Bonjour Laurent,
(…)
Je lis La Place de l’Autre de Bernard Noël. C’est un bon livre. B. Noël est un écrivain honnête et loyal. Ce qu’il dit à l’intérieur de ses entretiens est à l’évidence profondément médité. Je ne partage pas ses présupposés philosophiques, une fois encore une apologie de la pensée et de l’œil. B. Noël note cependant à ce propos des formules parfois remarquables. « J’ai vu la vue entrer en moi comme l’air entre dans mes poumons, et cette respiration visuelle fournit de « l’air » à ma pensée. » Il y a aussi un chapitre intitulé L’œil Surréaliste qui est plutôt intéressant. Ceci par exemple à propos de Magritte. « Pensée, poésie et peinture ne sont pas trois activités différentes mais trois dimensions que Magritte combine afin que la troisième - en apparence la seule qu’il pratique - soit transformée par sa relation avec les deux autres en appelant d’une quatrième, qui pourrait s’appeler « le mystère » et qui s’ouvrira devant les sensibilités intelligentes. » Il y a enfin des portraits parfois élégants pour clore le livre : G. Perros, G. Perec, R. Munier ou encore J. Dupin.
B. Noël évoque aussi l’étrange figure de Jean Carteret, génie sans œuvre ou presque (que R. Abellio comparait parfois à Malcolm de Chazal.) « Jean Carteret menait une conversation d’où jaillissaient des phrases à l’allure de fragments présocratiques. Il notait ces fragments sur des bouts de papier qui s’empilaient et lui devenaient bientôt incompréhensibles. Hors des heures flamboyantes, Carteret paraissait tout engourdi, assommé, et il lui arrivait de le rester pendant des semaines. Il espérait qu’un jour l’un de ses auditeurs donnerait une forme écrite et continue à ses illuminations. Sans doute a-t-il pensé un moment que je serai celui-là mais, sortis du contexte des nuits, ces fragments tombaient en cendres. Pourtant, aucun doute, le génie s’emparait de lui mais ce génie se consumait dans l’instant de sa profération. J’ai noté un assez grand nombre de ces fragments, l’un d’eux me revient très souvent : « La création est le passage du cercle au carré… »
J’ai aussi lu Rencontres avec René Char de Jean Pénard. Char y apparait comme un homme passionnant et émouvant. Voici quelques extraits du livre.
A propos d’André Breton.
« Sur André Breton, Char me dit : « Breton était un fascinant. Je ne me suis pas toujours entendu avec lui, mais c’était un poète, un vrai, alors qu’Aragon a constamment été faux en tout genre. »
A propos du travail.
« Je remarque que René dit toujours « mon travail » quand il parle de son œuvre, ainsi qu’un paysan ou un chercheur. »
A propos de la résistance.
« Sur la Résistance en France même : « Nous avons fait un métier de rempailleurs de routes. » »
A propos de l’histoire.
« Char (…) nous dit que l’histoire humaine a toujours été « fourchue ». Et que, poussé par quel instinct ou suivant quelle loi, l’homme a choisi jusqu’à maintenant « la bonne branche ». Moi : « Peut-on dire, dans ces conditions, que vous seriez en mesure d’envisager une finalité de l’homme, une « destination », comme disent les allemands. Lui (avec un geste évasif) : « Appelons ça comme on voudra. Je constate cet aiguillage dans l’histoire et même dans les vies individuelles. Je ne l’explique pas. Ce n’est pas de ma part un article de foi. C’est un espoir expérimental. Tout est double, au moins double, sinon triple ou quadruple ou même davantage. Mais il me semble qu’il y a toujours eu une voie pour assurer le sauvetage des autres. Cela ne signifie pas que ça dure. Un jour peut venir où le monde entier sautera, et il n’y aura pas de salut. Mais je pense que notre espèce est protégée par une loi interne que j’observe sans la comprendre, sans en connaitre les causes ni les fins. La vie humaine a échappé à tant de désastres et de fléaux, depuis tant et tant de siècles. »
A propos du cosmos.
« Je ne sais comment Char en vient à me dire : « De toutes les aventures de l’espace, qui n’apportent pas grand-chose, pour le moment du moins, à l’humanité quotidienne, je n’ai vraiment été intéressé que par ce cri d’un cosmonaute américain apercevant de très haut notre terre comme une boule bleue : « Mon Dieu, comme elle est belle ! » Ne pensez-vous pas, Jean Pénard, que ce serait la première chose à dire aux enfants quand ils arrivent à l’école ? » Nous nous récitons à mi-voix ce vers de Paul Eluard, datant de 1929, et qui était porteur d’une singulière prémonition : « La terre est bleue comme une orange. » »
Un extrait enfin d’un article de Simon Leys à propos de Chesterton.
Le poète qui dansait avec une centaine de jambes
Et le poète et l'enfant ont reçu en partage la grâce de ce que Chesterton appelait "le minimum mystique" -à savoir, la conscience de ce que les choses sont, point à la ligne. "Si une chose n'est rien d'autre qu'elle-même, c'est bien; elle est, et c'est ça qui est bon."
(Je t’envoie ci-joint l’intégralité de l’article de Leys, parce qu’il est superbe.)
Post-scriptum.
L’article de P. Campion à propos de Res Rerum est en effet d’une grande netteté.
Ici, la chose n'est pas l'objet d'un discours (de re rerum) mais le sujet provocant, le héros épars, d'une épopée lyrique.
Et l’épopée serait aussi ce qui révèle le hop de l’épée, le hop en expansion de l’épée.
Alors, les métaphores peuvent s'ébrouer, sous la surveillance de la tautologie.
Je suis d’accord. Et ce serait précisément la différence entre nos deux écritures. Je préfère en effet que les métaphores s’ébrouent sans aucune surveillance. A l’intérieur de mon écriture les métaphores s’ébrouent sans loi. A l’intérieur de mon écriture les métaphores s’ébrouent seulement par une suite de règles rituelles aveugles. A l’intérieur de mon écriture les métaphores s’ébrouent comme des otaries de feu par une suite de règles rituelles aveugles.
L’homme, aussi étranger à lui-même et à tous, (…) aussi bête que toute chose :
Oui, c’est exactement ça, bêtise impeccable de l’homme. Bêtise impeccable de l’homme-chose. Bêtise impeccable de l’homme quand l’homme apparait comme une chose, quand l’homme apparait par miracle comme une chose.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
(…)
Je ne connais pas le livre de Bernard Noël dont tu parles.
J'avais lu il y a longtemps le témoignage de Jean Pénard sur René Char. (A l'opposé il y a le portrait que dresse Yvette Szczupak-Thomas de René Char dans Un diamant brut).
Merci pour la citation de Chesterton : "Si une chose n'est rien d'autre qu'elle-même, c'est bien; elle est, et c'est ça qui est bon." J'aime beaucoup et j'ai le sentiment de ne rien dire d'autre que ça.
Et merci encore pour l'article de Simon Leys, superbe en effet. "Danser avec une centaine de jambes", l'expression pourrait être de Michaux.
J'ai hâte de lire Avec l'enfant.
J'ai rencontré Jean-Daniel Botta et Leonore Boulanger au Marché de la poésie. C'était assez troublant parce que Botta s'exprime un peu comme toi.
Bien à toi,
Laurent