant. La perfection a un aspect insuffisant si j’ose dire. C’est pour ça que j’ai essayé d’écrire des blocs de formules approximatives. Ce qui m’intéresse avec les blocs c’est non seulement d’indiquer le sommet de la formule, c’est aussi de montrer la montagne, la montagne par laquelle ce sommet est atteint au risque parfois d’ailleurs que la montagne, la présence même de la montagne, cache le sommet, cache la pointe du sommet, au risque que le sommet se perde à l’intérieur de la masse de la montagne. » (…) « Je ne parviens pas à trouver quelle serait la formule la plus élégante pour une dédicace à un auteur mort. Par exemple A la mémoire de, c’est trop mou. Il y a un aspect un peu mou dans le mot mémoire. » « Dans le Grand Chosier, j’ai dédicacé un texte à Tarkos et j’ai utilisé In Memoriam. » « Ah bon, ça fait un peu érudit latiniste, c’est un peu pédant non ? Malgré tout par exemple In memoriam Francis Ponge, ça pourrait aller étant donné l’influence du latin dans l’œuvre de Ponge. » « Dédier un texte à Ponge, ça je n’oserai pas. » « Tu oses dédier un texte à Tarkos, et à Ponge cependant tu ne pourrais pas ? » « Non, peut-être parce que je n’ai pas l’impression d’avoir été son contemporain. » « Il y a des écrivains qui n’ont pas de telles réticences. Par exemple Zagdanski a carrément dédicacé un de ses livres à Shakespeare. Sacré bonhomme ce Zagdanski, quelle invraisemblable arrogance. Je ne sais pas, il me semble finalement qu’il serait préférable de dédicacer les textes aux morts exactement de la même manière que les textes aux vivants et cela précisément parce que le geste de la dédicace n’accomplit pas de distinction entre la vie et la mort. La dédicace s’adresse toujours à une forme de vivacité immortelle. » « C. Gailly avait trouvé une fois une belle formule de dédicace « A d’autres » avec le double sens, pour les autres et en même temps l’aspect rusé du je reste insaisissable. » « Et chez Gailly, c’est même chaque signe de ponctuation, chaque virgule qui semble sous-entendre cette phrase. » Tu acquiesces.
En sortant du Bar du Centre. Rue Saint Laud.
L. « J’étais impressionné la première fois que j’ai rencontré Bergougnoux. Il parle comme un livre, il parle exactement comme il écrit. Quand il me parlait des paysages de la Corrèze, c’était comme si je lisais ses phrases sur une page. »
Rue du Canal.
Tu me montres les fenêtres d’un appartement où tu as résidé quelques mois. B. « Elle est très belle cette rue. Bizarrement je n’y étais jamais venu. » A l’extrémité de la rue je prends soudain conscience que je connais cette rue, cependant je la connais seulement vue dans l’autre sens. Au coin de la rue du Canal et de la rue du Cornet. « Ce qui est dingue, c’est que cette rue, je la vois quasiment chaque semaine. Et cette autre rue où nous sommes maintenant, je l’ai même parcourue des centaines de fois en compagnie de ma grand-mère. Ainsi ce n’est pas que cette rue je ne l’avais jamais vue, c’est que cette rue je la vois très souvent, disons toutes les deux semaines dans l’autre sens et que pourtant je ne l’ai pas reconnue. Cette rue que nous venons de descendre est très belle, cependant vue dans l’autre sens cela ne se voit pas, c’est étrange. »
Square sans nom.
L. « Tiens viens voir, je vais te montrer un petit square assez singulier. J’aime bien cet immeuble par exemple, il a un aspect métaphysique je trouve. » B. « Métaphysique en effet, ça ressemble à du Chirico, ou plutôt à une hybridation de Le Corbusier et de Chirico. Et là avec la lumière du lampadaire qui semble émaner de l’arbre cela ressemble aussi à du Magritte. L’immeuble a encore un aspect un peu Antonioni, il ressemble aux immeubles de La Nuit ou de L’Eclipse. Tu connais les films d’Antonioni ? » « Non. » « Ah, je comprends désormais pourquoi tu apprécies les films de Ceylan, c’est parce que tu as vu la copie avant de voir l’original. Je me demande d’ailleurs si Antonioni ne serait pas une sorte de cinéaste de la tautologie, de la tautologie hypothétique disons, Ozu aussi peut-être. » J’essaie d’atteindre une petite esplanade au-dessus du square. Elle est fermée par une grille. « C’est étrange, tu as remarqué tous ces lieux qui étaient libres d’accès dans les années 80 et même 90 et qui sont maintenant fermés, grillagés. C’est révélateur de la fausse liberté dans laquelle nous vivons désormais. » « Et l’installation aussi des hygiaphones. Hygiaphone, c’est un mot plutôt étrange, non ? » « En effet et même assez abject. C’est un mot qui serait très bien dans les longues listes incongrues que Bodinat affectionne. Il est très bon d’ailleurs Bodinat dans ces espèces de listes de phénomènes modernes grotesques. »
Devant un bar abandonné auprès du Palais de Justice.
L. « C’est assez beau ces herbes qui poussent à travers cette pierre. » B. « Ce sont des herbes saxifrages comme dirait Char. Saxifrage quel mot magnifique. Si je n’avais qu’une chose à retenir de l’œuvre de Char ce serait ce mot. » « Tu exagères une fois encore. L’œuvre de Char mérite quand même mieux que de n’en retenir qu’un seul mot. » « La plante saxifrage exagère en effet. Ah, Saxifrage, si j’ai un jour une fille, j’aimerais bien lui donner ce prénom. Je ne suis pas certain que ce sera pour elle facile à porter, malgré tout cela me plairait, cela me plairait de l’appeler ainsi. »
(…)
Post-scriptum aux Archives aléatoires d’une Conversation nocturne.
L’idée du schème de l’imagination selon Kant à savoir celle d‘un enchaînement des sensations afin de révéler les formes de la beauté me semble très proche de ta vision de la chaine. Pour Kant l’imagination invente des chaines de sensations de même que pour toi chaque chose semble enchainée à son évidence, à l’événement de son évidence.
De nombreux écrivains ont souvent tendance à confondre leur outil de travail à savoir le langage avec ce qu’ils créent en utilisant cet outil. Ils ont souvent tendance à adorer leur outil comme si c’était leur œuvre elle-même. Et parce qu’ils confondent sans cesse la truelle avec la cathédrale, ils pensent qu’il suffit d’exhiber sans cesse sa truelle pour avoir construit une cathédrale. Ce que l’orgueil des écrivains leur interdit alors de voir c’est qu’ils sont plutôt des artisans parmi d’autres, des artisans du langage qui parviennent parfois par leur virtuosité et leur ténacité à donner à sentir de belles choses. Le plombier sait que lorsqu’il pose un lavabo il ne recompose pas la voute céleste. A l’inverse de nombreux écrivains revendiquent une impression de démiurgie ridicule. De nombreux écrivains croient que parce qu’ils écrivent des livres ils recréent le monde. Il leur serait préférable d’apprendre avec humilité que celui qui écrit un livre ajoute simplement une chose écrite à l’intérieur du monde.
Je n’ai pas le sentiment qu’il y ait une matière primordiale, une matière fondamentale. J’imagine plutôt le monde comme le lieu de démesure où la multiplicité des matières se rencontrent, c’est à dire à la fois s’embrassent et se combattent, s’intensifient ou se détruisent, c’est à dire le lieu de démesure où les différentes matières se métamorphosent. Je n’ai pas ainsi de préférence pour une matière particulière, je n’accorde pas de privilège sensoriel à une matière plutôt qu’à une autre. L’imagination serait ainsi pour moi comme une forme de don-juanisme envers les multiples apparitions de la matière.
Sylvain Tesson, ce serait quand même un peu de la poésie de gare, pour modifier l’expression roman de gare. Même si la poésie de gare a aussi parfois un aspect grandiose : La Prose du Transsibérien de B. Cendrars par exemple.
Finkielkraut serait une sorte de vulgarisateur qui ne supporte pas la vulgarité, à la fois celles des autres et la sienne propre. C’est pourquoi il semble sans cesse parler contre la stupidité de son désir profond, comme si son corps crachait à chaque parole un morceau d’impensable de lui-même. Il y a un aspect effrayant dans la façon de parler de Finkielkraut. Il semble parler à la façon de quelqu’un qui vomit sans cesse son propre cerveau.
Il est préférable de ne pas parler de la merde pendant la digestion. Parler de la merde pendant la digestion a un aspect redondant, la redondance de l’abdomen sans doute.
Il y a un aspect un peu mou dans le mot mémoire. Le mot mémoire manque de densité. Il a tendance à s’effondrer en moires mollassonnes, en moires démunies, en moires momifiées.
Etrange expérience de la rue à la fois vue et non vue, de la rue à la fois visible et invisible. Cette rue dont la beauté n’apparait visible que dans un sens, rue seulement visible dans le sens de la descente et invisible dans le sens de la montée, rue que j’ai déjà vue d’innombrables fois sans la voir dans le sens de la montée et que je vois ainsi aussi pour la première fois dans le sens de la descente. Et de même qui sait, il y aurait un sens de la descente et de la montée visible et-ou invisible des mots, un sens de la descente et de la montée visible et-ou invisible des phrases.
Le problème de la relation entre le lieu et le dire. La manière qu’a un lieu de provoquer un dire. Il y a à ce propos une expression étrange en français, le lieu-dit. S’amuser ainsi à inventer des rimes de temps à l’intérieur d’un même lieu
A quoi ressemblerait une lecture de Proust filtrée au flipper ?
« L’exagération dans le sens de l’hyperbole, est un procédé artistique d’une importance capitale pour tous les modes de l’art. Il n’y a pas de peintre ou de musicien qui ait pu produire quelque chose de valable sans pousser à l’extrême une forme ou un mode, sans avoir exagéré toutes les qualités qui l’avaient intéressé. « L’art, disait Wyndham Lewis est l’expression d’une immense préférence pour certaines formes de rythmes, de couleurs, de pigmentation et de structures. » L’artiste exagère terriblement afin de forcer quelque matière à enregistrer cette préférence. » Mc Luhan
Il me semble que je sais maintenant pourquoi ma manière de métaphoriser te semble parfois exagérée. Ma manière de métaphoriser te semble exagérée parce que je préfère qu’elle reste injustifiée, parce qu’elle n’est jamais justifiée à travers un désir de connaissance.
Apparaitre immobile sans voix devant la roue. C’est précisément cela le silence de l’enfance, une forme d’ébahissement, d’ahurissement, d’hébétude devant la simple présence d’une chose du monde. Le silence de l’enfance c’est le silence de l’étonnement, l’exclamation de silence de l’étonnement. Le silence de l’enfance n’est pas ainsi une réminiscence, une réminiscence psychologique. Le silence de l’enfance n’est pas ce que nous retrouvons dans le souvenir. Le silence de l’enfance apparait plutôt comme une forme d’archéologie du présent (pour réutiliser ta magnifique formule). La roue serait ainsi le symbole (ou le métabole) de l’archéologie du présent. Chaque roue jouerait par sa paralysie même à forer le visage d’aveuglement de l’espace, le visage d’invisibilité aveugle de l’espace à présent.
Cher Boris,
c'est assez troublant ce compte rendu de conversation ! Oui il me semble que cela retranscrit bien une bonne part de ce qui s'est dit là. Je ne vois pas très bien quel usage en faire sinon un
usage privé, mais j'ai eu plaisir à refaire par ce moyen notre petite pérégrination au cœur d'Angers en ta compagnie.
J'espère qu'on aura d'autres occasions de la réitérer.
Il y a plusieurs points sur lesquels on pourrait poursuivre cette conversation. Je pense par exemple à la survalorisation du langage par les poètes qui je crois se discute : ne faut-il pas qu'il y ait malgré tout cette croyance dans un monde structuré comme un langage pour que la poésie touche à sa pleine efficacité ? Autre question qu'il me plairait de reprendre : le problème de l'être qui n'est pas un problème dans mon approche tautologique des choses, et pourquoi cela est problématique ! Bref, si j'avais plus de temps, j'aimerais discuter à nouveau de tout cela (entre autres choses abordées lors de cette conversation nocturne à Angers).
(...)
Bien amicalement à toi,
Laurent