Bonjour Laurent,
Je t’envoie ces Notes autour des Manifestes du Surréalisme de Breton. Une indication : j’ai aussi envoyé ces notes à Ivar Ch’Vavar.
Notes autour des Manifestes du Surréalisme de Breton.
Il est remarquable que le premier Manifeste du Surréalisme débute par une réécriture d’un proverbe populaire. « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. » devient en effet alors « Tant va la croyance à la vie, (…) qu’à la fin cette croyance se perd. » Cette réécriture initiale d’un proverbe serait aussi à rapprocher du texte de Ponge à propos de la cruche. Ponge y considère la cruche comme la métaphore de la parole. « Car tout ce que je viens de dire de la cruche, ne pourrait-on le dire, aussi bien, des paroles ? » Pour Breton la croyance serait ainsi une cruche, une cruche d’eau de vie, une cruche pour accueillir l’alcool, l’alcool de la parole.
Breton note à ce propos que le dialogue serait peut-être la forme par excellence de l’écriture surréaliste. « C’est encore au dialogue que les formes du langage surréaliste s’adaptent le mieux. » Et en effet les Champs Magnétiques sont d’abord un dialogue ou ce que je préfère appeler une conversation. « Les propos tenus n’ont pas comme d’ordinaire, pour but le développement d’une thèse, aussi négligeable qu’on voudra, ils sont aussi désaffectés que possible. Quant à la réponse qu’ils appellent, elle est, en principe, totalement indifférente à l’amour propre de celui qui a parlé. » Ainsi bizarrement pour Breton la seule façon de parvenir à abolir l’amour-propre de celui qui parle ce serait de désaffecter sa parole. Et il y a en effet un aspect désaffecté ou plutôt une affectation de désaffection dans l’écriture de Breton. C’est pourquoi aussi quand Breton prône l’amour, l’amour fou, cet amour qu’il prône est pourtant un amour désaffecté et c’est d’ailleurs sans doute en cela qu’il est fou. La folie de l’amour dont Breton fait l’apologie est un amour sans sentiment, un amour sans pulsion, un amour idéal, amour idéal qui s’avère sans connivence et sans entente. « J’avais depuis assez longtemps, cessé de m’entendre avec Nadja. A vrai dire, peut-être ne nous sommes-nous jamais entendus, tout au moins sur la manière d’envisager les choses simples de l’existence. » Idéaliser ainsi la folie est sans doute un des leurres les plus dangereux de Breton. « Les confidences des fous, je passerai ma vie à les provoquer. » « Ce n’est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l’imagination. » Il me semble qu’à propos de la folie, la folie des femmes essentiellement, l’attitude d’Henry Miller est beaucoup plus précise et honnête. Il serait par exemple intéressant de comparer cette idéalisation funèbre de Breton avec la manière dont H. Miller dans son livre Jours Tranquilles à Clichy évoque les femmes folles que les surréalistes adoraient.
Pour le dire de façon un peu schématique il y a à l’évidence un puritanisme de Breton. Quand Breton évoque l’œuvre de Bataille par exemple c’est flagrant. « Nous ne parlons si longuement des mouches que parce que M. Bataille aime les mouches. Nous, non : nous aimons la mitre des anciens évocateurs, la mitre de lin pur à la partie antérieure de laquelle était fixée une lame d’or et sur lesquelles les mouches ne se posaient pas, parce qu’on avait fait des ablutions pour les chasser. » Ou encore « Nous disons que l’opération surréaliste n’a chance d’être menée à bien que si elle s’effectue dans des conditions d’asepsie morale dont il est très peu d’hommes à vouloir entendre parler. » Cette expression d’« asepsie morale » a un aspect assez déplaisant.
Même si je ne suis pas un admirateur inconditionnel de l’œuvre de Bataille, il est cependant pour moi révélateur que ce dont Breton se moque chez Bataille « Prêter une apparence humaine à des éléments architecturaux, comme il le fait tout le long de cette étude et ailleurs, est encore et rien de plus, un signe classique de psychasthénie. A la vérité, M. Bataille est seulement très fatigué. » c’est de ce que j’admire chez Bataille le plus, à savoir son aptitude imaginaire à inventer des hybridations entre l’anatomie humaine et l’espace. Je me souviens par exemple d’une formule superbe de Bataille où il comparait l’espace à un crâne, où il évoquait quelque chose comme le crâne de l’espace, le crâne du dehors, le crâne de l’espace du dehors. (Je ne parviens plus malgré tout à retrouver l’extrait.) Cette manière d’anatomiser l’espace ou plutôt d’anatomiser la différence dedans-dehors est pour moi une des inventions indiscutables de Bataille. Je n’y vois aucune fatigue, j’y vois plutôt une santé étrange, une santé étrange parce que vicieuse. (Je préfère d’ailleurs Breton lorsqu’il a l’audace de revendiquer cette force du vice. « Par bien des côtés le surréalisme se présente comme un vice nouveau. »)
Cette remarque envers Bataille est d’autant plus regrettable que Breton emploie un procédé très comparable lorsque quand il invente cette phrase « Il y a un homme coupé en deux à la fenêtre. », phrase qu’il considère étonnante (et qui l’est en effet). Ainsi le procédé rhétorique qu’il refuse à Bataille, Breton se l’autorise à l’inverse pour lui-même avec une sorte d’orgueil. Il me semble ainsi flagrant que Breton manque souvent de loyauté à l’égard de Bataille. A propos de la fenêtre Bataille a par exemple trouvé dans L’Expérience Intérieure cette formule que je trouve inoubliable « L’extrême est la fenêtre. »
« Imagination, ce que j’aime surtout de toi, c’est que tu ne pardonnes pas. »
Eh bien, cette fois j’aime beaucoup cette phrase. L’imagination affirme une forme d’apparaitre sans pardon et même une forme d’existence sans pardon. Celui qui imagine parvient à exister sans pardon et cela parce que l’imagination affirme la forme d’innocence de la nécessité, la forme d’innocence irresponsable de la nécessité. Breton ajoute cependant « La seule imagination me rend compte de ce qui peut être et c’est assez pour lever un peu le terrible interdit. » Et c’est déjà là où ma manière d’envisager l’imagination se distingue malgré tout de celle de Breton. Je dirais plutôt en effet : l’imagination déclare la nécessité de ce qui existe. L’imagination déclare la nécessité de l’existence et projette ainsi l’innocence du tabou, l’insouciance du tabou, l’innocence insouciante du tabou.
Les Champs Magnétiques. C’est un beau titre je trouve. Cela révèle bien la puissance magnétique des phrases, la pulsion magnétique des phrases, même si dans les poèmes de Breton cette puissance magnétique manque trop souvent d’intensité, même si dans la poésie de Breton l’aimant de la langue est trop souvent momifié, momifié de prudence.
Ce magnétisme des phrases c’est celui de l’aura des mots, celui de leurs valences à la fois chimiques et géologiques et qui sait astrales mêmes. Ce magnétisme des phrases c’est celui des forces à la fois présentes et virtuelles, proches et lointaines, qui tournent et errent autour de chacune d’elles. « Je m’étais mis à choyer immodérément les mots pour l’espace qu’ils admettent autour d’eux, pour leurs tangences avec d’autres mots innombrables que je ne prononçais pas. » Barthes dans Le Degré Zéro de l’Ecriture évoque aussi ce magnétisme des phrases. « Ces mots-objets sans liaison, parés de toute la violence de leur éclatement, dont la vibration purement mécanique touche étrangement le mot suivant mais s’éteint aussitôt, ces mots poétiques excluent les hommes : (…) ce discours debout est un discours plein de terreur, c’est-à-dire qu’il met l’homme en liaison non pas avec les autres hommes, mais avec les images les plus inhumaines de la Nature, le Ciel, l’Enfer, le Sacré, l’Enfance, la Folie, la Matière pure, etc. »
Ce que Breton cherche à révéler par ce magnétisme des phrases ce n’est pas exactement la forme du rêve c’est plutôt la forme de la féerie. « Nous remplissons des pages de cette écriture sans sujet ; nous regardons s’y produire des faits que nous n’avons pas même rêvés, s’y opérer les alliages les plus mystérieux, nous avançons comme dans un conte de fées. » (Julien Gracq avait déjà bien vu que ce qui intéressait Breton c’était la féerie plutôt que le rêve.)
« Je vieillis et, plus que cette réalité à laquelle je crois m’astreindre, c’est peut-être le rêve, l’indifférence ou je le tiens qui me fait vieillir. »
Oui en effet, il y aurait une relation entre la vieillesse et le rêve. Reste à savoir cependant si ce qui fait vieillir, si ce qui provoque la vieillesse c’est l’indifférence envers le rêve ou encore l’indifférence du rêve même, si c’est notre distraction, notre distraction indifférente envers le rêve ou la distraction indifférente du rêve même.
« L’esprit de l’homme qui rêve se satisfait pleinement de ce qui lui arrive. (...) Tu n’as pas de nom. La facilité de tout est inappréciable. »
Je ne suis pas certain que l’homme qui rêve soit un homme sans nom, j’ai plutôt l’impression que l’homme qui rêve est l’homme qui change de nom, l’homme qui change à chaque instant de nom, l’homme qui change à chaque instant de nom comme de chemin, comme de chemise, comme de chemin et de chemise, comme de chemise de chemin et comme de chemin de chemise.
Je viens aussi de remarquer en relisant donc les différents Manifestes du Surréalisme en zigzags que j’ai parfois volé en l’oubliant quelques phrases de Breton. Par exemple « Quel âge avez-vous ? – Vous. » « Comment vous appelez-vous ? Quarante-cinq maisons. » a été réécrit ainsi à l’intérieur de Paraboles. « - Quel est ton nom ? - Mon nom ne te dira rien. » « -Comment t'appelles-tu ? - Mon nom est « Comment t'appelles-tu ? » »
Bizarrement aussi Breton refuse une quelconque valeur poétique à l’ellipse. « Ou bien faudrait-il en revenir à un art elliptique, que Reverdy condamne comme moi. » Pour un admirateur revendiqué de Rimbaud, la remarque a quand même un aspect très surprenant.
« Ne manquez pas de prendre d’heureuses dispositions testamentaires : je demande, pour ma part, à être conduit au cimetière dans une voiture de déménagement. »
Eh bien, Breton parvient pour une fois à être plutôt drôle. Utiliser un camion de déménagement pour aller au cimetière, c’est une excellente idée. C’est en effet la technique de locomotion la plus efficace pour atteindre aisément la dernière demeure.
J’aime beaucoup aussi cette idée que Breton évoque dans les Prolégomènes à un Troisième Manifeste d’un animal gigantesque dont l’homme ne serait qu’un fragment. Breton cite alors Novalis « Nous vivons en réalité dans un animal dont nous sommes les parasites. » Oui nous existons qui sait comme des extraits d’un animal immense qui nous reste à jamais inconnu. « Êtres hypothétiques, qui se manifestent obscurément à nous dans la peur et le sentiment du hasard. ». L’homme serait ainsi qui sait le cœur de l’animal de la démesure. Ou bien l’homme serait simplement le doigt d’une hydre quasi stellaire, l’homme serait l’un des doigts de l’hydre stellaire de la lucidité, de l’hydre stellaire de la lucidité douloureuse. « Je me suis surpris à admirer cette lame quelconque de parquet : c’était vraiment comme de la soie, de la soie qui eut été belle comme l’eau. J’aimais cette lucide douleur… »
Il y a enfin un sentiment que je partage avec Breton, c’est celui de la faillibilité et par là-même de la relativité de la pensée humaine. « Si je ne suis que trop capable de tout demander à un être que je trouve beau, il s’en faut de beaucoup que j’accorde le même crédit à ces constructions abstraites qu’on nomme les systèmes. Devant eux ma ferveur décroit, il est clair que le ressort de l’amour ne fonctionne plus. Séduit, oui, je peux l’être mais jamais jusqu’à me dissimuler le point faillible de ce qu’un homme comme moi me donne pour vrai. » « Il n’est pas d’épaules humaines sur quoi faire reposer l’omniscience. (…) Rien de ce qui été établi par l’homme ne peut être tenu pour définitif et intangible. » Breton préfère ainsi toujours la beauté à la pensée. Breton préfère la fixité de la beauté, ce qu’il appelle superbement le beau fixe à la variabilité de la pensée. « Vous n’aurez qu’à mettre l’aiguille de « Beau fixe » sur « Action » et le tour sera joué. »
Il y a chez Breton une façon surprenante et étrange de ne pas se considérer comme responsable de son œuvre que ce soit en tant que sujet ou en tant que corps. « Je crois seulement qu’entre ma pensée, telle qu’elle se dégage de ce qu’on a pu lire sous ma signature et moi, que la nature véritable de ma pensée engage à quoi, je ne le sais pas encore, il y a un monde, un monde irrévisible de phantasmes, de réalisations d’hypothèses, de paris perdus et de mensonges. » (Irrévisible, le mot est singulier.) Pour Breton, entre l’œuvre et celui qui l’écrit il reste toujours une sorte de secret, un secret futile et pourtant infini. Pour Breton celui qui écrit n’a pas à répondre de l’œuvre, parce que l’œuvre elle-même semble disparaitre, se volatiliser presque sitôt écrite. Ainsi pour Breton l’œuvre n’est jamais un achèvement ou un accomplissement. Parce qu’il y a toujours une distance secrète entre ce que l’auteur est et ce qu’il dit, l’œuvre est condamnée à n’être qu’un ersatz, un simulacre du dire et même un simulacre de vouloir dire. « D’un système que je fais mien, que je m’adapte lentement, comme le surréalisme, s’il reste, s’il restera toujours de quoi m’ensevelir, tout de même il n’y aura jamais eu de quoi faire de moi ce que je voulais être. »
Et si Breton à la fois ne répond jamais de son œuvre et par son œuvre c’est peut-être aussi parce qu’il n’accorde (à l’inverse de Péguy) aucune valeur au travail. « Rien ne sert d’être vivant, le temps qu’on travaille. L’événement dont chacun est en droit d’attendre la révélation du sens de sa propre vie, cet événement que peut-être je n’ai pas encore trouvé mais sur la voie duquel je me cherche, n’est pas au prix du travail. » Breton n’accorde aucune valeur au travail parce que le travail lui semble obligatoirement aliéné, parce que le travail est pour lui obligatoirement identique à un prix. Breton n’a jamais l’intuition d’une gratuité du travail, d’un plaisir gratuit du travail. Breton n’a jamais l’intuition du travail comme grâce. Et en effet l’écriture de Breton n’est jamais travaillée, l’écriture de Breton est sans cesse surveillée sans être cependant travaillée, travaillée de manière artisanale. Breton surveille ses phrases, surveille narcissiquement ses phrases un peu comme un homme qui examine sa tenue vestimentaire avant d’aller à une soirée. Breton écrit comme un homme qui réajuste sa cravate, un homme qui réajuste sa cravate avant une discussion qu’il juge décisive et importante. La grande limite de Breton c’est que comme de nombreux autres écrivains français il a tendance à s’observer à chaque seconde dans le miroir de la langue. Breton se regarde dans le miroir de la féerie du langage, dans le miroir de la féerie hypothétique du langage, dans le miroir de la magie virtuelle du langage.
Il est à ce propos révélateur que dans Nadja la phrase « J’envie (c’est une façon de parler) tout homme qui a le temps de préparer quelque chose comme un livre. » soit la légende d’un portrait photographique de Breton lui-même. Pour Breton préparer un livre c’est l’équivalent de préparer une image somptueuse de soi, une image superbe de soi. P. Sollers considère cependant à l’inverse que les portraits surréalistes sont d’abord des photos de désidentité. Disons alors que pour Breton le livre révèlerait l’image superbe de la désidentité, l’image narcissique de la désidentité. (Et cela vaut d’ailleurs aussi pour les œuvres de Sollers.)
Pourtant Breton avait aussi le sentiment d’un aspect artisanal de l’écriture, c’était alors cependant une sorte d’artisanat philosophique et théorique. « Tous les systèmes en cours ne peuvent raisonnablement être considérés que comme des outils sur l’établi d’un menuisier. Ce menuisier, c’est toi. »
« On raconte que chaque jour, au moment de s’endormir, Saint Pol-Roux faisait naguère placer, sur la porte de son manoir de Camaret, un écriteau sur lequel on pouvait lire : LE POETE TRAVAILLE. «
Ça, cela me plait beaucoup. C’est même sans aucun doute l’extrait du Manifeste du Surréalisme que je préfère. J’ai en effet le sentiment que l’écriture affirme le travail du sommeil. Ou plutôt l’écriture affirme à la fois le jeu du sommeil et le travail du sommeil, c’est-à-dire le jeu de travail du sommeil. Par le geste d’écrire le jeu du sommeil et le travail du repos, le jeu du repos et le travail du sommeil se rencontrent et coïncident comme improvisation de joie, comme improvisation de joie inexorable. Ecrire c’est projeter un poignard de sang, le poignard de sang du crâne à la fois entre le jeu et le travail et entre le repos et le sommeil afin qu’ils coïncident comme improvisation de certitude, improvisation de certitude de la joie, improvisation de certitude de la joie inexorable.
A Bientôt Boris
Cher Boris,
c'est intéressant de te voir te mesurer à Breton, on voit bien ce qui t'agace chez lui : la maitrise, le contrôle, l'esprit, la rationalité, tout ce qui n'est pas surréaliste, au fond, alors que moi justement j'aime bien ce Breton-là (je préfère le Breton prosateur au Breton poète, je crois). En fait tu es plus surréaliste que le pape !
C'est marrant aussi que tu cites la fameuse anecdote sur Saint-Pol Roux, je la mentionne également dans mon édito à Catastrophes n° 10 qui doit être mis en ligne sous peu.
(…)
Bien à toi,
Laurent