Bonjour Laurent,
Dans son dernier livre Mourir de Penser, P. Quignard indique qu’il y aurait cinq catégories fondamentales de chasse: l’affût, la poursuite, le rabattage, le piégeage et l’approche. Il me semble qu’il serait intéressant de classer les auteurs selon ces différentes techniques de chasse. Par exemple tu serais plutôt un écrivain de l’affût, affût par lequel tu affûterais le poignard de ton attention, affût par lequel tu parviendrais à affûter le poignard de politesse de ton attention, le poignard de politesse de ton égard. Eric serait peut-être un écrivain du piégeage (dans ses interviews Eric parle souvent de son intention de piéger le lecteur). Ivar serait sans doute un poète du rabattage « le rabattage constitue la première prédation offensive collective. ». Et je serais plutôt un écrivain de l’approche (à la fois de la poursuite et de l’approche, de la poursuite presque immobile de l’approche, de la poursuite quasi paralysée de l’approche). Tu le sais, pour Quignard, la pensée n’est qu’un dérivé, un ersatz de la chasse, une sorte de transmutation de la chasse. Pour Quignard penser c’est d’abord parvenir à s’extraire de la fascination provoquée par le regard de prédateur de l’animal et devenir donc soi-même prédateur (chasseur) puis dans un second temps c’est chasser non plus un animal présent mais plutôt une image de rêve, l’image d’absence du rêve. « Le rêve (…) est une chasse au perdu. » Enfin pour Quignard penser c’est chasser la chasse elle-même, c’est s’extraire du désir de prédation même. Penser c’est chasser de son esprit, c’est chasser l’esprit de son esprit, c’est chasser l’esprit par son esprit, c’est chasser l’esprit de son esprit par son esprit. Penser c’est peut-être alors chasser la fuite, c’est chasser à la fois la fuite de l’invisible et la fuite devant l’invisible, c’est chasser la fuite efficace de l’invisibilité même. Penser c’est ainsi devenir le chamane de sa réticence même, le chamane de sa politesse, le chamane de son égard.
« Si le langage imite le corps, ce n’est pas par l’onomatopée, mais par la flexion. Et si le corps imite le langage, ce n’est pas par les organes, mais par les flexions. Aussi y a-t-il toute une pantomime intérieure au langage (…). Si les gestes parlent, c’est d’abord parce que les mots miment les gestes. » G. Deleuze, Logique du Sens. Cette flexion comme pantomime du langage serait à rapprocher du problème du gag. La flexion et la réflexion sont d’ailleurs aussi à rapprocher du problème de la chasse. « Toute noétique a été contenue dans la cynégétique première. Le réfléchir de mort avant le bondissement est tout entier contenu dans le re-fléchir des jarrets lors du jaillissement du corps hors de sa cache, ou de son buisson, ou de son angle mort, à l’instant de l’assaut. » P. Quignard.
Il me semble que la question de la vérité est présente dès qu'on parle, a fortiori si on écrit, ne serait-ce que parce que nos énoncés sont la plupart du temps des assertions.
K. Kraus disait que l’aphorisme n’était pas de dire la vérité, que l’aphorisme était plutôt de dire une vérité et demie. Et Kraus disait encore que l’auteur d’aphorisme plutôt que viser le centre de la cible préférait viser un peu au-dessus de cette cible. Ainsi plutôt que de viser le centre de la cible de la vérité, acte à travers lequel nous anéantissons la vérité à la seconde même où nous pensons l’atteindre, il serait préférable de viser au-dessus de la cible de l’évidence, geste par lequel la cible de l’évidence tremble alors à la fois de frayeur et de joie, tremblement miraculeux de l’évidence qui donne ainsi paradoxalement à sentir la forme indestructible de la certitude. Le geste du jeu c’est à dire aussi le geste de l’illusion c’est précisément cela.
« Le monde nous a été donné comme énigmatique et inintelligible, et la tâche de la pensée est de le rendre si possible, encore plus énigmatique et inintelligible. »
« Quelqu’un disait : tout est vrai, rien n’est exact. Je dirais à l’inverse : rien n’est vrai, tout est exact. » J. Baudrillard
L’écriture donne ainsi à sentir l’exactitude de l’énigme, l’exactitude insensée de l’énigme, l’exactitude insensée de l’énigme en dehors du vrai et du faux.
A Bientôt Boris