Laurent,
Merci in extremis pour le petit cadeau d’immensité de ton Etoile Terreuse.
J’ai trouvé ceci sur le site Le Salon Littéraire. Il me semble que cela pourrait t’intéresser. Ce sont des extraits de trois entretiens avec un philosophe nommé Romain Sarnel qui vient de publier un essai à propos de Nietzsche.
— Vous affirmez que Nietzsche n'écrit pas avec des concepts mais avec des métaboles. Expliquez-nous cette nuance.
Autant le concept enferme dans une totalité, autant le métabole ouvre des perspectives. Hegel, avec sa Science de la logique dont la dernière partie culmine dans une « théorie du concept », est assurément le philosophe du concept, alors que Nietzsche, avec sa Science joyeuse dont le prolongement aboutit à une théorie des « trois métamorphoses de l'esprit », est plus fertilement le philosophe du métabole. Étymologiquement, la notion de concept vient du mot latin conceptus qui veut dire : saisi avec, et de son côté la notion de métabole vient du mot grec metabolê qui signifie : changement. La notion de concept que l'on utilise habituellement met un sujet face à un objet, tandis que la notion de métabole que j'ai forgée fait immerger l'être humain dans la mouvance du réel. Ici s'opposent deux visions de la philosophie, d'une part une philosophie de la domination dont la filiation va de Parménide à Hegel en passant par Platon, et d'autre part une philosophie de la transformation dont la filiation va d'Héraclite à Nietzsche en passant par Épicure. Si j'avais à définir Nietzsche en cinq métaboles, je dirais : la métaphore, pour la question de la connaissance ; la sublimation, pour le statut des sentiments ; la science joyeuse, pour la réalisation de la vie ; le perspectivisme, pour le champ de la réalité ; et la réversibilité, pour le monde de la culture. En ce qui concerne cette réversibilité, puisqu'il s'agit d'une transvaluation des valeurs, nous pourrions avancer un néologisme, à savoir la transversibilité. Les valeurs sont transversibles, car elles sont tout le temps en évolution.
— Selon vous, Nietzsche n'est pas un mais cinq. Pouvez-vous éclairer une telle dislocation ?
Nietzsche est un kaléidoscope ; tous les éléments sont là : les présocratiques, la musique, la poésie, le problème de la connaissance, la question de la créativité, le rapport au réel à travers le mouvement de la métaphore ; mais leurs assemblages changent avec l'évolution des perceptions et des transformations. Nietzsche est un philosophe héraclitéen de bout en bout. Tout est métamorphose chez Nietzsche. Déjà il y a les trois métamorphoses de l'esprit, au début d'Ainsi parla Zoroastre ; l'esprit se métamorphose d'abord en chameau, puis en lion, et ensuite en enfant. Mais il y a toutes sortes de métamorphose ; la pensée est métamorphose, ce qu'illustre la figure de l'artiste, le langage est métamorphose, ce que symbolise la figure du poète, et la connaissance est métamorphose, ce que représente la figure du créateur. Nietzsche évolue à travers ces différentes figures. La pensée de Nietzsche avance par déplacements et par évolutions. En puisant dans le théâtre grec antique, Nietzsche commence par la notion de tragique, ce qui lui permet de se débarrasser de la théologie. Ensuite, il prend l'art pour modèle et se tourne vers la notion de sublime, ce qui lui permet de se débarrasser de l'ontologie. Après, il construit la science joyeuse et met en avant la notion de véracité, ce qui lui permet de se débarrasser de la phénoménologie. Puis, il élabore une théorie des métamorphoses et valorise la notion de fécondité, ce qui lui permet de se débarrasser de la tautologie. Et pour finir, il inaugure une philosophie des perspectives en s'appuyant sur la notion de fertilité, ce qui lui permet de se débarrasser de l'idéologie. Donc, il n'y a pas cinq Nietzsche, mais un seul Nietzsche abordant cinq problématiques différentes. Nietzsche est un découvreur. Il n'est ni un orthodoxe, ni un idéologue, ni un philosophe-théologien c'est-à-dire un philosophe à dogmes. Le contraire du dogme c'est le métabole. Chaque métabole utilisé par Nietzsche l'amène à faire des découvertes. Et chaque découverte lui ouvre des espaces infinis, des possibilités infinies. C'est l'ensemble de ces infinis qu'il appelle le perspectivisme.
Bonjour Laurent,
Je viens de lire Mon Etoile Terreuse, je trouve que la tonalité globale du texte ressemble un peu aux textes d’appropriations modestes et pourtant mégalomanes de Michaux : par exemple Mes Propriétés (La Nuit Remue) « Ces propriétés sont mes seules propriétés, j’y habite depuis mon enfance, et je puis dire que bien peu en possèdent de plus pauvres. » ou La Statue et Moi (La Vie dans les Plis) « A mes moments perdus, j’apprends à marcher à une statue. »
« Car mon étoile terreuse est essentiellement approximative. Je ne vois guère que la notion d’approximation pour l’approcher… »
Ainsi par ce texte tu tenterais d’accomplir à ta manière ce que j’évoquais déjà à propos de Ponge à savoir posséder l’approximation même, posséder la forme même de l’approche.
« Longtemps je l’ai modelée, je l’ai pétrie comme une pâte et si bien pétrie qu’à la fin je ne savais plus si c’étaient des pains que je pétrissais ou mes propres mains… »
Il y a en effet un devenir-étoile de la main comme un devenir-main de l’étoile. En cela la main apparaitrait comme l’étoile de l’approximation même.
« Je l’omets volontairement. Mais c’est alors qu’elle est la plus ostensible. C’est quand je la tais qu’elle bouge autour de moi ses petites branches d’argile. »
Et ces branches d’argile seraient peut-être une allusion anagrammatique elle aussi approximative au nom d’Albarracin. Il me semble ainsi évident que cette étoile terreuse est celle du secret ou de l’énigme ou encore du mystère. Je ne sais quel mot tu préférerais alors utiliser. Etoile terreuse du secret, étoile terreuse de l’énigme, étoile terreuse du mystère. Chaque formule a en effet son charme particulier.
« Clef où affluent tous les claquements de porte. Clef comme la laissée d’argent de tous les animaux en fuite éperdue autour du monde. »
J’ai en effet comme toi le sentiment que les mains et les étoiles apparaissent toujours déjà comme des clefs, des clefs qui savent à la fois comment ouvrir le temps à l’extrémité de l’espace et comment ouvrir l’espace à l’extrémité du temps. Et cela parce que seules les mains et les étoiles savent que le temps dispose d’extrémités.
« Une petite chose comme un signe en partage » écris-tu dans ta dédicace. Cette petite chose serait donc à la fois impartageable à l’intérieur du texte « Remarquez que je ne la partage pas non plus. Comment le pourrais-je d’ailleurs ? » et cependant partagée à l’instant seul de la dédicace. Ainsi la dédicace parviendrait à partager l’impartageable par le geste paradoxal de casser le don, comme l’herbe saxifrage donne à sentir la présence indestructible de la pierre par le geste même de la briser.
Il existe des étoiles de lenteur. Dans son livre Les Stratégies Fatales, J. Baudrillard évoque ainsi un monde hypothétique où la vitesse de la matière serait plus grande que celle de la lumière. « Ou bien les corps pourraient se rapprocher de nous, si la lumière est supposée très lente, plus vite que leur image, et qu’adviendrait-il ? Ils nous heurteraient sans que nous les ayons vus venir. On peut imaginer d’ailleurs, à l’inverse de notre univers, où des corps lents se meuvent tous à des vitesses très inférieures à celles de la lumière, un univers où les corps se déplaceraient a des vitesses prodigieuses, sauf la lumière qui, elle, serait très lente. Un chaos total, qui ne serait plus réglé par l’instantanéité des messages lumineux.
La lumière comme le vent, avec des vitesses variables, voire des calmes plats, lors desquels nulle image ne nous parviendrait des zones en souffrance.
La lumière comme un parfum : différente selon les corps, elle ne diffuse guère au-delà d’un environnement immédiat. Une sphère de messages lumineux allant en s’atténuant. Les images du corps ne se propagent guère au-delà d’un certain territoire lumineux : au-delà il n’existe plus.
Ou encore la lumière se déplaçant avec la lenteur des continents, des plaques continentales, glissant l’un sur l’autre et provoquant ainsi des séismes qui distordraient toutes nos images et notre vision de l’espace. »
A Bientôt Boris
Cher Boris,
merci beaucoup pour ta lecture juste et touchante (et très belle, encore) de mon Etoile.
J’avoue que j’ai un peu de mal à vous suivre, en ce moment, Pierre et toi. C’est sans doute parce que je n’ai pas la culture philosophique qui me permettrait de bien comprendre de quoi il s’agit : Kant, je dois dire que je ne maîtrise pas le plus petit élément de sa doctrine, et que ça ne m’attire guère (si j’ouvre un livre, l’écriture me rebute). Mais tout de même, j’ai l’impression que se disent des choses différentes selon l’interlocuteur : à moi tu dis que la poésie est jeu, éloignée de toute prétention à saisir la vérité (depuis que Kant, justement, a établi une critique de la faculté de juger, c’est ça ?) et à Pierre tu dis au contraire que le jeu permet de retrouver l’âme des choses. Il faudrait savoir ! Pierre dit aussi que la poésie est connaissance et dans le même temps que la connaissance est ce qui se distingue de la croyance. Or il ne cesse de faire intervenir la notion de fiction dans sa réflexion.
Je ne vois pas bien en quoi croyance et connaissance s’opposeraient (poétiquement, non certes philosophiquement) ou même beauté et vérité et bien et cosmos et logos Je suis sûrement plus du côté des Présocratiques que kantien, pour ma part. Il est fort possible que je confonde toutes ces notions ou catégories. Mais justement l’objet de la poésie est bien une connaissance synthétique, non pas analytique, une connaissance qui vise à sublimer les contraires, où : « le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement » (Breton), bref quelque chose comme une connaissance supérieure, une gnose. Science et philosophie de ce point de vue me semblent rater certaines vérités supérieures que seule la poésie peut entrevoir. Sans doute Pierre Vinclair crierait à la croyance déraisonnable, au poétisme, à la mystique. Mais une vérité comme celle-ci, de Roberto Juarroz : « l’envers de l’envers n’est pas l’endroit », seule une conception poétique peut l’assimiler. D’un point de vue logique, philosophique, cette assertion est absurde peut-être, mais sur un certain plan poétique, elle est vrai et juste : cela peut signifier que quand on a vu l’envers d’une chose, on ne voit plus son endroit de la même manière, ou que l’envers des choses est marqué d’une propension au retournement, à la réversibilité (ou versatilité). D’autres choses encore, sans doute, qui ont bien à voir avec la vérité, fût-elle imbibée de croyance. Je ne vois pas bien pourquoi la poésie devrait s’incliner devant la philosophie et faire allégeance à sa méthode analytique quand il me semble qu’elle est bien plutôt du côté de la synthèse. Ce sont les philosophes qui considèrent que la croyance (l’illusion) ruine toute prétention à la connaissance. Mais les poètes ?
Bon, je n’ai sans doute pas les moyens philosophiques de mes croyances, si je puis dire, mais je m’étonne que toi tu te contentes d’être « kantien » comme tu dis, philosophiquement (je veux dire concernant le problème de la connaissance). C’est marrant dans « kantien » j’entends partisan du découpage quantitatif, coupeur – analytique – de cheveux en quatre. Un chazalien qui est aussi kantien, c’est tout de même surprenant, non ?
Sinon, Noël approche, je vais passer à Angers pour les fêtes, mais je ne suis pas sûr d’être très disponible, d’autant que je n’aurais pas de voiture encore, sûrement, en tout cas pas tous les jours. J’aimerais bien te voir quand même. Mon calendrier n’est pas encore très clair. Je peux t’appeler un soir de la semaine prochaine pour voir si on peut se fixer un RDV ?
Bien à toi,
Laurent
Bonjour Laurent,
Nous parlerons peut-être de Kant si tu viens à Angers prochainement. Je ne suis pas certain cependant que la pensée de Kant puisse te plaire ni même qu’elle te soit simplement utile.
Je ne vois pas bien pourquoi la poésie devrait s’incliner devant la philosophie et faire allégeance à sa méthode analytique quand il me semble qu’elle est bien plutôt du côté de la synthèse.
Tu le sais bien, je n’ai pas le sentiment que la poésie doive se soumettre aux principes de la philosophie. Je te le redis, je n’accorde pas une valeur importante aux concepts de la philosophie. Simplement j’ai parfois envie de jouer avec les idées des philosophes pour voir ce que cela donne. J’ai malgré tout une sorte d’admiration envers Kant, à la fois une admiration strictement philosophique parce qu’il est parvenu à distinguer avec netteté ce que la plupart des autres philosophes ne cessent de confondre : à savoir (pour le dire très schématiquement) que les différentes approches du vrai, du beau et du bien ne s’accomplissent pas selon les mêmes structures mentales, et aussi surtout parce qu’il a eu le courage d’évoquer les événements singuliers où précisément ces approches distinctes se rencontrent pourtant avec violence. Le sublime par exemple c’est l’instant où selon Kant le beau et le bien essaient de s’harmoniser sans y parvenir. Je n’ai pas une connaissance assez minutieuse de Kant pour te dire s’il a aussi décrit l’instant de rencontre entre le vrai et le beau. P. Vinclair te dirait cela mieux que moi parce que c’est un authentique philosophe, ce que je ne suis pas. Mon attitude est beaucoup plus proche de celle de Baudrillard (c’est à dire de l’essayiste) qui s’amuse à voler les idées des philosophes afin d’en modifier à la fois la forme et la valeur. C’est pourquoi d’ailleurs j’aurais plutôt préféré parler de Baudrillard avec toi. Il me semble que son œuvre, ses derniers livres surtout, seraient aptes à provoquer chez toi des intuitions particulières.
Un chazalien qui est aussi kantien, c’est tout de même surprenant, non ?
Il me semble que ce n’est pas si étonnant que cela. En effet Kant est un des rares philosophes (avec G. Bruno) à avoir donné une valeur extrêmement importante à l’imagination (voir La Critique de la Faculté de Juger). Evidemment pour Kant, l’imagination n’est pas comme pour Chazal (ou pour Baudelaire) la reine des facultés. Kant n’a pas en effet une conception aristocratique de la pensée, sa conception de la pensée est essentiellement démocratique. Ce qui l’intéresse ce sont les relations entre les diverses facultés de la pensée sans jamais présupposer une unité de la pensée. En cela la philosophie de Kant est le plus efficace des outils pour combattre la présomption totalitaire de l’esprit selon Hegel. (C’est pourquoi aussi Kant avait une très grande estime pour la Révolution Française et que Hegel adulait quant à lui Napoléon.)
à moi tu dis que la poésie est jeu, éloignée de toute prétention à saisir la vérité (…) et à Pierre tu dis au contraire que le jeu permet de retrouver l’âme des choses. Il faudrait savoir !
Il n’y a pas pour moi de contradiction entre ces deux phrases et cela simplement parce que je n’ai pas le sentiment que le geste de trouver l’âme des choses soit identique à celui de connaitre la vérité. Ou pour le dire de manière plus abrupte, je n’ai pas le sentiment que le problème de l’âme (de l’existence de l’âme) soit en relation avec celui de la vérité (du sens de la vérité). Et j’aurais même le sentiment qu’il apparait nécessaire d’oublier le désir de vérité afin de trouver la certitude de l’âme.
quand on a vu l’envers d’une chose, on ne voit plus son endroit de la même manière, (…) l’envers des choses est marqué d’une propension au retournement, à la réversibilité (ou versatilité).
Ce que tu dis là est extrêmement proche de la vision du monde de Jaffeux. C’est la première fois que je remarque une ressemblance si flagrante entre vos deux écritures. Il y a là l’hypothèse d’une connivence qui pourrait qui sait devenir fertile.
(…)
A Bientôt Boris
Cher Boris,
Je ne suis pas certain en effet d'avoir très envie de pratiquer Kant, même si ce que tu m'en dis peut m'intéresser ponctuellement.
Il faudrait s'entendre sur les mots. Pour moi la vérité que je recherche en poésie et l'âme des choses, c'est exactement le même. Tu te doutes bien que ce n'est pas une vérité philosophique ou épistémologique après laquelle je cours mais une vérité poétique, c'est-à-dire le moment où se formule l'âme des choses en même temps que la chose, je crois. On peut certes préférer appeler beauté ou sublime cette vérité, mais il me semble que la question de la vérité est présente dès qu'on parle, a fortiori si on écrit, ne serait-ce que parce que nos énoncés sont la plupart du temps des assertions. Et tu devines que mon goût pour une poésie de la définition et de la tautologie n'est pas pour rien dans cette (déraisonnable) prétention à saisir la vérité des choses. Bref.
Quant au sens du renversement des choses, oui je partage cela avec Philippe, c'est certain.
(…)
Il est probable que je serais dispo le dimanche 28 en fin d'après-midi. On peut se retrouver quelque part si tu veux. J'essaierai de t'appeler.
A bientôt,
Laurent