Bonjour Laurent,
J’ai découvert avec stupéfaction il y a quelques semaines une publicité pour Apple dont le slogan est celui-ci : « Quelle sera votre rime ? » Il me semble que c’est la première fois que je vois une publicité qui utilise un élément de rhétorique poétique dans un de ses slogans. Le slogan suppose ainsi que le téléphone est une sorte d’instrument à faire rimer les événements et les hommes par-delà les distances géographiques, d’un côté à l’autre des montagnes, des déserts et des océans. Il me semble révélateur que ce soit précisément à l’époque où la poésie dédaigne les puissances de la rime que les instruments de télécommunications décident de s’en emparer. Il y a dans cette réanimation des puissances de la rime à travers les techniques de télécommunications un aspect très intrigant. Je ne parviens pas cependant à dire lequel.
« Les premières phrases qui ont été transmises par le téléphone laissent pressentir à quoi servira ce nouveau media. Tout commence en 1860 avec une proposition absurde, qui aurait été prononcée par Philippe Reis lors de la toute première tentative réussie de transmission : « Le cheval ne mange pas de salade au concombre. », et se prolonge dans l’ordre de Graham Bell, le 10 mars 1876 : « Mr Watson , come here (…) » P. Sloterdijk Les Lignes et les Jours.
P. Sloterdijk remarque ainsi que ce n’est sans doute pas un hasard si les premiers mots qui ont été dictés au téléphone étaient soit des ordres banals soit des formules codées surréalistes. Le téléphone aurait ainsi été inventé afin de pouvoir prononcer des ordres banals surréalistes. Reste cependant à savoir si le téléphone à tendance à banaliser le surréalisme, à ordonner banalement le surréalisme, ou à l’inverse à surréaliser la banalité, à surréaliser les ordres de la banalité.
Il serait peut-être intéressant de proposer une typologie des différents aspects de la stupidité. La stupidité en tant que stupeur serait donc un mélange de surprise et de peur. L’idiotie serait en relation avec ce que Diderot appelait l’idiotisme autrement dit avec une sorte de singularité à la fois anatomique et mentale. La connerie serait essentiellement sexuelle, ce serait une façon de vivre à chaque seconde dans le cocon du con. L’imbécillité aurait un aspect à la fois ciliaire et angélique « Le battement d’aile de l’imbécillité » de la formule de Baudelaire. La crétinerie aurait peut-être à voir au-delà même de son étymologie chrétienne avec la crête de la montagne ou la crête du coq, la crête de montagne du cri du coq ou la crête de coq de l’écho de la montagne (crétinerie par exemple des personnages de Novarina). La niaiserie serait un avatar de la négation et du déni, de la nausée aussi : la niaiserie énoncerait la nausée du déni. La sottise enfin serait en relation avec la hantise et le sosie, avec la hantise du sosie.
Quant à la bêtise (malgré la moquerie formidable de Flaubert à son propos) je ne suis pas certain qu’elle soit si condamnable que cela. J’ai le sentiment qu’il y a malgré tout une valeur admirable de la bêtise. La bêtise c’est l’habitude animale en nous. Quand la bêtise règne ce n’est pas de façon politique ou sociale, c’est plutôt de manière biologique, précisément comme règne animal. Pour le dire avec clarté, j’aime beaucoup la bêtise. La bêtise affirme d’abord la bête. La bêtise révèle la forme bestiale de l’existence.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
cela ne me surprend pas tant que ça cette appropriation d'un vocabulaire du champ poétique dans la publicité : il y a beaucoup d'images et de métaphores dans la publicité, et dans l'exemple que tu donnes, on voit bien que le "votre rime" est là pour proposer au client, à l'acheteur, de l'aider à trouver la marque distinctive de son identité numérique. Apple vend des tablettes, des ordinateurs, mais offre surtout à chacun de pouvoir se démarquer (paradoxalement puisque c'est une industrie de masse, mais avec raison aussi puisque la technique permet à chacun de faire valoir sa petite différence de style, de "look", à travers cette "rime" qui est la signature que chacun donnera à sa "vie numérique", à son profil facebook par exemple. La publicité et le capitalisme, contrairement à ce qu'on pourrait penser, proposent moins une uniformisation et une aliénation que, et c'est leur force, la possibilité de participer activement, de façon créative, à sa propre aliénation. C'est la thèse que défend Dominique Quessada dans L'esclavemaître (éditions verticales) dont je t'avais parlé. A travers la publicité, s'opère une fusion de l'esclave et du maître, chacun peut désirer et jouir d'une liberté à l'intérieur de l'aliénation qu'il subit. On voit bien que la publicité comme la poésie jouent avec le langage, permettent au récepteur de faire jouer un principe de plaisir dans le message reçu, et donc de maîtriser cette réception. "Quelle sera votre rime ?" signifie comment allez-vous vous emparer du produit qu'on vous vend ? comment allez-vous lui donner ce supplément d'âme qu'il faut que vous apportiez au produit pour qu'il soit le vôtre, comment allez-vous créer poétiquement votre rapport au monde grâce au produit qu'on vous vend ? C'est d'un cynisme crasse bien sûr (puisque Apple ne cherche qu'à vendre et se fout du rapport poétique que chacun entretient avec le monde) mais c'est aussi une réalité : en consommant, et en consommant même simplement de la publicité, chacun a le loisir de n'être pas seulement un récepteur, mais d'être un récepteur-acteur, de participer, de jouer de la polysémie du langage publicitaire et d'en jouir, de "s'y retrouver" en tant qu'individu libre et créatif.
Si la publicité n'était qu'un pur matraquage, ça ne marcherait pas aussi bien, la publicité offre au récepteur de prendre une revanche sur le monde et sur le langage. C'est le discours qui laisse au récepteur une marge de manœuvre, qui lui laisse la "rime", la possibilité de continuer le message, d'en être quasiment le co-auteur. D'où la suprême aliénation qu'elle constitue et sa redoutable efficacité.
Bien à toi,
Laurent
Intéressante typologie amusante de la bêtise, selon ta méthode de l'étymologie flottante, ou du rapprochement sémantique, dite encore langue des oiseaux (http://fr.wikipedia.org/wiki/Langue_des_oiseaux).
Bien à toi,
Laurent
Bonjour Laurent,
Ton étude du consommateur aliéné est très proche de celle accomplie par Baudrillard dans un de ses premiers livres intitulé La Société de Consommation. C’est ce que Baudrillard appelait « la plus petite différence marginale. » Il me semble cependant que c’est une étude du capitalisme encore trop psychologique. C’est pourquoi Baudrillard préféra ensuite proposer une étude plus structuraliste, et même d’ailleurs déjà dans la Société de Consommation il écrivait par exemple ceci. « La « personne » avec ses traits irréductibles et son poids spécifique, telle que toute la tradition occidentale l’a forgée comme mythe organisateur du sujet, avec ses passions, sa volonté son caractère ou…sa banalité, cette personne est absente, morte, balayée de notre univers fonctionnel. Et c’est cette personne absente, cette instance perdue qui va se « personnaliser ». C’est cet être perdu qui va se reconstituer in abstracto, par la force des signes, dans l’éventail démultiplié des différences, dans la Mercedes, dans la « petite note claire », dans mille autres signes agrégés, constellés pour recréer une individualité de synthèse, et au fond pour éclater dans l’anonymat le plus total, puisque la différence est par définition ce qui n’a pas de nom. » ou encore « Il faut voir que la consommation ne s’ordonne pas autour d’un individu avec ses besoins personnels indexés ensuite selon une exigence de prestige ou de conformité, sur un contexte de groupe. Il y a d’abord une logique structurelle de la différenciation, qui produit les individus comme « personnalisés » c’est-à-dire comme différents les uns des autres, mais selon des modèles généraux et selon un code auxquels, dans l’acte même de se singulariser, ils se conforment. »
Enfin dans la dernière partie de son œuvre et c’est là que cela devient prodigieux Baudrillard proposa une approche métaphysique ou plutôt pataphysique du capitalisme avec des idées comme l’Hyperréalité, le Crime Parfait ou Le Pacte de Lucidité « C’est l’étrangeté du monde qui est fondamentale et c’est elle qui résiste au statut de réalité objective. De même, c’est notre étrangeté à nous-mêmes qui est fondamentale et qui résiste au statut de sujet. »
C’est pourquoi le problème de la rime que je cherchais à étudier reste toujours aussi confus. Ce qui m’intéresse ce serait de savoir pourquoi cette petite différence marginale (autrement dit le désir de signifier sa liberté) est désormais appelée rime ? Et alors qui rime avec qui ou qui avec quoi ou quoi avec quoi ? Et aussi surtout où se trouve la structure versifiée qui donne à entendre ces rimes ? Cette structure versifiée est-elle celle du réseau électrique ? Ou encore le réseau électrique (électronique) développerait-il une structure de rimes sans versification ? Le réseau électronique de l’information parviendrait alors à développer une sorte de prose rimée ou peut-être des sortes de vers libres dotés de rimes. En cela le réseau électronique de l’information serait non seulement une invention technique mais aussi une invention rhétorique, une invention techno-rhétorique donc.
J’avais déjà un peu entendu parler de la langue des oiseaux, je ne savais pas cependant que cette langue des oiseaux disposait d’une telle tradition (« La tradition n’est pas la conservation de la cendre, mais la transmission du feu. » G. Mahler). Je ne sais pas si tu le sais Ferdinand de Saussure a inventé la sémiologie surtout afin d’élucider cette langue des oiseaux (ce qu’il appelait selon sa terminologie la structure anagrammatique de la langue). Et à la fin de sa vie il jugeait la science sémiologique qu’il avait découverte presque sans valeur précisément parce qu’il n’était pas parvenu à accomplir cette élucidation. Quelqu’un comme Lacan a aussi essayé d’utiliser systématiquement cette langue des oiseaux selon une logique hégélienne. La pensée de Lacan c’est (entre autre) le calembour ou la glossolalie interprétés du point de vue de Hegel.
Il me semble évident que le jeu de la rime appartient à cette langue des oiseaux. J’ai l’impression que la rime révèle la réverbération même du discours, la réverbération c’est-à-dire aussi le rêve errant du verbe. Par la rime, le rêve errant du verbe scintille de mots en mots. Par la rime ce rêve errant du verbe se fixe cependant en un emplacement déterminé : la fin du vers. La fin du vers comme marge de manœuvre (pour reprendre une expression que tu utilises), marge de manœuvre, j’aime bien cette expression, elle évoque pour moi le Moyen-Age, je ne saurais dire pourquoi. Reste ainsi à savoir si cette marge de manœuvre de la rime n’est qu’une marge de signification ou si elle apparait comme une marge d’invention, une marge d’imagination, une marge de création.
la marque distinctive de son identité numérique.
"rime" qui est la signature que chacun donnera à sa "vie numérique"
Le problème reste donc de savoir en quoi une rime est « la marque distinctive d’une identité numérique » et aussi de savoir comment une signature se transmute-t-elle en rime.
Avec quoi un nom rime-t-il ? C’est une question qui aurait sans doute intéressé Derrida. Mallarmé aussi a joué avec cela dans ses Tombeaux, Eventails et Toasts (Whistler/ air, Gautier/ altier, Verlaine/ haleine…)
la possibilité de participer activement, de façon créative, à sa propre aliénation.
La possibilité de participer activement, sans doute, de manière créative précisément non. Et c’est là aussi un des subterfuges du capitalisme celui de confondre systématiquement l’action et la création. Le capitalisme propage à chaque seconde l’obligation de l’action, de la pensée en action. Le capitalisme propage l’idéologie du pragmatisme psychique.
chacun peut désirer et jouir d'une liberté à l'intérieur de l'aliénation qu'il subit.
Le capitalisme ne favorise pas la liberté, le capitalisme propage plutôt la libéralité autrement dit une sorte d’ersatz viral de liberté. Ce qui est obligatoire dans la société capitaliste c’est d’échanger des signes identifiables de libéralité plutôt que d’inventer des formes particulières de liberté. Qui plus est dans la société capitaliste la fonction dissimulée des signes de libéralité est justement d’interdire l’invention des formes de liberté.
Une dernière remarque. Le texte lu en voix-off de la publicité Apple est un extrait du film Le Cercle des Poètes Disparus de Peter Weir.
“On lit ou on écrit de la poésie non pas parce que c’est joli. On lit et on écrit de la poésie parce que l’on fait partie de l’humanité, et que l’humanité est faite de passions. La médecine, le droit, le commerce et l’industrie sont de nobles poursuites, et elles sont nécessaires pour assurer la vie. Mais la poésie, la beauté, l’amour, l’aventure, c’est en fait pour cela qu’on vit. Pour citer Whitman : « Ô moi ! Ô la vie ! Tant de questions qui m’assaillent sans cesse, ces interminables cortèges d’incroyants, ces cités peuplées de sots. Qu’y a-t-il de beau en cela ? Ô moi ! Ô la vie ! ». Réponse : que tu es ici, que la vie existe, et l’identité. Que le prodigieux spectacle continue et que tu peux y apporter ta rime. Que le prodigieux spectacle continue et que tu peux y apporter ta rime… Quelle sera votre rime ?“
Post-scriptum.
J‘ai trouvé le livre de Bodinat La Vie Sur Terre. Son style ultra-sentencieux est assez étrange. Cela ressemble à un mélange de Léon Bloy et de Guy Debord (avec souvent aussi des réminiscences de G. Ceronetti et de Lautréamont).
J’ai aussi trouvé un livre d’entretiens de P. Bergounioux intitulé Exister par deux Fois. La tonalité globale du livre ressemble parfois à celle du Roi Vient quand il Veut de P. Michon (Flaubert, Faulkner, l’importance de l’école, la méfiance envers l’intellectualisme bourgeois.)
L’étude d’Alain Roussel à propos de Nuages est plutôt élégante. J’aime surtout sa manière d’insister sur la pulsion de la voix et du souffle et aussi le rapprochement qu’il tente avec la poésie de G. Luca, même si évidemment il me semble que Nuages c’est quand même du G. Luca très civilisé, du G. Luca peaufiné et éthéré, disons du G. Luca (ou du Péguy) modulé (tamisé) par Mallarmé. J’écrirai à A. Roussel un jour prochain à la fois pour le remercier et aussi parce que j’ai plusieurs trucs à lui dire (par exemple à propos de Pessoa, la citation de Bureau de Tabac et son commentaire à la fin de La Poignée de Porte, c’est passionnant).
A Bientôt Boris
Est-ce qu'on ne pourrait
pas émettre l'hypothèse, par boutade, que la rime avec quoi rime la rime publicitaire, ce soit rien, le vide, l'absence même de sens. La rime publicitaire ne rime à rien, elle s'arrime à
rien, et elle s'accroche à (et par) l'angoisse née de ce rien, de ce vide sidéral et viscéral.
C'est Bernard Stiegler qui parle de "misère symbolique" et dit que le capitalisme et la technique annihilent le narcissisme primordial (qui serait un "bon" narcissisme).
La rime d'Apple ne serait pas une rime qui fait se correspondre et s'entendre les êtres ni les choses ou les mots ou les objets entre eux, qui reposerait sur une structure rhétorique quelconque, mais une rime sans rime ni raison, une rime coupée de ce à quoi elle est censée rimer. C'est une rime pure, vide, isolée, non pas une rime en réalité mais seulement la moitié d'une rime, son premier terme et qui sonne terriblement en l'air de ne pouvoir s'accorder à un second terme. Il y a un koan zen que j'aime bien : "Frapper des deux mains produit un son. Quel est le son d'une seule main ?" Eh bien la rime d'Apple serait cela, le son d'une seule main, la rime d'une seule rime, laissant à charge au consommateur et au spectateur de trouver ce à quoi elle peut bien rimer. Le "stress" contemporain, l'angoisse quasi pascalienne de l'homme d'aujourd'hui viendraient de ce que la technologie et la publicité ne lui livrent que la moitié d'une rime, la promesse d'une rime mais sans de quoi remplir cette promesse. Le monde moderne serait sans texte, sans mythe ni épopée à quoi se raccorder, où se comprendre, n'offrant dès lors que des demi-rimes désespérées.
J'ignorais que Saussure s'était intéressé à la langue des oiseaux. Ta "méthode" est très proche finalement de la langue des oiseaux. Il y aurait quelque chose comme une vérité cachée de la langue, qu'il est possible de retrouver par un bouleversement anagrammatique de celle-ci, non ?
Oui, Bodinat, dans sa langue très classique, proche de celle du 17è siècle, fait chanter le catastrophisme. C'est assez fort je trouve ce lyrisme de l'effondrement du monde.
Oui, Bergounioux. J'aime tout de Bergounioux : sa langue et son propos (et même son marxisme pur et dur !) Il est un pur produit de l'universalisme français. Quelque part, c'est un Ancien parmi nous, Bergounioux, le vieux monde qui perdure (c'est d'ailleurs un des thèmes de son œuvre, l'entremêlement des temps).
Bien à toi,
Laurent
Bonjour Laurent,
Merci pour ta réponse. Tu es en effet globalement parvenu à formuler avec précision ce que je cherchais à comprendre.
La rime publicitaire ne rime à rien, elle s'arrime à rien, et elle s'accroche à (et par) l'angoisse née de ce rien, de ce vide sidéral et viscéral.
Avant de t’envoyer les deux paragraphes de Bribes 004 j’avais déjà évoqué ce problème de la rime numérique au téléphone avec P. Jaffeux. J’ai parlé à Jaffeux de ce slogan parce qu’il venait de me dire cette phrase. « La technique, les ordinateurs, ça ne rime à rien. » Je lui ai alors dit mon étonnement devant ce paradoxe selon lequel c’était lui le poète par excellence de l’ordinateur qui utilisait cette formule précisément à l’époque où un opérateur informatique choisissait d’employer le slogan « Quelle sera votre rime ? ». Le paradoxe a intéressé Jaffeux. Selon Jaffeux cela s’explique par la réversibilité de l’énergie des signes, la réversibilité des flux d’énergie des signes. Il y a selon Jaffeux des instants singuliers où les flux d’énergie des signes inversent leur direction et donc leur sens. L’explication de Jaffeux m’a semblé parfaitement cohérente avec sa vision du monde, en effet cette puissance de la réversibilité (la réversibilité du vide ou celle du rêve) est omniprésente dans son œuvre. Je ne parviens pas cependant à partager cette vision et cela simplement parce que je n’en ai jamais eu l’expérience.
Le "stress" contemporain, l'angoisse quasi pascalienne de l'homme d'aujourd'hui viendraient de ce que la technologie et la publicité ne lui livrent que la moitié d'une rime, la promesse d'une rime mais sans de quoi remplir cette promesse. Le monde moderne serait sans texte, sans mythe ni épopée à quoi se raccorder, où se comprendre, n'offrant dès lors que des demi-rimes désespérées.
Oui, je suis quasi intégralement d’accord. Et ce que tu dis là intéresserait sans doute P. Vinclair. Quasi d’accord parce que je ne dirais pas cependant que cette distraction pascalienne de la demi-rime est un indice de désespoir. Il me semble que ce serait plutôt une façon de subsister relié au néant, aux avatars signalétiques du néant, au-delà de l’espoir et du désespoir.
P. Sollers a remarqué une fois que le mot rime rimait justement avec le mot crime. Cette demi-rime de la technologie serait donc peut-être une sorte de demi-crime, un ersatz de crime ou un crime avorté similaire à celui dont parle A. Porchia « Le tueur des âmes ne tue pas cent âmes ; il tue une âme cent fois. » Cet ersatz de crime de la demi-rime serait donc une façon de tuer sans cesse l’âme sans jamais cependant la détruire, et cela simplement parce que l’âme même si n’importe qui a le pouvoir de l’anéantir reste toujours malgré tout indestructible. (Cette distinction entre détruire et tuer ou entre détruire et anéantir serait ici trop difficile à expliquer.)
Ta "méthode" est très proche finalement de la langue des oiseaux. Il y aurait quelque chose comme une vérité cachée de la langue, qu'il est possible de retrouver par un bouleversement anagrammatique de celle-ci, non ?
A cette différence près que je ne suis pas scientifique et que par conséquent la vérité ne m’intéresse pas. Ou pour le dire autrement je ne crois pas qu’il y ait une vérité de la langue, que cette vérité soit d’ailleurs révélée ou cachée. Ma méthode si tu veux (en utilisant alors le mot de manière pongienne) est plutôt celle d’un jeu. Je joue, je jongle avec les syllabes et les lettres simplement parce que cela m’amuse et me plait. Je joue de manière intégralement gratuite et désespérée, par la grâce du désespoir même et cela sans jamais me soucier de dire la vérité. En effet comme Porchia l’écrit avec superbe « Qui dit la vérité ne dit presque rien. » et je préfère dire quelque chose plutôt que rien. Je n’ai donc pas le sentiment que le langage soit un instrument privilégié de la vérité et encore moins que l’essence de la vérité se situe dans le langage. Le langage apparait plutôt pour moi comme l’outil d’un jeu. Ainsi j’utilise le langage comme jeu pour affirmer des formes de certitude, les formes de certitude de la sensation. Oui j’ai maintenant le sentiment de plus en plus intense de l’écriture comme jeu. Écrire ce serait simplement une manière de jouer son existence. Même si écrire apparait ainsi aussi comme le jeu de la tragédie parce que l’enjeu de ce jeu c’est l’existence même. En cela je serais proche des différents auteurs qui affirment ce geste du jeu. Par exemple Héraclite, Diderot, Nietzsche, Lichtenberg, Mallarmé, Ponge, Caillois, Baudrillard, Deleuze et Jaffeux. Ce serait d’ailleurs peut-être l’unique réticence que je pourrais avoir envers l’œuvre de Chazal. A l’époque de l’écriture de Sens Plastique Chazal joue, Chazal joue avec le cosmos, Chazal jongle avec le cosmos. Dans ces derniers livres cependant Chazal ne joue plus, il prophétise, il prophétise de façon sérieuse autrement dit futile.
Post-scriptum
(…)
Je t’envoie ci-joint un chapitre extrait de Tu Sauf intitulé Information.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
je réagis juste à deux ou trois petites choses que tu dis :
"A cette différence près que je ne suis pas scientifique et que par conséquent la vérité ne m’intéresse pas."
Depuis quand la vérité serait-elle l'apanage de la science ? Pour moi la vérité est aussi du côté de l'imagination, de la poésie, de ce qui échappe à la stricte rationalité. La poésie, même quand
elle joue, surtout quand elle joue peut-être, est affaire de connaissance, elle est exploration du monde et de notre saisie des choses (par le langage). Et donc elle a un lien fort avec la
question de la vérité. Non ?
J'aime beaucoup la phrase de Porchia (que j'avais citée dans De l'image)
« Qui dit la vérité ne dit presque rien. » que l'on peut entendre de deux manières opposées : dire la vérité est quasiment ne rien dire, qui prétend dire la vérité ne dit rien, au fond ; mais aussi, cela peut s'entendre ainsi : pour dire la vérité, il faut dire, toucher, appréhender le "presque rien", il faut se situer dans le lieu subtil et modeste du "presque rien" pour que s'énonce la vérité (comme si la vérité ne pouvait être que l'émanation d'une évidence, quelque chose comme ça).
Pur jeu et pure gratuité, la poésie ? Je n'en suis pas si sûr. Certes sans tomber dans des excès dogmatiques à la manière du Chazal tardif qui figera en effet dommageablement son imagination dans le Petrusmok (un mot-valise qui mêle la pierre et le brouillard (smog), ce qui lui porta poisse ?), malgré tout je crois que la poésie a à voir avec la question de la vérité, voire même avec le problème des vérités cachées, au sens où elles sont perceptibles seulement par le moyen du paradoxe, par exemple. (Il faudrait que je développe mais on y reviendra peut-être.)
J'en reste là pour le moment, il y aurait tant de choses à creuser.
Bien à toi,
Laurent
Bonjour Laurent,
Depuis quand la vérité serait-elle l'apanage de la science ?
Disons depuis Kant et ses trois Critiques où il développe la théorie de l’hétérogénéité des facultés. Je te l’avais déjà dit, de manière paradoxalement intuitive, je suis plutôt kantien. Je n’ai pas cependant assez d’aptitudes philosophiques pour t’expliquer pourquoi en détail.
Tu as donc parfois tendance à confondre le problème du beau et la question du vrai. En cela tu dédaignes les différences entre vrai, beau et bien étudiées de façon minutieuse par Kant. Pour le dire franchement, je suis indiffèrent à la vérité, ce qui me plait ce serait plutôt le lieu où la beauté rencontre et joue de manière tragique avec l’absolu c’est dire ce que Kant nomme le sublime.
Oui, il serait en effet important de distinguer avec précision ce que nous voulons dire avec des mots comme vérité, évidence ou encore certitude (ce que tu dis à propos de Porchia est cependant déjà très évocateur) et aussi avec des mots comme secret, énigme ou mystère.
A Bientôt Boris