Bonjour Laurent,
J’ai lu ton livre Contrebande. Eh bien, tu as écrit une fois encore un beau livre. Il me semble que c’est la suite du Grand Chosier, une suite où les choses ont une allure plus événementielle disons. Tu parviens à évoquer avec précision l’usage des choses, la manière quotidienne d’utiliser les choses.
Ce que tu révèles ainsi c’est à la fois comment les hommes utilisent les choses, comment aussi les choses utilisent les hommes et encore aussi comment les hommes s’utilisent en utilisant les choses et encore enfin comment les choses s’utilisent en utilisant les hommes. Et cela provoque ainsi une forme de cérémonie érotique, une forme de cérémonie érotique de chaque instant. Le texte de la Serviette-Eponge montre cela somptueusement.
Par ce texte, et je pèse mes mots, je pèse mes mots comme si je hissais aussi un drapeau, tu apparais maintenant comme le pongien par excellence de la littérature française. (Et j’essaierai de sauvegarder malgré tout le drapeau de Chazal pour mon usage particulier.)
« Au sortir de la douche elle nous tend les bras. / Non bien sûr qu’elle tende exactement les bras : / Une serviette-éponge est exempte de bras. / C’est plutôt nous qui vers elle allongeons le bras. »
Tu as à l’évidence une imagination intense de l’homme-manchot. C’était déjà flagrant à l’intérieur du Grand Chosier, ton évocation par exemple du lapin comme fauteuil sans bras. C’est ton aspect Tod Browning. Tu écris en effet parfois à la façon d’un freak, un freak discret, un freak de la discrétion même. Ce monstre de discrétion qu’est l’homme-manchot c’est aussi celui qui sait qu’il y a une prestidigitation du handicap. Autrement dit, la manche à l’intérieur de laquelle le freak de la discrétion à la fois omet et occulte sa blessure est aussi celle où il dispose du pouvoir de faire apparaitre et disparaitre les choses à loisir c’est à dire comme cela lui chante.
Bizarrement, j’ai très souvent pensé à Edmond Rostand à la lecture de ton livre. Pour la nonchalance précieuse du phrasé surtout et aussi la puissance subversive de la désuétude. La désuétude comme subversion, c’est une idée barthésienne. Voici un petit inventaire d’extraits où j’entends en filigrane le style ou la manière de Rostand. « Qui passe et nous attaque, une caracolade. » et « Si de changer de botte il était soudain libre, / Sans doute un jour ou l’autre il perdrait l’équilibre. » ou « Dessiner sa main gauche avecque la main droite / est déjà un défi, mais figurer la dextre / avec sa symétrique : une gageure alpestre ! » ou encore « N’empêche du passé vous êtes la loupiote. / (…) vous seule avez voulu donner à l’antimite / la noblesse et le rang, la dimension d’un mythe. » ou enfin « Mais j’arrête car j’ai l’idée d’un sonnet. »
Il y aurait ainsi finalement du Cyrano en toi. Tu serais une sorte de Cyrano qui choisit de masquer son nez avec des pétales de fleurs, pour paraphraser une formule de L’Autofictif d’Eric les narines voudraient des paupières aussi, et que celles-ci soient des pétales. Tu serais une sorte de Cyrano de la discrétion, une sorte de Cyrano qui chuchote à l’oreille des choses afin qu’elles puissent ensuite escalader le balcon pour y embrasser leur image, pour y embrasser leur image en miroir. Tu serais une sorte de Cyrano de la discrétion qui attise le narcissisme des choses, le narcissisme prodigieux des choses.
Mon unique réticence envers ton livre, ce serait celle envers le titre. En effet, ce mot Contrebande me gêne. Sa connotation de commerce frauduleux me déplait. Et pour le dire franchement, j’ai le sentiment qu’à l’instant de bander, il apparait préférable de bander pour que de bander contre. Bander contre c’est en effet un acte de perversion, de perversion subreptice. Ce n’est sans doute pas l’intention de ton choix, c’est cependant ce que j’entends dans ce mot. Et de plus, pour celui qui joue au billard, la bande ne révèle pas une opposition, la bande provoque plutôt une multiplication.
J’aime beaucoup le texte à propos de la lampe de poussière. Je trouve l’ambiance de ce texte très proche de la peinture de Morandi. Chaque chose peinte, chaque figure peinte par Morandi ressemble en effet à la lampe de poussière que tu évoques.
« Le couteau est son coup qui aurait refroidi / comme plongé dans l’eau au sortir de la forge, » Cette image du couteau comme coup de feu refroidi, coup de feu soudain refroidi, comme coup de feu gelé me plait aussi beaucoup. C’est cela que je voulais dire à propos de ta violence comme forme du secret. Ta violence apparait comme une forme secrète précisément parce que pour toi le couteau apparait comme une lampe de poussière, parce que pour toi lampe de poussière et feu du froid coïncident. La prestidigitation de ta violence c’est précisément de révéler la coïncidence de la lampe de la poussière et du feu du froid comme thyrse de réticence, comme tison de tact. (Il y a parfois aussi une autre forme de coïncidence, celle du feu de la poussière et de la lampe du froid. Cela le handicap de l’asthme en a la sensation et l’intuition.)
« Dans la pièce, attention, c’est lui qui est au centre : / le roi de l’électro-ménagerie pavane. »
Ce texte à propos de l’aspirateur est intéressant. Je ne suis pas certain cependant que l’aspirateur désire se trouver au centre de la pièce. Je dirais plutôt que l’aspirateur désire être l’axe de la pièce, l’axe spiraloïdal de la pièce, l’axe de son déplacement en spirale à l’intérieur de la pièce. Ou plutôt pour réutiliser un mot inventé par Eric dans le Désordre Azerty, l’aspirateur désire être l’aspe de l’espace. « Peut-on vivre sans aspe une vie digne de ce nom ? » Un aspirateur c’est alors une sorte d’hybride de porc et de serpent, un porc de la propreté surmonté d’un aspic de la ratiocination. (Il est aussi à noter que tu emploies le même adjectif opiniâtre pour designer l’aspirateur et le hamac « Opiniâtre il poursuit les moutons retranchés.» « Sur laquelle la barque opiniâtrement vogue » Il y aurait ainsi un hamac caché à l’intérieur de l’aspirateur. L’aspirateur ce serait le hamac du travail, le hamac de la poussière, le hamac du travail de la poussière.)
« Maintenant il se dit que remarquer est trop, / que noter quelque chose est perturber un centre, »
A ce propos, la spirale serait peut-être ce qui révèle l’aspe du centre. La spirale serait ce qui parvient à noter le centre sans perturber le centre. La spirale ce serait alors le tact de la remarque, le geste de remarquer avec tact, le geste de réitérer la marque avec tact.
La spirale de la tautologie ce serait peut-être aussi le geste de l’enfant sempiternel, du poète impétrant ou du laveur d’eau à savoir le geste de celui qui jette un caillou au centre de l’eau de la chose et à l’inverse aussi de celui qui jette une goutte d’eau au centre de la pierre de la chose. C’est cela que j’appelle la taotologie, une manière de renverser la pierre du langage à la fois à l’intérieur et par l’eau de la chose et aussi de renverser l’eau du langage à l’intérieur et par la pierre de la chose. La taotologie c’est de sentir à la fois la liquidité de la pierre (celle de la poussière) et la minéralité de l’eau (celle de je ne sais quoi).
Cette spirale de la taotologie ce serait encore qui sait celle du magnétophone. La taotologie ce serait l’art d’embobiner et de rembobiner les choses, l’art d’embobiner et de rembobiner en spirale les choses, l’art d’embobiner et de rembobiner en spirale magnétique les sons des choses, les voix des choses.
« Le poète impétrant qui est un laveur d’eau, / En déposant sa pierre au milieu du ruisseau, / Tâche de la remettre au courant qui l’anime. »
L’événement du lavage de l’eau c’est une vision qui revient souvent à l’intérieur de tes textes. Ce geste de laver l’eau c’est aussi celui de la fontaine. La fontaine apparait en effet comme la baignoire de l’eau. La fontaine apparait comme la baignoire frivole de l’eau, comme la baignoire démantibulée de l’eau, comme la baignoire abracadabrante de l’eau. La fontaine apparait comme la baignoire acrobate de l’eau. (Dans le texte Fontaine une phrase aussi me plait beaucoup. « Son haleine tenue comme on tient une traine. »)
« En coulant sous les ponts, l’eau ne les laisse pas de marbre. »
Je me souviens que j’avais fait une fois une expérience bizarre sur un pont à Troyes non loin de la rue Neuve des Charmilles Prolongées où je demeurais à l’époque. Je m’étais d’abord posté face au flux de la rivière pour le contempler et je m’étais soudain ensuite retourné sur le pont. J’avais alors eu l’impression que mon corps était devenu le réservoir de la rivière, le réservoir instantané (si j’ose dire) de la rivière, comme si le flux de l’eau s’était d’abord accumulé à l’intérieur de ma poitrine pour se déverser ensuite par mon dos (ou plutôt depuis mon dos, comme le dirait Mathieu Jung). J’avais alors eu l’impression qu’un corps pouvait se transformer par ses postures à la fois en réservoir, en pile ou en filtre de ce qu’il contemple, des choses ou des événements qu’il contemple. Réservoir, pile ou filtre doté d’un pôle positif et d’un pôle négatif ou plutôt d’un pôle positif et d’un pôle zéro sans avoir de pôle négatif. Le pôle positif c’était le flux de l’eau à l’intérieur de la poitrine, le pôle zéro c’était le flux de l’eau par le dos ou depuis le dos.
Autrement ce qui est intéressant aussi je trouve dans ton livre c’est le retour des mêmes locutions, des mêmes jeux de mots ou des mêmes métaphores d’un texte à l’autre. La belle jambe qui apparait à la fois à l’intérieur du texte du pont et à l’intérieur du texte de la cheville, ou le feu froid comme métaphore à la fois du couteau et de la lumière Et c’est ainsi comme si les images se promenaient d’un texte à l’autre comme des personnages. Deleuze parlait de l’invention de personnages conceptuels chez les philosophes. Dans ton livre ce qui semble se promener ce sont plutôt des silhouettes d’images, des silhouettes de métaphores, silhouettes de métaphores comme foin du reste, silhouettes métaphoriques de l’or, silhouettes métaphoriques de l’or du temps qui s’inscrit presque au hasard parmi les textes, de l’or du temps qui joue aux dés parmi les textes. « De l’or qui brille et brûle on n’a jamais l’usage / sinon celui tout pur d’en rêver une image. »
J’aime bien cette manière de faire passer les images, les métaphores comme un foulard du jeu du furet d’un texte à l’autre. Pour Barthes, ce jeu de foulard du furet c’était la forme même de l’écriture, foulard où la foule des phrases se foule la cheville entre nos doigts, foulure de la cheville que fixe in extremis le stylo.
J’aime beaucoup le texte Cheville. Ceci surtout magnifique « Elle est un bijou nu, simple colifichet, / Un bracelet de chair que belle jambe enfile. / (…) Plus belle jambe encore celle qui s’en fichait. » La cheville c’est en effet le beau fixe du bracelet de la jambe. La cheville c’est le beau fixe de l’enroulement de la jambe à elle-même. La cheville c’est le beau fixe de l’enjambement ou plutôt de l’enjambade (comme il y a l’embrassade) de la jambe à elle-même. La cheville c’est le beau fixe du meuble du corps, le beau fixe de la chaise du corps.
(Tu réponds parfois à quelques-uns de mes textes, par exemple la chaise, les nuages et le prénom des choses. J’aime bien surtout ton développement de mon idée du dossier de la chaise comme quasi judiciaire. « Pourra-t-on jamais un jour compulser le dossier de la chaise ? »)
Le texte à propos du café me plait. Cette simple indication d’abord. « Hé ! il vient de la nuit qui affleure au matin, » La fin du texte me fait aussi penser au Verre d’Eau de Ponge. « Attaquons la journée maintenant que c’est bu. » En effet, ton texte évoque, comme celui de Ponge, la manière heureuse de commencer la journée.
« Ci-git la bicyclette, une docile bête / (…) Ses roues la signifient, roues à jante d’inox, / Pour ce qu’elle est : un très dérisoire Phénix. »
Oui, la bicyclette apparait comme le phénix de l’éblouissement. La bicyclette cinématographie l’éblouissement. La bicyclette cinématographie l’équilibre de l’éblouissement. La bicyclette cinématographie le phénix de l’éblouissement, l’équilibre-phénix de l’éblouissement.
« J’ai vécu mon enfance auprès d’un champ de courses, / Un endroit où le son arrive avant l’image, / Où, précédant l’éclair, un grondement d’orage / semble avoir dans le noir la source de sa source. »
La chamade c’est le cheval du cœur, la caracolade du cœur par laquelle le tonnerre invente l’éclair. Ainsi ce sentiment du son qui survient avant l’image, dont tu avais déjà parlé avec Julien Starck, c’est le sentiment du surgissement du cheval. Le cheval c’est le son qui provoque l’image. Le cheval du cœur, c’est le son qui provoque le surgissement de l’image, cheval du cœur qui apparait comme la forme même de l’enfance « Chaque fois que j’entends le galop qui martèle, / l’enfance me revient au rythme qui m’appelle. »
Je te l’avais déjà dit. Parmi les animaux que ton caractère évoque spontanément, il y a d’abord le cheval, le cheval du paraphe qui parachève, le cheval de la signature, le cheval qui signe les choses. Il y a aussi le serpent, le serpent de l’épée, le serpent du sel, le serpent de sel de l’épée, le serpent d’épée du sel. Et enfin parfois encore le chat. Tes attitudes de vexation ou de violence, de vexation violente ou de violence vexée ce sont celles du chat. Ta manière aussi d’écouter avec le velours qui somnole entre tes griffes, avec le velours de somnolence de ta violence même, avec le velours de somnolence de ta violence secrète. Il y a un swing de solennité à l’intérieur de ton écriture, un swing de solennité qui est celui de la somnolence même de ta violence.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
Merci pour ta lecture enthousiaste de Contrebande. Le titre à mes yeux évoque moins le commerce frauduleux qu'en effet un dispositif de rebonds, contraintes comprises et désir maintenu.
Freaks, de Tod Browning, je l'ai vu plusieurs fois et j'aime beaucoup ce film. La tératologie est puissamment poétique je trouve. Tout comme la cryptozoologie, ou les chimères. Bref tous ces êtres qui en hybrident d'autres ou même qui s'hybrident eux-mêmes : le manchot comme prestidigitateur, oui, ou l'infirme comme celui qui est doté de pouvoirs extraordinaires (l'aveugle visionnaire par exemple).
Une remarque sur ta manière d'écrire (sur la manière de tes commentaires en tout cas) : tu me fais souvent penser à Jean-Pierre Brisset, et je ne crois pas que nous en ayons jamais parlé, sauf erreur. Tu as lu un peu Jean-Pierre Brisset ? Le calembour, ou ce que Gaignebet appelle l'étymologie populaire, voilà une autre source de la poésie, n'est-ce pas ? On rejoint la langue des oiseaux, cette langue des oiseaux dont je ne peux m'empêcher de penser que les poètes en sont les locuteurs.
(…)
Bien amicalement à toi,
Laurent
Bonjour Laurent,
Je me souviens avoir lu quelques textes de Brisset il y a environ 30 ans, à l’époque où j’étais étudiant à l’université de Tours. Et aussi des études de Barthes et de Foucault à son propos. Pour le dire franchement, son œuvre ne m’a jamais profondément intéressé. C’est quand même du grand-guignol amphigourique, du grand-guignol de grenouilles, du grand-guignol de grenouilles originelles. Brisset était-il un farceur ou un fou, ou encore un farceur fou ? Cela reste difficile à dire.
Savais-tu aussi que Brisset avait été le directeur de la gare d’Angers aux environs des années 1880 ? C’est peut-être là qu’il écoutait coasser les grenouilles. En effet, une gare, selon un point d’écoute qui resterait à déterminer, ressemble parfois à un étang. Une gare c’est un étang saturé de toiles de couleuvres et de nœuds d’araignées, de toiles de couleuvres grinçantes et de nœuds d’araignées ferrugineuses.
A Bientôt Boris
Oui tu m'avais dit déjà que Brisset avait travaillé à la gare d'Angers. En fait il n'était pas chef de gare mais, dit Wikipedia, "commissaire de surveillance administrative". Métier disparu
Si je comprends bien, ce devait être une sorte de contrôleur de la sécurité. Il est possible en effet que les sons et les images de la gare aient contribué à la "révélation". Ce qui est merveilleux chez Brisset c'est que le calembour ait force de preuve dans sa théorie.
Laurent Albarracin